La grande divergence entre l'Europe et l'Asie : d'hier à aujourd'hui
« Dans la tête des économistes », un cycle de conférences grand public organisé à l'ENS de Lyon en 2021-2022, proposé par l'Université Ouverte (Lyon 1) et le Département d'économie de l'ENS de Lyon. Cycle coordonné par Laurent Simula, professeur des Universités en sciences économiques à l'École Normale Supérieure de Lyon, chercheur au GATE Lyon Saint-Etienne.
Présentation : intervenant et résumé
Intervenant
Jean-Pascal Bassino est professeur des Universités en sciences économiques à l'École Normale Supérieure de Lyon, chercheur au GATE Lyon Saint Etienne et chercheur associé à l'Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco japonaise de Tokyo. Il effectue des recherches dans les domaines de l'histoire économique, l'économie du développement et l'économie de l'environnement. Spécialiste de l'Asie, il s'intéresse plus particulièrement aux niveaux de vie, aux institutions économiques, à la politique industrielle et aux stratégies d'entreprise au Japon et en Asie du Sud-Est.
Résumé
Dans cette conférence, Jean-Pascal Bassino présente un débat central en histoire économique : quand s'est opérée, dans la longue période, la « Grande Divergence » entre l'Europe occidentale et l'Asie, en particulier la Chine ? A-t-elle eu lieu avant le XIXe siècle ou après 1800 ? Quelle en est l'origine et pourquoi la révolution industrielle a-t-elle eu lieu en Grande-Bretagne plutôt qu'en Chine, alors que leurs niveaux de vie étaient comparables jusqu'au XVIIIe, du moins dans certaines régions ?
Ce débat a été initié par l'historien Kenneth Pomeranz, spécialiste de la Chine, dont l'ouvrage The Great Divergence, China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, publié en 2000 et traduit en français en 2010, a suscité un grand intérêt parmi les économistes. Au-delà de la réflexion sur les causes de la révolution industrielle, ces recherches en historiographie apportent un éclairage sur des enjeux contemporains majeurs. Au début du XXIe siècle, l'accession de la Chine au rang de puissance économique mondiale et l'essor de l'Asie bouleversent les équilibres mondiaux. La convergence qui semble s'opérer de nos jours entre les économies asiatiques et européennes pourrait-elle se transformer en une nouvelle Grande Divergence, avec l'entrée dans une phase de suprématie asiatique et non plus occidentale, ou plutôt le retour de cette prééminence puisque la Chine était le pays le plus riche et le plus avancé du monde vers l'an 1000 ?
La conférence de Jean-Pascal Bassino : La Grande Divergence entre l'Europe et l'Asie avant 1800 et la Grande Divergence du début du XXIe siècle
Conférence du cycle « Dans la tête des économistes » enregistrée le 7 mars 2022.
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Présentation et introduction | 00:01:22 |
1. Le débat sur la « Grande Divergence » entre l'Europe et l'Asie. Après ou avant le début du XIXe siècle ? | 00:13:57 |
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2. La divergence entre les pays d'Asie du XVIIe au XXe et les « étranges parallèles » en Eurasie à partir du XVIIIe | 00:32:18 |
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3. Une grande divergence entre l'Europe et l'Asie au début du XXIe siècle ? | 01:00:11 |
Questions du public | 01:09:00 |
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Version audio mp3.
Compte rendu de la conférence de Jean-Pascal Bassino
par Anne Châteauneuf-Malclès.
Jusqu'en 2000, la thèse dominante chez les historiens pour expliquer la Grande Divergence était celle du « miracle européen » (Eric Jones, 1981). Selon les tenants de cette thèse, l'Europe aurait bénéficié de conditions – géographiques, démographiques, culturelles, institutionnelles, technologiques… – favorables à l'émergence du capitalisme moderne dans l'ère préindustrielle et aurait suivi une trajectoire différente du reste du monde bien avant le XVIIIe siècle. L'historien américain, Kenneth Pomeranz, spécialiste de la Chine, et ses collègues de ce qui a été appelé la California School, ont proposé dans les années 1990 une interprétation radicalement nouvelle de l'essor de l'Occident. Ces travaux inédits ont suscité un renouvellement des méthodes et du débat sur cette question. Critiquant l'approche trop eurocentriste de la thèse de l'exception européenne et l'existence supposée d'un modèle supérieur de développement économique, ils ont contribué à un réexamen de la place de l'Asie, en particulier de la Chine, dans l'économie mondiale au cours des derniers siècles.
Quels sont les principaux arguments de l'interprétation proposée par Pomeranz ? À partir de la comparaison des régions les plus riches de la Chine (la région de Shanghai) et de l'Europe (l'Angleterre), il identifie des niveaux de productivité similaires dans le secteur agricole. La sophistication des techniques artisanales et des institutions économiques en Chine vers 1800 le conduit à considérer que le niveau de développement chinois était comparable à celui de l'Angleterre au milieu du XVIIIe siècle. Selon l'historien, deux facteurs ont joué un rôle déterminant dans l'essor économique de l'Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle : l'exploitation du charbon et les revenus provenant de ressources naturelles dans les colonies. Ce qu'il nomme la « Grande Divergence » entre l'Occident et la Chine serait donc en partie due au « hasard » : à la présence de gisements de charbon à proximité des grands centres industriels britanniques et à la conquête du Nouveau Monde. La thèse de Pomeranz sur l'origine du décollage européen, présentée ici très succinctement, a eu un grand retentissement dans le monde entier. Elle est toutefois discutée. En effet, d'une part la Chine et plus largement l'Asie n'étaient pas dépourvues de charbon au XVIIIe siècle, d'autre part la Chine a connu avant le XIXe siècle un processus de colonisation intérieure [1] analogue dans ses motivations à la colonisation européenne. De plus, les deux pays européens qui avaient le plus grand empire colonial au XVIe siècle, l'Espagne et le Portugal, ont connu un retard de développement par rapport aux autres pays d'Europe de l'Ouest. Ce retard peut s'expliquer par le phénomène de malédiction des ressources naturelles (ou « maladie hollandaise »), mais aussi par le fait que les activités dans les colonies et les importations de matières premières ont surtout enrichi les colons installés sur place, les commerçants hollandais et les banquiers génois.
Dans ce débat sur la Grande Divergence, les travaux des économistes ont porté sur la comparaison des niveaux de vie en Europe et en Asie, en particulier en Chine, afin de proposer un examen quantitatif de la thèse de Pomeranz. Une première estimation repose sur les salaires journaliers urbains des travailleurs en parité de pouvoir d'achat (PPA). Elle a permis de montrer qu'il existait déjà un écart important de niveaux de vie au XVIIIe siècle entre les villes les plus avancées d'Europe (Londres, Oxford, Amsterdam) et celles d'Asie (Kyoto, Pékin, Suzhou, Canton), écart qui va ensuite s'accentuer au XIXe siècle (Allen et al., 2011). Avant la révolution industrielle, les villes et régions les plus prospères d'Asie sont ainsi comparables, en termes de niveau de vie, aux plus pauvres d'Europe de l'Ouest (Milan, Leipzig, Espagne). La seconde approche est macroéconomique et s'appuie sur des estimations de PIB par habitant. Elle confirme l'observation précédente, à savoir que la Chine avait au XVIIIe siècle un niveau de vie nettement inférieur à celui de l'Angleterre, mais aussi des Pays-Bas, de l'Italie et dans une moindre mesure de l'Espagne (Stephen Broadberry, 2015). Ces estimations mettent aussi en évidence le passé glorieux de la Chine, qui est de loin le pays le plus riche du monde vers l'an 1000, puis son déclin progressif sur la longue période. De manière plus inattendue, elles permettent de mieux caractériser la trajectoire de l'Angleterre dont les niveaux de revenu par habitant sont inférieurs à ceux de l'Italie pendant la période médiévale et à ceux des Pays-Bas jusqu'au XVIIIe siècle. Ces travaux quantitatifs apportent par conséquent des arguments permettant d'affirmer que la divergence entre la Chine et l'Europe est très ancienne, bien antérieure au XIXe siècle. Elle se situerait autour du XIVe siècle, après l'épidémie de peste noire en Europe. La peste noire, qui a décimé un tiers de la population, aurait en effet contribué à transformer l'économie européenne qui est alors devenue plus intensive en capital.
Un autre résultat notable de ces travaux est l'apparition d'une divergence au sein de l'Asie du XVIIe au XXe siècle, entre la Chine et le Japon, mais aussi l'Asie du Sud-Est. Le Japon a été le premier pays non occidental à s'industrialiser alors que la Chine a mis beaucoup plus longtemps à se moderniser. À l'inverse de cette dernière, le Japon connait, à partir d'un niveau de vie moyen initial très bas (à peine supérieur au niveau de subsistance au début du deuxième millénaire de notre ère), une trajectoire ascendante sur la longue période ; il dépasse la Chine à partir du XVIIIe siècle. Une explication avancée par les économistes à cette divergence de développement est l'écart de capacité fiscale entre le Japon et la Chine (Sng, Moriguchi, 2014). Au Japon, il existait une autorité politique qui collectait efficacement des impôts et les utilisait pour produire des biens publics locaux à destination de la population, et pas uniquement pour alimenter la consommation de l'élite parasitaire [2]. En Chine, au contraire, la capacité fiscale, très élevée à l'époque de la dynastie Song, tend à diminuer dans la période préindustrielle, en raison notamment de contraintes géographiques (la grande taille du pays rend plus complexe qu'en Europe la perception des impôts et l'expose davantage à la corruption des élites). La capacité fiscale tombe à des niveaux extrêmement faibles vers le milieu du XIXe siècle (1 % du PIB), alors que le pays doit faire face à de nombreuses menaces externes et internes. Le Japon aurait donc été mieux préparé à l'industrialisation grâce à l'héritage d'un Etat fort.
Les pays d'Asie du Sud-Est ont également bénéficié d'une grande stabilité institutionnelle et d'un renforcement du pouvoir étatique. Leur niveau de vie est supérieur à la Chine et à l'Inde vers 1800. Leur développement s'appuie sur des caractéristiques propres : une faible densité démographique, une abondance de ressources naturelles, des spécificités culturelles telles qu'un statut social élevé des femmes et un niveau de capital humain assez développé. Dans une vaste étude historique comparative, Victor Lieberman (2003, 2009) relève les « étranges parallèles » dans les trajectoires de développement en Eurasie à l'époque prémoderne. Une partie de l'Asie va connaître un dynamisme économique autour de 1800, marqué par l'urbanisation et le développement d'un commerce international intra-asiatique. Il s'agit de sociétés avec des institutions complexes et sophistiquées, de très grandes villes, et des capacités militaires en expansion au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Mais, à partir du milieu du XIXe siècle, l'avantage comparatif des Européens dans la violence se renforce grâce à leur supériorité militaire et technologique, ce qui leur permet de consolider leur domination économique et d'étendre la colonisation ou les protectorats en Asie du Sud-Est et du Sud.
Ces travaux d'histoire comparée apportent un éclairage nouveau sur les trajectoires économiques récentes des pays asiatiques et en particulier de la Chine. Jean-Pascal Bassino propose alors pour finir une réflexion plus exploratoire : assistons-nous à une Grande Divergence entre l'Europe et l'Asie au début du XXIe siècle ? La tendance à la convergence des niveaux de vie entre l'Europe et l'Asie de l'Est et du Sud-Est est incontestable. Le Japon, la Corée du Sud, Singapour et Taïwan ont de nos jours des PIB par habitant comparables ou supérieurs à ceux des pays d'Europe occidentale. La Chine et les autres pays d'Asie du Sud-Est sont en phase de rattrapage grâce à une croissance rapide, tandis que l'Europe occidentale connaît une stagnation ou quasi-stagnation depuis deux décennies. Dans l'avenir, si ces pays et l'Europe restent sur les mêmes trajectoires, une divergence pourrait apparaître entre l'Europe et l'Asie, à moins que les premiers ne connaissent un scénario à la japonaise (stagnation après le rattrapage du niveau européen).
Une autre approche consiste à observer des indicateurs d'accumulation de capital humain (éducation et santé) et de fonctionnement des institutions pour estimer l'évolution des « capabilités » (Sen, 2000) et donc le potentiel de développement futur des pays. Sur le plan de l'éducation tout d'abord, les résultats de l'enquête internationale PISA de l'OCDE font apparaître une supériorité en mathématiques et en sciences des pays et régions asiatiques les plus avancés (Singapour, Hong Kong, Corée, Japon…) relativement à l'Europe. De plus, dans beaucoup de pays d'Europe de l'Ouest, les résultats stagnent ou baissent, et sont très inégalitaires. Le taux de formation dans l'enseignement supérieur est également plus élevé dans les pays d'Asie les plus riches et en forte croissance en Chine, alors qu'il tend à stagner en Europe de l'Ouest. Au niveau de la santé, le constat est très proche, bien que moins marqué que pour l'éducation. Le Japon et la Corée du Sud ont l'espérance de vie à la naissance la plus élevée. Celle-ci évolue peu dans les pays européens, notamment en Allemagne, tandis que la Chine est sur une trajectoire de rattrapage rapide pour cet indicateur. De même, on observe que la prévalence de l'obésité (source de problèmes de santé avec l'avancée en âge) est très faible au Japon, en Corée, au Vietnam, et dans une moindre mesure en Chine, alors qu'elle est supérieure ou égale à 20 % de la population adulte dans les principaux pays européens. Pour Jean-Pascal Bassino, ces tendances préoccupantes pour l'Europe permettent par conséquent d'envisager une possible Grande Divergence entre l'Europe et l'Asie dans l'avenir.
Principales références bibliographiques de la conférence
Allen R. C., Bassino J.-P., Ma D., Moll‐Murata C., Van Zanden J. L. (2011), Wages, prices, and living standards in China, 1738–1925: In comparison with Europe, Japan, and India, Economic History Review, vol. 64, 1, p. 8-38.
Broadberry S., Fouquet R. (2015), Seven Centuries of European Economic Growth and Decline, Journal of Economic Perspectives, vol. 29, 4, p.227-244.
Jones E. (1981), The European Miracle: Environments, Economies and Geopolitics in the History of Europe and Asia, Cambridge, Cambridge University Press.
Lieberman V. B. (2003, 2009), Strange Parallels: Southeast Asia in Global Context, c. 800-1830. Vol. 1 : Integration on the Mainland. Vol. 2 : Mainland Mirrors: Europe, Japan, China, South Asia, and the Islands, New York, Cambridge University Press.
Pomeranz K. (2000), The Great Divergence, China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton University Press. Trad. Française : Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l'évolution de l'humanité, 2010.
Sen A. (2000), Un nouveau modèle économique. Développement, Justice, Liberté, Paris, Ed. Odile Jacob.
Sng T.-H., Moriguchi C. (2014), Asia's little divergence: State capacity in China and Japan before 1850, Journal of Economic Growth, vol. 19, 4, p. 439-470.
Notes
[1] Il s'agit de la colonisation des régions périphériques de l'ouest et du sud (en particulier dans le Yunnan), qui n'étaient pas jusque-là chinoises et avaient des densités démographiques faibles.
[2] Cette élite était constituée aux XVIIe et XVIIIe siècles par la caste des samouraïs. Après 1615, quand le Japon entra dans une longue période de paix et d'isolement, avec un pouvoir central fort, une grande partie des samouraïs devint des bureaucrates responsables du maintien de l'ordre (mais aussi de la gestion comptable des domaines).
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS. Captation vidéo : ENS MEDIA - Montage : site Toutéconomie.