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Sociologie du rire

Publié le 08/04/2023
Auteur(s) - Autrice(s) : Laure Flandrin
Kevin Diter
En quoi le rire est-il social? Dans cette conférence au croisement de la sociologie des émotions et des goûts culturels, Laure Flandrin propose une analyse du rire et des rieurs, en s'intéressant aux sens du comique et à son rôle socialisateur. Kevin Diter discute des apports et prolongements possibles de cette enquête inédite à la lumière de ses propres travaux de sociologie des émotions.

La sociologue Laure Flandrin, chercheuse associée au Centre Max Weber et maîtresse de conférences en sciences sociales à l'École Centrale de Lyon, était l'invitée du séminaire « Re/lire les sciences sociales », organisé à l'ENS de Lyon en visioconférence en décembre 2022, pour une séance autour de l'ouvrage issu de sa thèse de doctorat, intitulé Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotionsKevin Diter, sociologue, maître de conférences à l'Université de Lille (CLERSE), également spécialiste en sociologie des émotions, était invité comme discutant.

Présentation de la séance

Fruit d'une enquête qualitative réalisée par entretiens (approfondis et répétés) auprès d’une quarantaine de personnes, l'ouvrage de Laure Flandrin analyse les formes, fonctions et significations du rire.

Au cours de son intervention, la sociologue revient sur la construction et la délimitation de son objet de recherche, au regard des angles sous lesquels d'autres disciplines et sciences ont abordé le rire, et nourrit une réflexion sur les frontières et perspectives de la sociologie des émotions. Cette séance du séminaire « Re/lire les sciences sociales » est en effet l'occasion de poursuivre l'exploration de cette branche de la sociologie, relativement récente en France, au sein de laquelle s'inscrivent les travaux de Kevin Diter sur la socialisation des enfants aux règles des sentiments affectifs et amoureux.

L'originalité du travail de Laure Flandrin tient également à sa démarche, qui repose sur un double mouvement. Elle s'attache en effet à reconstituer l'unité anthropologique du rire, qui consiste à retourner la peur en plaisir, et identifie un nombre restreint de schèmes comiques traversant les sociétés humaines. Mais elle met également à jour les expressions variées que prennent ces schèmes selon les cultures, les positions et expériences sociales des rieurs. Le genre, l'âge, l'appartenance et la trajectoire sociales sont autant de variables essentielles, dont les effets sur le rapport qu’entretiennent les individus à la drôlerie sont discutés au fil de la séance.

Couverture de l'ouvrage "Le rire"Laure Flandrin, Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions, éditions la Découverte, 2021.

Présentation éditeur : Le rire est un signe anthropologique qui semble relever d'un universalisme évident. Mais pourquoi rions-nous ? En quoi les mécanismes du rire sont-ils susceptibles d'être éclairés par les sciences sociales ? Longtemps chasse gardée de certaines disciplines (théologie, philosophie, littérature, psychanalyse), le rire s'est désormais ouvert à la sociologie et fait ici l'objet d'une enquête sur la réception des arts comiques conduite à hauteur de rieur.

Qu'exprimons-nous de nous-mêmes, de nos expériences sociales, de nos relations aux autres et de nos opinions culturelles dans la déflagration instantanée du rire ? Ce livre propose d'explorer les expériences fondamentales du monde social qui nous constituent comme rieurs (l'apprentissage de la bipédie et du maintien corporel, l'ajustement au milieu technique, l'affectation par les pouvoirs, le passage des frontières sociales, etc.) et ambitionne de poser un cadre général de compréhension du rire. Ce dernier apparaît ainsi à la fois comme une manière de reconnaître des expériences du passé sur un mode autoparodique, un acte identitaire de catégorisation qui prend appui sur les fractures les plus dures du mode social, et une stratégie de distinction culturelle à l'intérieur du domaine comique où tout ne se vaut pas.

 

Intervention de Laure Flandrin

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Présentation de Laure Flandrin et de son ouvrage 00:00:00
La construction de l'objet et les apports des autres disciplines 00:03:43
Le rire au coeur de nombreuses tensions 00:13:21
Les quatre grands schèmes du rire 00:14:36
De l'unité anthropologique du rire... 00:19:52
... à l'historicité de ses formes (exemple du comique de dégradation) 00:25:47
La socialisation par le rire 00:27:40
Rires et clivages socio-culturels 00:34:05
Conclusion : en quoi le rire est-il social? 00:39:20

Intervention de Kevin Diter

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Introduction 00:00:00
La sémiotique du rire et le lien entre formes de rire et trajectoires sociales 00:01:20
La pragmatique du rire : fonctions et usages du rire 00:11:53
Les apports de cette enquête à la sociologie des émotions 00:17:01
Des prolongements possibles : les relations entre rire et âge, la socialisation à l'humour 00:25:33
Réponses de Laure Flandrin 00:33:44

Echanges avec le public

le_rire_partie_3

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Quelles distinctions entre le rire et le sourire? 00:00:00
Deux rires différents? Réactions physiques du rire et goûts humoristiques 00:02:14
Le rire et le sourire sont-ils vraiment des émotions chez l'enfant ? 00:10:51
Retour sur la méthode de l'enquête et l'analyse des entretiens 00:15:56
Rire et genre 00:23:19

Compte-rendu de la séance

Compte-rendu de Thomas Baray, Alexandre Boizumault et Allison Bon-Ecochard.

Intervention de Laure Flandrin

La sociologue des émotions commence sa présentation en décrivant le cheminement qui l'a amenée à étudier le rire sous l'angle sociologique, voire anthropologique. Elle part du constat que la philosophie s'est emparée du rire comme objet conceptuel sans parvenir à l'ancrer dans les interactions sociales. Laure Flandrin souligne en ce sens la puissance de la formule de Daniel Sibony selon qui « rire c'est reconnaître », c'est-à-dire non seulement connaître ce que l'on connaissait déjà mais aussi se reconnaître en l'autre par une émotion qui nous est si familière. Comme le souligne Eugène Dupréel, « quand on rit, on ramène l'inconnu au connu, le particulier au général », ce qui engage cette reconnaissance. La philosophie, bergsonienne notamment, a été aveugle à ce mouvement de sympathie et de familiarité dans le rire. Laure Flandrin souligne ainsi les manques de cette discipline en montrant que rire, c'est reconnaître après l'effet de surprise le contentement d'un habitus qui s'y retrouve par analogie.

Dans un deuxième temps, la sociologue décrit l'approche historique qu'elle a abordée par la suite à travers son analyse du rire comme signe identitaire. Elle reprend ainsi le propos de Jacques Le Goff : « dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es » et tente de donner corps à cette formule en explorant les expériences fondamentales qui nous constituent comme rieurs. Laure Flandrin souligne les limites substantialistes de cette approche identitaire en montrant comment le rire construit dynamiquement une identité sociale sans qu'il n'y ait d'accord stable à soi-même. Le rire est ce révélateur émotionnel du déclassement, de l'anomie ou de l'individualisation que traversent nos sociétés.

A rebours de la conception philosophique du rire comme passion triste, Laure Flandrin décrit dans un deuxième temps les points cardinaux de son ouvrage tout en soulignant ce que l'anthropologie, l'éthologie et les sciences cognitives peuvent apporter à la compréhension du rire. La sociologue revient ainsi sur les trois points saillants de son enquête.                         

En premier lieu, elle montre comment le rire est le fruit d'une tension entre l'universel et le particulier tout en réhabilitant l'idée d'universel. Si le rire est un registre qui se fonde sur l'accumulation de détails, il est possible d'identifier des grands schèmes comiques, c'est-à-dire des récurrences formelles propres au domaine du rire. La sociologue érige ainsi un tableau de correspondances entre des expériences fondamentales du monde social et les grands schèmes du comique. Elle identifie tout d'abord un rire de dégradation qui cible les puissants afin de s'en moquer pour se rehausser. Dans la continuité, elle remarque un rire de profanation qui reprend les mêmes logiques mais qui s'inscrit dans la sphère du sacré. Le rire de prétention, à l'inverse, donne à voir un petit qui essaye de se faire grand. Enfin, elle désigne par rire de suspension des automatismes pratiques le rire qui advient des (dé)réglages du corps, qui est « le premier outil de l’homme » selon l'expression de Marcel Mauss. Après avoir identifié ces quatre grands schèmes comiques, la sociologue cherche l'unité anthropologique du rire. Elle remarque que cette unité réside dans l'effondrement de la structuration verticale de la société qui dérive notamment de la grande matrice d'opposition entre le masculin et le féminin. Le rire, précise-t-elle, est une méta-émotion qui retourne la peur en plaisir. Le rire fait subir à nos émotions négatives une inversion de signes. Dans le comique, on rejoue des expériences du monde social qui ont été source de peur comme l'expérience de la bipédie ou le réglage mécanique du corps sur l'environnement technique par exemple. Ainsi, résume-t-elle, si le rire nous fait revivre nos propres tâtonnements mais vécus plaisamment, il cache aussi des expériences négatives. Laure Flandrin conclut cette partie en montrant que la tension entre l'universel et le particulier résulte d'un contenu qui s'impose invariablement. Et que s'il y a un naturalisme du contenu, il y a un historicisme des formes. En effet, les actualisations sont différentes mais résonnent toujours avec un itinéraire de rieur. Par exemple, on retrouve trois actualisations du rire de dégradation à travers la farce, le comique satirique mordant ou le vaudeville.

Le deuxième point saillant de son enquête réside dans la tension entre des identités inquiètes et des inquiétudes du langage. En effet, elle remarque que le lexique du rire emprunte au langage du national, de la classe ou du genre par exemple. Le rire est ainsi un acte de catégorisation qui démontre le manque de solidité des catégories qu'il désigne. En cela, l'idéal du rieur est performatif : le rire est un mode de socialisation en tant que tel qu'il est très difficile à contrefaire. Chez les grands primates, le rire signale aux partenaires de jeu que l’on n'a pas d'intention de lui nuire. Rire rend ainsi possible les apprentissages communs. Si le rire a précédé le langage, il a tout de même une fonction de langage. Il a par exemple le rôle de barrière à niveau comme en témoigne la formation des garçons dans les lycées bourgeois à la fin du XIXe siècle. Il y ainsi une pluralité de rieurs (rieurs déclassés ou rieurs d’en haut par exemple) qui sont toujours en formation. Laure Flandrin achève son raisonnement en montrant que la tension entre des identités inquiètes et des inquiétudes du langage révèle un désir d'appartenance à des groupes. En effet, rire c’est reconnaître, ce qui suppose une figure de proximité.

Dans un dernier temps, la sociologue étudie les tensions qui traversent l'unité du rire. Elle étudie pour ce faire la structuration de l'offre culturelle comique afin d'éclairer les mécanismes de distinction socio-culturels aux fondements de la légitimité du rieur. Or, s'il n’y a pas de culture partagée autour du comique, comment organiser le phénomène ? Pour y répondre, il convient de tracer une ligne de clivage entre ceux qui revendiquent le comique et ceux qui revendiquent le rire en tant que tel. Le rire n’est pas qu'une coprésence ou une question d'écho. Il faut des capacités mimétiques humaines pour rire, comme l'a montré Gabriel Tarde. Rire suppose un haut degré d'imitation, un mimétisme des affects. Toutefois, ce collectif en question est sévèrement borné. Dans l’étude du rire en train de se faire, l'enquête montre qu'il y a des petits groupes qui se forment à travers le partage d'un sous-texte. Cela s'explique par l'intériorisation des structures sociales, la verticalité de la société ou encore la rencontre avec les pouvoirs de toutes formes. Laure Flandrin conclut sa présentation en insistant sur le rôle de la socialisation pour penser le rire et même le rire solitaire, tout en ouvrant le débat sur la place des logiques issues des sciences naturelles dans l'explication des mécanismes du rire.

La suite du compte-rendu de la séance sera disponible sur la page du blog Hypothèses dédiée au séminaire Re/lire les sciences sociales.

Pour aller plus loin

Ouvrages et articles :

Diter K. (2015), « « Je l’aime, un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout ! ». La socialisation des garçons aux sentiments amoureux », Terrains et travaux, n°17.

Flandrin L. (2011), « Rire, socialisation et distance de classe. Le cas d'Alexandre, « héritier à histoires » », Sociologie.

Flandrin L. (2021), Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions, éditions La Découverte, collection SH/Laboratoire des sciences sociales.

Lahire B. (dir.) (2019), Enfances de classes. De l'inégalité parmi les enfants, éditions du Seuil, collection Sciences humaines. Voir en particulier le chapitre consacré au langage (M. Woollven, O. Vanhée, G. Henri-Panabière, F. Renard, B. Lahire) et les citations reprises sous le #humour par C. Cottineau ici).

Le Goff J. (1997), « Une enquête sur le rire », Annales Histoire et Sciences sociales.

Sohn A-M.  (2009), « Sois un homme ». La construction de la masculinité au XIXe siècle, éditions du Seuil (notamment chapitre 7).

Vidéos et podcasts :

Amadio N., Bernard J., C. Thomé C. (2017), « La sociologie des émotions autour des travaux d'Arlie Hochschild », SES-ENS, décembre.

Le rire est-il un marqueur social ?, France Culture, 4 novembre 2021.

Recensions de l'ouvrage Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions :

Compte-rendu de Ludivine Balland dans la revue Sociologie.

Compte-rendu de Kevin Diter sur le site Lectures.

 

Anne-Cécile Broutelle, pour SES-ENS.

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