Entretien avec Claude Dubar autour du concept d'identité
Stéphanie Fraisse-D'Olimpio
Ecouter en ligne l'enregistrement de l'entretien avec Claude Dubar autour de son ouvrage La crise des identités. L'interprétation d'une mutation, PUF, 2e édition, 2007.
Oui, la notion d'identité est paradoxale. Comment quelque chose peut-il rester identitique à lui-même alors que tout naît, se développe et disparaît (même l'univers !). Tout est histoire périssable et pourtant tout doit pouvoir avoir un nom, c'est-à-dire être identifiable comme relativement permanent. C'est la vieille question philosophique de « l'être en tant qu'être » différent des « étants » empiriques. Toute l'histoire de la philosophie est une controverse entre essentialisme issu de Parménide et existentialisme issu d'Héraclite. Si cette contoverse persiste, c'est que l'identité est un paradoxe, il n'y a pas d'identité sans altérité. (Voir pour plus de détails sur ce point la synthèse de l'introduction du livre : La crise des identités)
Dès lors que l'identité doit être pensée dans le temps, en relation avec l'histoire, tout le problème est l'intelligibilité de cette histoire. Celle-ci ne peut pas être postulée comme chez Hegel. Elle doit être confrontée aux résultats des analyses les plus objectives, « scientifiques » des sciences socio-historiques. J'en ai retenu trois (parmi d'autres) parce qu'elles privilégient un processus permettant de mettre de la compréhension dans l'histoire : civilisation / individualisation (Elias), rationalisation / désenchantement du monde (Weber), libération /émancipation (Marx). Toutes trois insistent sur la mutation identitaire que constitue la triple révolution de la « modernité », c'est-à-dire le passage du communautaire / traditionnel / religieux-magique au sociétaire / économique / rationnel. L'identité change de sens et passe d'un mixte Nous / je à un mixte Je / nous.
En partant de recherches empiriques multiples, dans une démarche inductive, on repère une pluralité de manières « de se définir soi-même et de définir les autres », de justifier ses actions et de raconter sa vie. Ceux qui ont tenté de les typifier (Sainsaulieu et bien d'autres) ont généralement distingué deux axes d'identification et quatre types d'identité. Certaines sont à dimension « Communautaire » dominante (usage du « on » ou du « nous » ; appartenance à des ensembles uniques et stables ; transmission de traits culturels) et d'autres sont à dimension « sociétaire » dominante (usage du « je » ; référence à des projets multiples ; expérimentations diverses). Le passage des unes (dites « nominales » et « réflexives ») aux autres (dites « statutaires » ou « narratives ») se fait difficilement à travers des crises existentielles (depuis l'adolescence jusqu'à l'immigration, en passant par la mobilité sociale). Ce sont des symptômes de la crise des identités.
La crise des identités sexuées se lit à travers les enquêtes, recherches, théorisation des féministes qu'elles soient universalistes comme E. Badinter ou différencialistes comme J. Butler. Les femmes de la génération 68 ont massivement refusé de faire « comme leurs mères », c'est-à-dire de rester au foyer pour élever leurs enfants ; elles ont accédé à la contraception, ont été massivement salariées et ont inventé de nouveaux modes de vie (refus du mariage, phases de solitudes, conjugalité non cohabitantes...). On ne sait plus dans les grandes métropoles du Nord ce que veut dire « être homme » ou « être femme » (ni être père ou être mère). La famille est devenue incertaine (L. Roussel).
La crise des identités au travail ou professionnelles, c'est l'irruption du chômage de masse, de la précarité et de l'injonction de mobilité. Les identités de métier, corporatives, défensives, fusionnelles ont été détruites (mines, sidérurgie, métallurgie, marine...). La compétence individuelle a remplacé la qualification collective. Un « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chapello) a remplacé l'ancien : il faut être flexible, réactif, mobile, innovant et « se gérer soi-même comme une entreprise ». L'ancien rapport au travail issu de la société industrielle est dévalorisé par le nouveau management qui remplace les « vieux ouvriers » par « des jeunes opérateurs ou opératrices», c'est-à-dire des travailleurs socialisés pendant les Trente Glorieuses et ses luttes sociales (et compromis institutionnels) par des salariés individualistes socialisés au cours de la « grande crise » des années 75-95. La crise des identités est donc un élément de cette crise économique et sociale qui fait passer de la société industrielle à la société des services, de l'information, de la connaissance, bref de la première à la seconde modernité, celle de la « société du risque » (Beck), du « présentisme » (Hartog), et pour certains du « post-modernisme » de type hyperindividualiste (Lyotard, Lipovetski...).
Les changements n'affectent pas les typologies en tant que telles mais la configuration des types identitaires, car il faut lire ces typologies comme des idéaux-types qui se combinent pour former des identités personnelles. Chacun peut se définir nominalement (en nom propre), réflexivement (une croyance, une religion, une valeur), statutairement (une profession, un emploi, une catégorie sociale) et narrativement (l'intrigue de son histoire) mais la configuration des ces types d'identification change. Désormais, c'est l'identité narrative (affinitaire chez Sainsaulieu, de réseau chez moi) qui prime sur toutes les autres. Selon le management ou la classe dominante mondialisée, c'est le « culte de la performance » et l'obligation d'être soi (Ehrenberg) qui domine...c'est l'apologie de la mobilité, des « expériences », des exploits. Il faut donc relativiser les types identitaires et les confronter aux normes et aux modes (identités pour autrui) de la reconnaissance.
C'est la grande question du « communautarisme », des religions et des « idéologies » qui est posée par la crise des identités symboliques. Dans les pays du Nord, les pratiques religieuses régulières ont chuté brutalement dans les années 1960. On ne se définit plus par sa religion et on bricole ses croyances (D. Hervieu Léger). En politique on assiste depuis la chute du mur de Berlin, à une dévalorisation similaire des « idéologies » des affiliations stables à un parti, une doctrine, des idées politiques. Les engagements se font plus distanciés, plus changeants, plus éthiques que politiques (comme l'engagement dans des ONG). Si recompositions il y a, c'est autour d'exigence d'authenticité mais aussi de compétence et d'efficacité. L'enjeu de cette recomposition c'est un nouvel espace public qui soit à la fois universaliste (les droits de l'homme) et ouvert à la pluralité des parcours personnels contre la « guerre des dieux » (Weber) qui, de fait, demeure et peut être s'amplifie (on pense aux attentats du 11 Septembre, à la lutte contre le terrorisme, la propagande islamiste...).
La crise de la forme scolaire, différente selon les pays, les politiques et les contextes, est une belle illustration de la crise des identités de la première modernité, celle qui a inventé la scolarité obligatoire, l'enseignement de masse et...la sélection sociale entre la filière menant à l'université et la filière menant à la vie active au terme de l'obligation scolaire (Bourdieu-Passeron ou Baudelot-Establet). Avec l'accès massif des enfants des classes populaires au lycée et à l'université « de masse », on assiste à une nouvelle forme de sélection, une nouvelle cassure identitaire entre ceux qui possèdent les clés culturelles leur permettant de se construire une identité de « gagnant » et ceux qui ne les possèdent pas ont juste une « identité d'élève » qui ne construit aucune compétence sociale. La norme du « sujet apprenant » imposé par la loi d'orientation de 1989 en France suppose que les élèves deviennent les constructeurs de leurs savoirs en intériorisant ces « nouvelles identités » d'acteurs, d'entrepreneurs, de « mobiles sociaux ». Or la majorité ne possède pas les clés de cette mutation identitaire : ils passent dans la classe supérieure et rentrent à l'université sans les compétences d'un jeune apprenti intellectuel (curiosité, méthode de travail, langage formel, projet...). D'où les déconvenues de l'échec relatif (non accès aux bonnes filières) et du déclassement à l'embauche (les étudiants sans diplômes se placent plus mal sur le marché du travail que les détenteurs de CAP).
On en vient donc à cette question de l'identité personnelle comme configuration des formes identitaires autour d'une forme dominante orientant un type de parcours de vie. La socialisation primaire (famille d'origine) contribue à transmettre à la fois une appartenance attribuée (identité pour autrui comme le stigmate) et un modèle identitaire (les reproductions du passé). Mais c'est la socialisation secondaire (formation, école, emploi) qui construit, en même temps qu'un projet professionnel et une mise en couple, la configuration des identités qui va accompagner, justifier, donner sens au parcours de vie. Dire son projet, raconter son passé, justifier ses pratiques présentes renvoie à cette forma narrative devenue dominante dans la forme identitaire (« être soi »). Les dimensions professionnelles, « familiales » (amoureuses) et symboliques sont plus ou moins « unifiées » (ipséité) et « durables » (mêmeté). Elles font l'objet d'un travail identitaire (sur soi) en même temps qu'une dynamique relationnelle (avec autrui).