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La socialisation raciale. Eléments de caractérisation.

Publié le 15/04/2024
Auteur(s) - Autrice(s) : Solène Brun
Dans cet article, Solène Brun expose les éléments centraux de l'histoire du concept de socialisation raciale et la manière dont elle le définit dans son travail, en le confrontant à un exemple empirique issu de l'enquête qu'elle a menée auprès de familles qui ont eu recours à l'adoption internationale. Elle revient également sur les usages sociologiques des termes de race, racialisation et racisation.

Solène Brun est sociologue, chargée de recherche au CNRS, rattachée à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris). Sa thèse, intitulée « Trouble dans la race. Construction et négociations des frontières raciales dans deux types de familles mixtes en France », portait sur l'étude croisée de deux configurations familiales dans lesquelles la mixité raciale est particulièrement saillante : les familles ayant eu recours à l'adoption internationale et les familles formées par des couples mixtes. Spécialiste des questions raciales, elle a notamment publié Sociologie de la race (2022, avec Claire Cosquer) et Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France (2024).

Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, éditions la Découverte, 2024.

Présentation éditeur : En France comme aux États-Unis ou au Brésil, le métissage fait l'objet d'une véritable obsession, entre haine raciste animée par la peur d'attenter à la « pureté de la race », qui plonge ses racines dans l'histoire esclavagiste et coloniale occidentale, et discours bienheureux et pacificateur, qui voit en lui un espoir pour l'avènement de sociétés postraciales enfin débarrassées du racisme. Ces positions apparemment antagonistes sont en réalité les deux faces d'une même analyse : le métissage diluerait les identités raciales.

Mais qu'en est-il véritablement ? Prenant au sérieux une question restée sous-explorée dans les sciences sociales, cet ouvrage propose de plonger dans la vie quotidienne des familles « métissées » dans la France d'aujourd'hui. Qui sont ceux que l'on appelle les « couples mixtes » ? Comment se construisent leurs descendants, les « métis », qui grandissent entre plusieurs appartenances, plusieurs identifications, parfois plusieurs langues ou plusieurs cultures ? De quelle manière ces familles sont-elles perçues au quotidien et se perçoivent-elles elles-mêmes ? Comment se transmettent les identités lorsque parents et enfants ne sont pas racialisés de la même manière ?

Grâce à une analyse à la fois sociologique et historique, Solène Brun interroge la négociation des catégorisations raciales et la construction de l'identité des personnes issues de « familles mixtes ». En confrontant le « mythe métis », c'est-à-dire les discours et représentations entourant le métissage, à l'analyse sociologique de ces expériences intimes, cette enquête nous permet de mieux cerner la persistance des frontières raciales dans une société française encore réticente à aborder des questions qui la travaillent en profondeur.

Introduction

Lorsque j'ai commencé ma thèse sur les familles issues de l'adoption internationale et les familles fondées par des couples mixtes en 2014, je m'interrogeais sur « ce que cela fait » quand des enfants potentiellement racialisés comme non blancs sont élevés par un ou des parents racialisés comme blancs. Je voulais savoir si cela changeait quelque chose dans les modes d'identification de soi, les assignations par autrui et les manières de se positionner dans le monde.

Avec C. Cosquer (Brun et Cosquer, 2022) et en nous inspirant des très nombreux travaux à la fois anglophones et francophones sur le sujet, nous définissons la race comme un rapport social caractérisé par sa dimension héréditaire et interactionnelle, qui prolonge, parfois reconfigure, des hiérarchies forgées par la colonialité [1]. Ce rapport social est à l'origine d'une division hiérarchique des groupes humains en groupes soi-disant raciaux, groupes qui se structurent autour d'un rapport de domination. Il existe donc, dans nos sociétés, des groupes racialement dominés (les personnes racialisées comme non blanches) et un groupe racialement dominant (les personnes racialisées comme blanches). Les marqueurs corporels et/ou culturels sur lesquels les assignations raciales reposent ont été historiquement investis d'une dimension héréditaire et sont représentés comme stables au travers des générations. En tant que rapport social et système d'ordonnancement du monde, la race structure des schèmes de perception, c'est-à-dire qu'elle façonne nos manières de voir (ou de ne pas voir) le monde qui nous entoure. La race ne préexiste pas à ces modes de perception, mais constitue elle-même un principe de vision et de division du monde.

Race, racisation, racialisation
 

 

En me confrontant aux questions raciales et en abordant le sujet du point de vue des relations familiales, j'ai inévitablement été amenée à lire de nombreux travaux anglophones, particulièrement états-uniens et britanniques. Rapidement, je suis tombée sur le concept de ce qui est appelé « racial socialization » – un concept qui n'existait donc pas en tant que tel dans la sociologie française.

Je reviens ici sur les éléments centraux de l'histoire du concept de socialisation raciale, sur la manière dont je le définis dans mon travail, et en donne des exemples empiriques.

Penser la socialisation en sociologie

La socialisation est un concept central pour la sociologie, dès sa fondation comme discipline. Dans les travaux d'É. Durkheim, l'intégration et la régulation sociales sont les deux dimensions d'un processus de socialisation (au sens d'éducation) qui est la condition même de la cohésion sociale dans la théorie durkheimienne.

Aux États-Unis, on trouve chez les auteurs du courant culturaliste de la première moitié du XXème siècle, à la suite de G. H. Mead, des analyses sur la socialisation comme inculcation durable de rôles sociaux propres aux sociétés particulières dans lesquels les individus évoluent. On retrouve un sens assez proche de la conception durkheimienne de la socialisation dans la sociologie états-unienne des années 1960 : T. Parsons envisage la socialisation comme l'intériorisation des normes sociales et, d'un point de vue fonctionnaliste, comme la préparation des individus à accomplir adéquatement leurs rôles sociaux. Inspirés des travaux de G. H. Mead, P. Berger et T. Luckmann formalisent dans les années 1980 la division entre « socialisation primaire » (qui s'opère de manière privilégiée dans la famille et à l'école) et « socialisation secondaire », introduisant l'idée que la socialisation est un processus qui se poursuit tout au long de la vie, et qu'il n'est « jamais total ni terminé » (Berger et Luckmann, 1986, p. 15). On retrouvera, dans les premiers travaux sur la socialisation raciale aux États-Unis, l'influence fonctionnaliste et une compréhension de la socialisation proche de celle d'éducation, voire d'inculcation.

En France, les années 1980 sont particulièrement marquées par l'approche bourdieusienne de la socialisation comme « conditionnement social » (Bourdieu, 1979, p. 552) et sa théorie de l'habitus. Dans cette perspective et par l'intériorisation de l'habitus, le processus de socialisation n'est plus seulement l'intériorisation d'un certain rapport au monde ou d'une représentation de celui-ci, mais il détermine aussi les dispositions à agir des individus et leurs dispositions corporelles, c'est-à-dire leurs manières de faire autant que leurs manières (y compris somatiques) d'être et d'exister. P. Bourdieu développe une approche forte du processus socialisateur : l'habitus, « histoire incorporée et faite nature » (Bourdieu, 1980, p. 94) engendre des dispositions durables – sinon « permanentes » (Bourdieu, 1981, p. 134). Cette approche de la socialisation a fait l'objet de nombreux développements et prolongements (Darmon, 2010).

C. Dubar en reprend des éléments, mais en les développant dans le sens d'une sociologie de la socialisation adossée à une théorie de l'identité sociale, en changeant d'échelle – des groupes sociaux aux individus. Analysant notamment les travaux interactionnistes états-uniens selon le prisme de la socialisation, il propose de « sociologiser » les théories de l'identité, en rapportant la double transaction identitaire (identité pour soi/identité pour autrui) aux processus de socialisation (Dubar, 1991, p. 105). Il assimile alors l'habitus à une « identité sociale unique définie comme identification à une position (relative) permanente et aux dispositions qui lui sont associées » (Dubar, 1991, p. 74). Ainsi, la socialisation, par l'incorporation de l’habitus, est doublement productive. Elle produit à la fois l'appartenance des individus à leur groupe (de classe), mais elle produit aussi le groupe lui-même, en tant que défini par le partage d'un habitus commun. Pour C. Dubar, les processus de socialisation sont alors producteurs de l'identité sociale des individus, définie comme « le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif […] des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions » (ibid., p. 113). C'est aussi la socialisation et la position sociale (de sexe, de classe, mais également « ethnique », selon les termes de C. Dubar) des individus socialisateurs qui déterminent les modalités (et les contraintes) de l'identification individuelle des socialisés.

B. Lahire, quant à lui, prolonge les apports de P. Bourdieu en se distinguant d'une sociologie de l'identité. Contrairement à ce dernier qui prête davantage attention à ce qui est transmis par la socialisation, B. Lahire entend saisir comment les transmissions s'opèrent. Il propose notamment une analyse qui prête davantage attention à la pluralité et l'hétérogénéité des principes et instances de socialisation. Pour lui, les individus sont « dépositaires » de « dispositions à penser, à sentir et à agir qui sont les produits de ses expériences socialisatrices multiples, plus ou moins durables et intenses, dans divers collectifs […] et dans des formes de rapports sociaux différents. » (Lahire, 2002, p. 3). Chez B. Lahire, l'individu n'est donc pas, en théorie, réductible à une seule de ses propriétés sociales (en l'occurrence, la classe), et son analyse ouvre en principe la possibilité d'une prise en compte de la diversité des rapports sociaux dans les processus socialisateurs, ainsi que d'une plus grande pluralité de dispositions, même si les travaux de B. Lahire lui-même restent centrés sur les dispositions de classe.

La sociologie dispositionnelle de B. Lahire se distingue d'une sociologie de l'identité en ce qu'il considère qu'il est nécessaire de déconnecter au moins en partie les appartenances et propriétés sociales et l'identité subjective (c'est-à-dire le fait de « “se définir” par cette appartenance ou cette propriété » (Lahire, 2002, p. 395). En revanche, on peut faire l'hypothèse que les modes d'auto-identification sont le produit de dispositions à s'identifier, elles-mêmes le résultat de processus socialisateurs. De même, si l'on considère que les appartenances et propriétés sociales conditionnent les pratiques et attitudes, il faut aussi envisager que ces dernières puissent être, en retour, identifiées par les autres comme caractéristiques d'une certaine appartenance sociale – et s'avérer déterminantes dans les modes d'identification par autrui.

En cela, cette manière de concevoir les processus socialisateurs semble compatible avec le fait d'introduire de la race dans la socialisation. Ainsi, les individus seraient à la fois socialisés à s’identifier (racialement), et les manières d’être et de se comporter, intériorisées dans le cadre du processus socialisateur, serviraient elles-mêmes de support à l'identification (raciale) par autrui.

À l'origine du concept : comment élever des enfants noirs dans une société raciste ?

Le concept de socialisation raciale [2] est, en tant que tel, d'abord introduit dans les sciences sociales états-uniennes dans les années 1980, à partir de l'examen des pratiques socialisatrices des parents africains-américains. B. Richardson introduit par exemple le concept en ces termes : « historiquement, la survie des Noirs-Américains dépendait de certaines stratégies qui étaient nécessaires pour continuer leur existence dans une société hostile. Ça a été la responsabilité et la tâche des parents noirs et de la communauté noire de préparer et conditionner les enfants noirs à affronter un tel monde » (Richardson, 1981, p. 99).

Le terme, d'emblée, concerne ainsi un type très particulier de socialisation, en se concentrant presque exclusivement sur la socialisation primaire, c'est-à-dire la socialisation qui prend place au sein de la famille et pendant l'enfance. Il est aussi plus souvent utilisé pour décrire les pratiques, voire stratégies, parentales, que pour décrire les modalités de réception des différents types de socialisation par les enfants. Pour C. Lesane-Brown, la socialisation raciale désigne ainsi : « les messages spécifiques verbaux et non-verbaux transmis aux générations plus jeunes pour le développement de valeurs, attitudes, comportements et croyances au sujet de la signification de la race et de la stratification raciale, des interactions intergroupes et intragroupes, et de l'identité individuelle et collective » (Lesane-Brown, 2006, p. 403).

La plupart des travaux sur le sujet adoptent une typologie similaire des modalités de la socialisation raciale (Hughes et al., 2006). Premièrement, la « socialisation culturelle » désigne l'ensemble des messages au sujet de la fierté culturelle, de l'histoire ou de l'héritage du groupe considéré et est censée viser à développer un sens de la fierté dite « culturelle » chez les enfants. La préparation à la discrimination (preparation for bias) désigne l'ensemble des discussions ou stratégies mises en place pour préparer les enfants à vivre dans une société raciste. Certaines études incluent également comme modalité de la socialisation raciale la « promotion de la défiance » (Thornton et al., 1990), c'est-à-dire la transmission de précautions spécifiques dans les interactions interraciales, en particulier avec le groupe majoritaire. Enfin, une autre modalité souvent envisagée est celle de la « socialisation égalitariste » (Hughes et Chen, 1999) ou « mainstream » (Boykin et Toms, 1985), comprise comme la promotion de l'égalité du genre humain, sans distinction de race, marquée par un silence sur celle-ci.

Si le terme ne s'applique initialement qu'à la population africaine-américaine, il s'étend ensuite aux autres minorités raciales. Les chercheurs se sont alors penchés, dans une perspective fortement normative, sur les effets d'une telle socialisation. Ceux-ci incluent le développement d'une identité raciale « saine » et « positive » [3] (Hughes et Chen, 1999; Butler-Sweet, 2011), une protection accrue face au racisme (Peters, 1985), de meilleures performances scolaires (Anglin et Wade, 2007) ou encore une meilleure estime de soi et un niveau de stress diminué (Neblett et al., 2008).

Dans la mesure où le rôle de cette socialisation est principalement de construire chez les enfants des dispositions à faire face, voire à résister, au racisme et aux discriminations, le concept est donc d'abord intrinsèquement lié aux familles des populations minoritaires, potentiellement exposées au racisme. Peu d'études envisagent ainsi l'existence d'une socialisation raciale dans les familles blanches. Ce manque peut sans doute s’expliquer par au moins deux éléments : d'une part, il est une conséquence de la conceptualisation de la socialisation raciale aux États-Unis comme socialisation visant, essentiellement, à apprendre à évoluer en tant que personne racialement minoritaire dans une société raciste. Si « être noir » s'apprend aux États-Unis, il s'agit avant tout, pour les théoriciens de la socialisation raciale, d'apprendre à être noir dans une société blanche, c'est-à-dire apprendre à faire face au fait qu'« être noir » est précisément attaché à des significations négatives (Peters, 1985, p. 59). D'autre part, ce manque renvoie au caractère invisible de la blanchité, qui implique un usage du concept de race qui se restreindrait aux « autres » racialisés comme minoritaires et ne s'appliquerait pas aux majoritaires (Dottolo et Stewart, 2013 ; Lewis, 2004). En cela, si les manières dont les parents apprennent à leurs enfants à être noirs, hispaniques ou asiatiques aux États-Unis ont été scrutées par les chercheurs, les manières dont les parents blancs apprennent à leurs enfants à être blancs sont initialement restées peu traitées.

Que faire d'un tel concept ?

Depuis quelques années se développent des études empiriques sur les questions raciales en France qui recourent, plus ou moins explicitement, au concept de socialisation (Trawalé, 2018 ; Brun, 2019 ; Druez, 2020 ; Blassel, 2021). Ces travaux ont en commun de considérer, comme M. Eberhard et A. Rabaud l'écrivent, qu'« on ne naît ni Noir, ni Arabe, ni racisé […], mais on le devient au terme d'un processus d'apprentissage des classements sociaux, c'est-à-dire des statuts et des rôles dévolus ou assignés par la mise en minorité. » (Eberhard et Rabaud, 2013, p. 85). Les travaux qui recourent au concept de socialisation raciale considèrent que ce travail d'apprentissage de la race évoqué par les autrices relève de processus de socialisation qui, comme pour le genre ou la classe, façonnent les dispositions, les univers d'expérience et, in fine, les positions sociales.

En effet, si la classe et le genre relèvent d'un apprentissage et d'une socialisation particulière, il n'y a a priori pas de raison de supposer que la race comme rapport social échappe à un tel apprentissage. La réticence de la sociologie française à envisager les éventuelles dimensions racialisées des processus de socialisation s'explique par la réserve plus générale des sciences sociales françaises à l'égard du concept de race. La discussion du concept de socialisation raciale dans le contexte français est par ailleurs d'autant plus compliquée qu'il a d'abord été pensé et défini par les chercheurs états-uniens, au sujet des familles africaines-américaines. Le soupçon d'une importation mécanique de concepts forgés outre-Atlantique pour penser la société française est toujours vivace. Pourtant, s'il faut prêter particulièrement attention au contexte d'élaboration et de déploiement des concepts, il faut également se garder d'un relativisme qui ferait de la race un concept irréductiblement contextuel, qui n'aurait pas d'application dans le contexte français.

En revanche, la manière dont le concept de socialisation raciale a été développé aux États-Unis n'est pas exempt de critiques (Brun, 2022a). De manière générale, une critique centrale qui peut être soulignée est la tendance, dans les travaux états-uniens, à utiliser un seul et même terme pour désigner la socialisation et l'éducation, ainsi qu'à adopter une perspective fortement normative (il y aurait, selon la plupart des travaux qui utilisent le concept, de « bonnes » socialisations ou des socialisations « adéquates » et d'autres, « inadéquates »).

Pour autant, je pense que ces réserves ne doivent pas nous pousser à refuser le concept, mais bien à le spécifier et à le travailler à partir des outils de la sociologie française et des approches dispositionnalistes. C'est en ce sens que j'ai proposé de définir la socialisation raciale comme l'ensemble des processus d'apprentissage et d'intériorisation de dispositions racialisées, des manières de concevoir et négocier au quotidien sa position racialisée dans l'espace social, ainsi que des manières de catégoriser les autres et de voir et comprendre le monde selon des lignes de compréhension raciales. En ce sens, cette définition entre en écho avec ce que M. Darmon considère être la tâche d'une sociologie des socialisations, c'est-à-dire « montrer comment les personnes sont produites et comment elles apprennent à être ce qu'elles sont et à faire ce qu'elles font » (2018, p. 11). En l'occurrence, il s'agirait donc de montrer à la fois comment les personnes sont produites comme racialement distinctes, et comment elles apprennent (explicitement et implicitement) à être noires, blanches, arabes, asiatiques, etc., ainsi qu'à se comporter de manières qui, parce qu'elles sont codées racialement par les autres, participent à la (re)production quotidienne de la race.

Être élevé par des parents blancs : la socialisation des personnes non blanches adoptées dans des familles blanches

Dans ma thèse, j'explorais les différentes manières par lesquelles les socialisations raciales s'exprimaient dans les familles adoptives, d'une part, et dans les familles formées par des couples mixtes, d'autre part. Je prends ici l'exemple d'un enquêté, adopté enfant dans une famille française, pour montrer ce que le concept de socialisation raciale permet de penser.

Paul-Mathieu Charton [4], né au Rwanda, a été adopté en France à l'âge de sept ans, dans les années 1980. Ses parents, tous deux ouvriers, vivent dans une petite ville des Vosges, où Paul-Mathieu a passé son enfance une fois arrivé en France. Il y grandit aux côtés d'un jeune frère et d'une jeune sœur, adoptés dans le même pays. La famille habite en cité HLM et si Paul-Mathieu mentionne une importante immigration maghrébine, lui et ses frère et sœur étaient les seuls enfants racialisé·es comme noir·es dont il se rappelle.

Bien qu'il décrive une mère « un peu prise par le jeu de l'exotisme », la place du Rwanda dans la famille demeure anecdotique, ce que Paul-Mathieu attribue notamment au milieu ouvrier de ses parents (« On n'avait pas le temps, moi j'avais des parents qui travaillaient entre 39 heures et 43 heures par semaine […]. Mes parents, c'était des gens qui étaient très ancrés dans la réalité du quotidien… »). De même, Paul-Mathieu considère que ses parents « n'ont jamais, jamais vu » que ses frère et sœur et lui « étai[en]t noirs ». Il rapporte qu'il n'y avait que « très peu » de discussions au sujet du racisme à la maison, ses parents se contentant d'expliquer à leurs enfants qu'ils devront « faire deux fois plus d'efforts pour obtenir la même chose », sans davantage développer. Paul-Mathieu a ainsi « intégré […] très rapidement […] que ça allait être [s]on problème ». De fait, il rapporte en entretien de nombreuses expériences de racisme, qui commencent dès l'arrivée à l'école, où il a « entendu pour la première fois les termes de “bamboula”, “tête de nègre” », et se poursuivent ensuite. Au lycée, il est scolarisé dans une ville qu'il décrit comme « entourée » de villages qui votent majoritairement à l'extrême droite et il y fait l'expérience de la « violence raciale explicite ». Il rapporte également qu'il est confronté, de manière générale, à un racisme qu'il dit « insidieux » et plus ordinaire. Il rencontre celui-ci au cours de sa scolarité dans le secondaire et à l'université, lorsqu'il se confronte à la discrimination à l'embauche, pour des « jobs d’été » qu'il n'obtient pas parce que « par rapport à notre clientèle, on a une image de marque à maintenir, donc quelqu'un de noir, un noir ou un Arabe, ça va pas le faire » ou, plus tard, dans sa carrière professionnelle de consultant en gestion du patrimoine.

Toutefois, malgré la prégnance de ces expériences, Paul-Mathieu raconte qu'il grandit dans « une espèce de dualité », qu'il résume en m'expliquant qu'il est considéré, dans son quartier, à la fois comme noir (« karloush ») et comme blanc (« gaouri ») :

Je suis un karloush, je suis un noir, pour la plupart de mes potes rebeus, mais en même temps, je suis un gaouri, puisque… gaouri, ça veut dire “le blanc”, puisque mes deux parents sont blancs, et qu'on a une mentalité totalement… totalement française, à la maison. […] Moi personnellement, le fait que j'étais black, y'avait cette projection qui était faite […]. Mais le noir, c'est pas un Arabe, donc c'est le karloush. C'est pas dit avec forcément du racisme, hein. […] Donc parfois, c'est karloush c'est juste descriptif, et parfois c'était le karloush, ben le karloush de merde, quoi ! […] Et en même temps après y'a un truc dans le quartier qui se développe, […] c'est le nif. Le nif c'est un ensemble de codes, de savoir-être, de savoir-faire, d'être honorable dans la manière de se comporter. […] Et le nif, chez les rebeus, n'est pas vraiment le même que chez les blancs, pour beaucoup de choses. Par exemple, le nif dit que tu ne peux pas fumer devant tes parents. C'est pas possible. Quel que soit l'âge, tu peux pas fumer devant ton père, par exemple. […] Alors que chez les gaouris, ben tu fumes à quinze-seize ans, devant tes parents, tu fumes, tout le monde s'en fout. […] Mais du coup, j'avais quand même des petites différences culturelles […] avec mes potes rebeus ou… ouais, mes autres potes, parce que j'étais le fils de gaouris, quoi, tout simplement. Donc y'avait ces petites différences. Et puis après c'est pareil, les parents ont des réactions qui sont pas les mêmes. Moi dans ma famille, si j'avais voulu, j'aurais pu parler très allègrement et sans problème de ma vie sentimentale. Ma mère ne demandait que ça ! […] De même qu'à la maison, nous on avait des réflexes d'acheter des bouquins sur tous les sujets qui pouvaient m'intéresser, alors que chez mes potes rebeus, on était plus à porter la dernière Nike à la mode, ou la dernière Adidas, des choses comme ça. […] Donc… c'est vrai que du coup, on portait de l'importance à des choses qui parfois étaient un peu différentes, et j'pense que c'est ce qui faisait de moi, aux yeux de mes potes, un gaouri, aussi.

S'il est d’abord perçu comme noir en raison d'une racialisation de ses traits physiques, Paul-Mathieu est donc également perçu comme blanc, en raison de ses parents et des habitudes (le « nif ») qu'il a développées auprès d'eux. Cette dualité de perception peut, il me semble, être analysée à l'aide du concept de socialisation. Élevé par des parents blancs, Paul-Mathieu a intériorisé des manières de faire, de se comporter (des « codes », un « nif ») qui sont interprétés par son entourage comme étant des manières « de blancs », c'est-à-dire les habitudes et comportements (supposés) propres au groupe majoritaire. Fumer devant ses parents, par exemple, le marque (racialement) comme appartenant au groupe majoritaire blanc. Sa socialisation dans une famille blanche lui a ainsi permis d'intérioriser des pratiques qui sont interprétées par les autres comme des pratiques propres au groupe racial majoritaire. Ses manières d’être au quotidien entrent ainsi en contradiction avec la manière dont il est perçu à première vue (comme noir), créant une dissonance entre son apparence physique et ses habitudes et pratiques. De la sorte, Paul-Mathieu est tantôt qualifié de noir, tantôt de blanc par ses proches. Au-delà de son phénotype, la manière dont il a été socialisé influence donc la façon dont il est perçu par les autres. À ce sujet, les positions de classe et de genre sont déterminantes dans ce qui est perçu comme « blanc » (Brun, 2022b). Par exemple ici, l’opposition entre les dernières chaussures de marque à la mode et l’achat de livres peut être lue comme étant une opposition en termes de capital culturel, parmi les classes ouvrières auxquelles appartiennent tant Paul-Mathieu que ses amis.

Cet exemple n'est pas isolé. Dans mon terrain de recherche auprès d'enfants racialisés comme non blancs élevés par des parents blancs (qu'ils soient adoptés ou descendants de couples mixtes), l'idée que le fait d'avoir été élevé par un ou des parents blancs fabrique des « bountys » ou des « bananes », supposés noirs (ou « jaunes ») à l'extérieur mais blancs à l'intérieur, est revenue fréquemment. L'idée, derrière ces qualificatifs, est que les individus ainsi qualifiés auraient des manières d'être et de faire « de blancs », c'est-à-dire qu'ils se comporteraient « comme des blancs ». Dans les entretiens, ces caractérisations concernent à la fois des manières de danser ou de manger, ou encore les façons de s'habiller ou de parler. Cela invite, il me semble, à prêter attention à la façon dont nos manières de nous comporter, fruits de nos socialisations, participent à nous marquer racialement. En d'autres termes, cela invite également à prendre au sérieux la manière dont on est socialisé non seulement à racialiser, c'est-à-dire à voir le monde selon des lignes raciales, mais également à se comporter de façons qui nous situent racialement, c'est-à-dire qui servent de support de racialisation aux observateurs extérieurs.

Conclusion

En s'inspirant à la fois des premiers travaux étatsuniens qui forgent le concept et des conceptions dispositionnelles de la socialisation, il semble possible de définir les contours du concept de socialisation raciale. Cette attention aux processus de socialisation pour penser la race permet d'étudier les manières par lesquelles la race est apprise, intériorisée, incorporée. En cela, il s'agit d'enrichir notre compréhension des façons dont la race et ses frontières symboliques sont (re)produites, en prenant véritablement au sérieux le constructivisme.

Cette manière d'envisager la race permet en outre de penser le rôle de la reproduction familiale dans la formation raciale sans céder au naturalisme. L'une des spécificités de la race comme rapport social est sa dimension intergénérationnelle et la place de la famille dans sa (re)production. Articuler cela à la dimension de mise en pratique des positions raciales permet de ne pas céder à une perspective naturaliste ou biologisante. En effet, comprendre la formation raciale comme résultant de processus de socialisation permet de tenir l'équilibre entre la centralité de la famille et de la reproduction dans la conceptualisation raciale et une conception résolument constructiviste et interactionnelle des positions et identifications raciales. Cela invite à considérer que les assignations raciales, comme les assignations de genre ou de classe, ne dépendent pas de propriétés naturelles ou essentielles, mais se forgent contextuellement et dans l'(inter)action. De même, cela permet de penser l'expérience raciale comme expérience à la fois individuelle et collective, dans la mesure où elle s'incarne dans des transmissions intergénérationnelles. Insister sur la mise en pratique de la race, enfin, ne revient pas à priver le corps de toute matérialité et de toute épaisseur. La perception par autrui est toujours nécessairement arrimée à la matérialité du corps. En cela, une sociologie des processus de socialisation attentive à la race pourrait justement permettre d'examiner comment les pratiques racialisées passent par l'incorporation de manières de faire, d'être et de percevoir, jusqu'à marquer racialement les corps eux-mêmes.

Références bibliographiques

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Berger P., Luckmann T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin.

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Pour aller plus loin

Ouvrages et articles :

Brun S. (2019), « Race et socialisation », La Vie des idées

Brun S. (2024), Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, éditions la Découverte.

Brun S, Cosquer C. (2022), Sociologie de la race, éditions Armand Colin, coll. 128.

Chuang Y-H. (2021), Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, éditions la Découverte.

Cosquer C. (2019), « L'expatriation révélatrice. Être blanc à Abu Dhabi », La Vie des idées.

Darmon M. (2020), « La socialisation dans et hors des programmes de SES » , SES-ENS.

Mazouz S. (2020), Race, Paris, Anamosa.

Vidéos et podcasts :

Kiffe ta race, podcast de Rokhaya Diallo et Grace Ly. Notamment # 75 : « Race, le mot qui fâche », avec comme invitée Sarah Mazouz

Notes

[1] Au sujet de la place de la matrice coloniale dans l'invention de la race et des différences entre race et ethnicité, voir les chapitres 4 et 5 de Sociologie de la race (2022).

[2] Dans le relatif flou conceptuel qui entoure les concepts de « race » et d'« ethnicité », certains auteurs ont aussi parlé de « socialisation ethnique », en en donnant une définition très proche de la socialisation raciale. D'autres ont élargi les développements sur la socialisation raciale au sujet des Africains-Américains (considérés comme un groupe racial aux États-Unis) à des développements au sujet d’« ethnicités » minoritaires comme les Latinos : dans ce cas, les questions de transmissions culturelles, de la construction de soi et des contacts au sein du groupe ethnique sont centrales (Hughes et al., 2006). Malgré des développements séparés, on peut noter un recoupement croissant des deux concepts : beaucoup de chercheurs qui parlent de socialisation raciale abordent la question des transmissions culturelles, et ceux qui parlent de socialisation ethnique traitent également de la préparation à faire face au racisme ou aux discriminations.

[3] À noter que les auteurs qui recourent à ces qualificatifs ne définissent jamais réellement ce qu'ils recouvrent.

[4] Tous les prénoms et noms de famille ont été modifiés.

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