La Banque centrale européenne et l'euro
Ce chapitre est une version remaniée et actualisée de la Lettre de l'OFCE, n° 215, 15 février 2002.
Les débuts de la Banque centrale européenne (BCE) livrent une impression mitigée. Les statuts de la BCE et les conditions économiques qui ont présidé à sa création ont pesé lourdement dans la définition de ses références, à savoir la fixation d'un objectif d'inflation très bas. La BCE n'a certes pas vraiment failli, elle a même accompagné plutôt adroitement au cours de l'année 1999 la sortie de l'économie européenne du "trou d'air" causé par l'impact de la crise asiatique. Cet épisode lui a permis de manifester sa vigilance à l'égard du risque déflationniste et d'afficher la réalité, a priori incertaine, d'une borne inférieure à la cible d'inflation: l'objectif d'une croissance annuelle des prix à la consommation de la zone euro inférieure à 2 % signifie aussi l'exclusion d'une inflation négative.
En dépit de ces efforts de clarification et d'adaptation, les opérateurs et les commentateurs n'ont semblé accorder à la BCE qu'une confiance limitée. Les expressions publiques de ses dirigeants, révélant leurs discordances et leurs tâtonnements, ont été commentées avec une certaine ironie. Cette impression s'est renforcée durant l'été 2000, lorsque les déclarations et les interventions unilatérales de la BCE s'avérèrent impuissantes à contrer la baisse de l'euro et qu'il fallut attendre une intervention coordonnée avec la Fed et la Banque du Japon, en septembre, pour obtenir une stabilisation plus significative, quoique de faible durée. La hausse de l'euro, survenue depuis la fin du mois d'août 2002, relève pour sa part plus de la défiance des investisseurs vis-à-vis des perspectives de croissance américaines, étant pour partie la conséquence des scandales financiers à répétition frappant quelques-uns des fleurons du capitalisme américain.
Les tergiversations de la BCE ne sont pas non plus apparues à son avantage quand il fallut près de six mois à ses autorités pour envisager une baisse d'un quart de point de son principal taux directeur, en mai 2001, et qu'une nouvelle baisse, de même ampleur, n'est intervenue qu'à la fin du mois d'août. Depuis la fin de l'année 2000, le retournement cyclique intervenu aux États-Unis faisait en effet craindre un ralentissement consécutif de la croissance européenne. Ces baisses limitées et espacées n'ont pas donné une indication claire sur l'orientation de l'action de la BCE. Privilégiant la prudence face aux résurgences inflationnistes ponctuelles, celle-ci a gardé le cap d'une gestion rigide des taux d'intérêt, qui n'a pas permis de contrer préventivement la décélération de l'activité européenne au cours de l'année 2001.
GRAPHIQUE IX.1. - TAUX DIRECTEURS DE LA FED ET DE LA BCE
En % annuel
Source: Datastream.
En septembre, la BCE a décidé une baisse d'un demi-point mais ceci est plus apparu comme une concession à la situation créée par les attentats aux États-Unis que comme l'engagement d'une action résolue contre la menace récessive. C'est seulement en novembre qu'une nouvelle baisse fut consentie, ce qui contrastait alors avec l'action plus franche et continue de la Fed, laquelle baissa son taux directeur par deux fois, au total d'un point, dans le mois suivant les attentats, et confirma ensuite cette orientation baissière fin 2001, puis fin 2002 (graphique IX.1).
Depuis novembre 2001, et ce jusqu'à la mi-novembre 2002 au moins, la rigidité des taux directeurs dans la zone euro révèle la volonté manifeste de la BCE de ne pas peser sur l'activité économique. En comparaison avec les États-Unis, il existait en effet en Europe des marges de manœuvre pour mener une politique monétaire plus accommodante.
Quatre ans de politique monétaire...
Porter une appréciation sur la politique menée par la BCE depuis le démarrage de la zone euro, en janvier 1999, est malaisé. L'expérience est encore courte et la référence permettant d'évaluer la performance de cette politique n'est pas clairement établie. Néanmoins, en quatre ans, la politique de la BCE a parcouru un cycle complet, si l'on en juge par la trajectoire de son principal taux directeur (graphique IX.2).
Cette oscillation complète du taux directeur est à l'image des fluctuations européennes: les cycles sont vraiment raccourcis. Mais on ne peut qu'être frappé par le fait que ce mini cycle apparaît reproduire, en le décalant et en l'amortissant, le mouvement analogue qui intervient aux États-Unis, au terme d'une histoire des années 1990 fort différente pour ce pays.
Le taux de change de l'euro par rapport au dollar (graphique IX.2) semble pour sa part répondre à deux influences: les écarts de croissance anticipée entre les États-Unis et la zone euro [Creel et Fayolle, 2002] et les écarts de taux d'intérêt. Sur ce dernier point, on notera que la parité non couverte des taux d'intérêt semble, grosso modo, pouvoir s'appliquer au cas du taux de change euro/dollar. Pour que cette parité soit satisfaite, il faut que "le rendement des actifs européens puisse être égal au rendement des actifs américains corrigé des gains ou pertes de change anticipés, faute de quoi les investisseurs saisissent les opportunités d'arbitrage" [Bénassy-Quéré et Coeuré, 2002]. Or, de janvier 1999 à mai 2001, l'écart positif entre le rendement nominal des titres américains et européens nécessite l'anticipation d'une appréciation de l'euro, qui se matérialise par une dépréciation immédiate et continue de l'euro par rapport au dollar (la théorie sous-jacente est due à Dornbusch [1976]). Avec l'inversion de l'écart entre les deux rendements nominaux à partir de mai 2001, l'euro s'apprécie, ce qui est conforme à l'anticipation d'une dépréciation future de l'euro.
Si cette théorie nous aide à prévoir les évolutions de la parité euro/dollar, elle ne dit rien quant aux effets de ces évolutions sur la conjoncture. Il faut souligner que la dépréciation initiale de l'euro a été bénéfique pour la zone euro en participant à l'amélioration des soldes extérieurs. Les évolutions plus récentes sont de ce fait plutôt inquiétantes: la croissance européenne peinera à être tirée par les exportations nettes.
GRAPHIQUE IX.2. - TAUX D'INTÉRÊT COURT ET LONG DANS LA ZONE EURO ET TAUX DE CHANGE EURO/DOLLAR
Sources: BCE; FMI.
Le timing de la politique monétaire en Europe peut être apprécié diversement, selon la référence choisie. On peut ainsi le rapporter:
- aux données observables de la conjoncture de la zone euro;
- aux évolutions de la politique monétaire américaine et de ses effets sur les marchés financiers internationaux.
... fonction de conditions internes ...
La BCE a réagi très rapidement à l'accélération de l'inflation (graphique IX.3). La première hausse de taux, en novembre 1999, intervient alors que depuis l'été le glissement de l'indice des prix passe progressivement d'un rythme de 1 % à 1,5 % l'an. Par la suite, l'accélération de l'indice des prix se poursuit, nourrie jusqu'au printemps 2001 par les chocs pétrolier et alimentaire. Elle approche alors un pic de 3,5 % l'an avant de se replier vers le seuil de 2 %. Jusqu'à l'automne 2000, l'accélération de l'inflation suscite une hausse plus que proportionnelle du taux de refinancement, qui élève le taux court réel. Depuis la fin 2001, la politique monétaire est restée atone malgré un rythme d'inflation supérieur à 2 %: face à la décélération continue de la croissance du PIB de la zone euro en 2001 (graphique IX.4), il était indéniable que le taux d'inflation de "moyen terme" ne pouvait pas s'établir durablement au-dessus de 2 %.
Le caractère restrictif de la politique menée par la BCE est patent (graphique IX.4). Une fois passé le trou d'air consécutif à la crise asiatique, le pic de la croissance européenne fut atteint à la jonction des années 1999 et 2000.
GRAPHIQUE IX.3. - TAUX D'INFLATION ET D'INTÉRÊT DANS LA ZONE EURO
En %; inflation en glissement annuel
Source: BCE.
GRAPHIQUE IX.4. - TAUX D'INTÉRÊT ET CROISSANCE DANS LA ZONE EURO
En %; PIB en glissement annuel
Sources: BCE ; Eurostat.
Dès le printemps 2000, le ralentissement de la croissance du PIB européen est sensible et s'affirme progressivement. Jusqu'au début de l'année 2001, la politique monétaire européenne s'est significativement resserrée, alors que le ralentissement de la croissance européenne était déjà engagé, prioritairement sur des bases internes, et que la phase d'expansion n'avait pas été assez consistante et durable pour amener le produit européen franchement au-dessus de son niveau potentiel (non inflationniste), tel qu'il est généralement estimé.
... ou suiveuse vis-à-vis de la Fed?
On peut, très simplement, rapprocher les taux courts et longs de la zone euro de leurs homologues américains (graphique IX.5). Déjà, le graphique IX.1, qui rapproche, en termes hebdomadaires, le taux de refinancement de la BCE du taux des Fed Funds suggère une adaptation décalée et amortie (avec un retard pouvant approcher les six mois) des décisions européennes aux impulsions de la politique monétaire américaine.
Évidemment, la prudence est de mise et il serait outrancier de conclure à un suivisme passif de la BCE. Le contexte de cette époque est en effet celui d'une resynchronisation partielle des économies américaine et européenne, qui se retrouvent ensemble en expansion puis en phase de décélération de la croissance. Bien sûr, l'économie américaine, jusqu'en 2000 inclus, part d'un niveau d'activité plus élevé et reste plus dynamique que celle de la zone euro: le différentiel d'activité et de croissance est toujours en sa faveur. Il n'est donc pas anormal que les taux courts américains devancent leurs homologues européens et que le cours de l'euro par rapport au dollar soit plutôt baissier, qu'il soit influencé par les perspectives comparées de croissance ou par l'écart de taux.
GRAPHIQUE IX.5. - TAUX D'INTERÊT COURTS ET LONGS, ÉTATS-UNIS ET ZONE EURO
Sources: BCE; Rexecode.
L'interrogation qu'on peut avoir porte sur le bienfondé d'une hausse sensible des taux d'intérêt européens accompagnant finalement au cours de l'année 2000 la hausse engagée des Fed funds, alors que l'expansion européenne n'a pas la même maturité que la croissance américaine. Sans qu'il s'agisse d'un suivisme étroit, la BCE peut avoir pris en compte, dans ses décisions, les risques inflationnistes associés à la trajectoire plus synchrone de l'économie mondiale entraînée par le dynamisme américain. L'inflation importée d'origine "réelle", suscitée par les tensions entre la demande et l'offre à l'échelle mondiale (les tensions pétrolières en étant un élément), et l'inflation importée d'origine monétaire (la baisse de l'euro) auraient alors pesé lourd dans les motivations, au moins implicites, de la BCE. La situation interne de la zone euro ne paraissait guère faire peser le risque d'un enchaînement inflationniste qui amplifie, via la boucle prix-salaires, le regain d'inflation importée. Cette vision du comportement de la BCE complète la première approche, mais elle met l'accent sur la difficulté, pour la BCE, à tenir l'équilibre entre l'adaptation à la conjoncture mondiale et la prise en compte de la réalité européenne.
Côté taux courts comme côté taux longs, la zone euro semble plus subir les contraintes de la conjoncture mondiale que faire preuve d'une véritable autonomie. L'impact n'en doit certes pas être exagéré. En moyenne dans la zone, la contrainte monétaire est bien plus relâchée que dans les années antérieures à l'unification monétaire, si l'on prend en compte à la fois le niveau des taux d'intérêt et la dépréciation de l'euro. Cet allègement a joué pour nourrir l'expansion européenne retrouvée et le début de son autoentretien par les créations d'emplois.
Cependant, l'action de la BCE sur la formation des taux longs est moins convaincante que celle de la Fed. À partir de la fin 1999, l'orientation des taux longs européens est hésitante: leur montée s'interrompt. Toutefois, si les craintes d'une résurgence inflationniste manifeste et persistante étaient restées fondées, cette montée aurait dû accompagner le resserrement monétaire qui n'a pris fin qu'à l'automne 2000 ; à l'inverse, ils ne baissent pas non plus franchement, avant l'automne 2000, ce qu'ils auraient fait si la BCE avait convaincu de l'efficacité rapide de sa restriction monétaire. Ils suivent, en l'amortissant, la tendance baissière américaine. Depuis le début de l'année 2001, il est assez remarquable de voir que les taux longs américains et européens sont très proches alors que les baisses de taux (courts) mises en œuvre respectivement par la Fed et la BCE diffèrent si fortement par leur ampleur. La BCE a bien du mal à imprimer sa marque propre sur l'orientation des taux longs européens.
Ainsi est-on tenté de conclure à l'inertie de la BCE, comparativement au caractère résolu du relâchement monétaire américain face à la menace récessive tout au long de 2001. Il faut cependant noter que la réactivité de la Fed n'est pas incompatible avec un gradualisme de son action (une séquence rapprochée de décisions allant dans le même sens et informant clairement sur l'orientation qui prévaut), tandis que l'inertie de la BCE peut conduire à des à-coups ponctuels et perturbateurs dans la mise à jour de la politique monétaire.
La stratégie de la BCE, dite des deux piliers, entend marier la référence à une cible quantitative de moyen terme (agrégat monétaireM3) avec l'examen circonstancié des déterminants multiples de l'inflation. Elle exprime une ambivalence non résolue, entre fidélité formelle à l'héritage de la Bundesbank et prise en compte des "bonnes pratiques" des banques centrales anglo-saxonnes. Il n'est pas sûr que ce soit un mariage stable. Le second pilier de la stratégie oriente plutôt l'action de la BCE vers un ciblage direct du niveau d'inflation futur, qui nécessiterait plus de transparence de la part de la BCE et l'adoption d'une fourchette-cible.
L'inertie de la BCE est un obstacle supplémentaire à la crédibilité de sa politique. La BCE semble prendre le temps d'accumuler de l'information avant de faire évoluer ses principaux taux directeurs. Si une telle inertie est commune parmi les banques centrales, elle peut impatienter les marchés, et ce d'autant plus que les réactions de la BCE sont peu graduelles. Ce qui est en jeu n'est pas tant le fait que les marchés puissent être pris à contre-pied -la Fed n'a pas hésité à le faire -, que la difficulté de la BCE à exprimer et faire partager une vision claire, tant de son propre diagnostic sur la situation économique que de l'orientation conséquente de son action.
Bibliographie
BÉNASSY-QUÉRÉ A. et CŒURÉ B., Économie de l'euro, La Découverte, coll. "Repères", Paris, 2002.
CREEL J. et FAYOLLE J., "La Banque centrale et l'union monétaire européennes: les tribulations de la crédibilité", Revue de l'OFCE, hors-série, mars 2002.
DORNBUSCH R., "Expectations and Exchange Rate Dynamics", Journal of Political Economy, 84(6), 1976.