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Le lien social : entretien avec Serge Paugam

Publié le 06/07/2012
Auteur(s) - Autrice(s) : Serge Paugam
Anne Châteauneuf-Malclès
Entretien avec le sociologue Serge Paugam autour d'un concept qui est au coeur de ses recherches : le lien social. Différents thèmes sont abordés lors de cet entretien : la définition du lien social et ses différentes formes, la thèse de Durkheim sur le lien social, le solidarisme, les transformations du lien social avec la montée de l'individualisme, la fragilisation des liens sociaux, le concept de disqualification sociale, les différents régimes de solidarité, les hiérarchies sociales, le nouvel esprit de solidarité.

Serge Paugam est directeur d'études à l'école des Hautes études en Sciences Sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS, responsable de l'Équipe de Recherches sur les Inégalités Sociales (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs (CMH). 

Télécharger l'entretien en pdf.

Entretien réalisé par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

1. La définition du lien social

L'expression « lien social » est d'un usage courant. Qu'entend précisément le sociologue par « lien social » ?

Les sociologues savent que la vie en société place tout être humain dès sa naissance dans une relation d'interdépendance avec les autres et que la solidarité constitue à tous les stades de la socialisation le socle de ce que l'on pourrait appeler l'homo-sociologicus. Par homo-sociologicus, j'entends l'homme lié aux autres et à la société non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son existence en tant qu'homme. La notion de lien social est aujourd'hui inséparable de la conscience que les sociétés ont d'elles-mêmes et son usage courant peut être considéré comme l'expression d'une interrogation sur ce qui peut faire encore société dans un monde où la progression de l'individualisme apparaît comme inéluctable [1]. Une société composée d'individus autonomes est-elle encore une société, et si oui comment ? Depuis la fondation de leur discipline, les sociologues s'efforcent de répondre à cette question. Les premiers d'entre eux ont tenté d'apporter des explications fondées sur l'analyse de l'évolution des sociétés humaines. L'idée de lien social était alors inséparable d'une vision historique à la fois du rapport entre l'individu et ses groupes d'appartenance et des conditions du changement social de longue durée. Dans les sociétés rurales, par définition plus traditionnelles, les solidarités se développent essentiellement à l'échelon de la famille élargie. Liés à la famille pour leur protection, les individus le sont aussi pour leur reconnaissance, l'identité familiale étant alors le fondement de l'intégration sociale. Dans les sociétés modernes, les modèles institutionnels de la reconnaissance se sont individualisés, ils se fondent davantage sur des traits individuels que sur des traits collectifs. C'est moins le groupe en tant que tel qui fonde l'identité que la juxtaposition de groupes différents – ou de cercles sociaux – qui s'entrecroisent de façon unique en chaque individu. Il s'agit d'un processus historique qui place chaque individu dans une plus grande autonomie apparente par rapport aux groupes auxquels il est lié, mais qui l'oblige à se définir lui-même en fonction du regard d'autrui porté sur lui.

2. Durkheim et le lien social

Le lien social est un questionnement central en sociologie depuis les premiers écrits sociologiques. Il est au coeur des travaux d'Emile Durkheim dont vous vous inscrivez dans le prolongement. En quoi la thèse de Durkheim sur les fondements de la solidarité garde toujours sa pertinence ? Quelles sont ses limites pour penser le lien social aujourd'hui ?

Pour Durkheim, l'intégration des individus au système social passe par leur intégration – directe ou indirecte – au monde du travail, ce qui leur assure une fonction précise, interdépendante des autres fonctions, et par conséquent une utilité sociale [2]. Cette conception repose sur la notion de la solidarité organique caractéristique des sociétés modernes à forte différenciation sociale. Il est frappant de constater qu'il distinguait déjà, de façon certes assez implicite, ce qui relève du rapport à l'emploi (plus ou moins forte instabilité pour les travailleurs face à l'avenir) et ce qui relève du rapport au travail (plus ou moins forte adaptation des travailleurs à leurs tâches). Or, ces deux dimensions correspondent, l'une et l'autre, à de profondes mutations qui ont été étudiées par les sociologues au cours des deux dernières décennies, notamment celles qui se rapportent d'une part à l'intensification du travail et, d'autre part, à l'instabilité de l'emploi. Il convient par conséquent de se demander en quoi ces évolutions récentes remettent en question la solidarité organique telle que l'envisageait Durkheim.

L'intensification du travail et l'instabilité de l'emploi peuvent être considérées comme deux formes contemporaines de la précarité des travailleurs, la première renvoyant à la logique productive de la société industrielle, la seconde à la logique protectrice de l'État-providence. Le salarié est précaire lorsque son travail ne lui permet pas d'atteindre les objectifs fixés par l'employeur et lui semble sans intérêt, mal rétribué et faiblement reconnu dans l'entreprise. Puisque sa contribution à l'activité productive n'est pas valorisée, il éprouve le sentiment d'être plus ou moins inutile. On peut parler alors d'une précarité du travail. Mais le salarié est également précaire lorsque son emploi est incertain et qu'il ne peut prévoir son avenir professionnel. C'est le cas des salariés dont le contrat de travail est de courte durée, mais aussi de ceux pour qui le risque d'être licencié est permanent. Cette situation se caractérise à la fois par une forte vulnérabilité économique et par une restriction, au moins potentielle, des droits sociaux puisque ces derniers sont fondés, en grande partie, sur la stabilité de l'emploi. Le salarié occupe, de ce fait, une position inférieure dans la hiérarchie des statuts sociaux définis par l'État-providence. On peut parler, dans ce cas, d'une précarité de l'emploi. Ces deux dimensions de la précarité doivent être étudiées simultanément [3]. Elles renvoient à des évolutions structurelles de l'organisation du travail, mais aussi à des transformations profondes du marché de l'emploi.

Depuis le milieu des années 1980, les enquêtes sociologiques révèlent que si les salariés sont plus autonomes dans leur travail et moins soumis à leurs supérieurs hiérarchiques, ils sont en même temps confrontés à des contraintes plus fortes dans les rythmes de travail. Cette tendance à l'intensification du travail touche également les hommes et les femmes et toutes les catégories socioprofessionnelles. Elle est liée aux nouvelles formes d'organisation du travail (production en flux tendus accompagnée de normes de qualité plus strictes). Les enquêtes permettent de constater que non seulement que les facteurs de pénibilité et les risques traditionnels liés au travail n'ont pas disparu, mais qu'ils ont tendance à se renouveler sans cesse avec les techniques, les modes d'organisation du travail et les processus d'objectivation qui les accompagnent. Ce constat correspond à une tendance que l'on peut observer aujourd'hui dans de nombreuses entreprises dont le rythme de travail et de production dépend des commandes, donc du marché. Des périodes de ralentissement succèdent à des périodes de surcroît d'activité où l'urgence devient la règle. Ces irrégularités du rythme, dont s'inquiétait déjà Durkheim, impliquent des adaptations incessantes des salariés permanents et le recrutement d'une main d'oeuvre temporaire dont l'intégration est rarement assurée. Le fonctionnement de l'ensemble peut dans certains cas être remis en question.

Le rapport à l'emploi s'est également considérablement transformé au cours des vingt dernières années. L'augmentation du chômage en est la cause majeure. Les faillites et les restructurations des entreprises qui résultent de la concurrence internationale et, par conséquent, de l'interdépendance des marchés, sont devenues, en France comme ailleurs, si courantes que l'on en vient, par fatalité, à les considérer comme inévitables, même si elles provoquent des troubles sociaux importants. La menace de licenciement déstabilise également des franges nombreuses du salariat en créant une angoisse collective face à l'avenir. À ce chômage de masse, il faut ajouter la forte croissance des emplois à statut précaire et du sous emploi. Cette mutation fait dire à certains que l'emploi stable lui-même est à terme condamné et que tous les salariés n'ont d'autre avenir que celui de la précarité de l'emploi.

Ces évolutions conduisent-elles à remettre en question la solidarité organique ? Si, à l'époque de Friedmann, le «travail en miettes» pouvait être considéré comme une entorse sérieuse à ce type de solidarité, ne pourrait-on pas dire que la situation du monde du travail est encore plus dégradée aujourd'hui ? Les résultats des comparaisons internationales appellent en tout cas un diagnostic prudent. Si partout en Europe, l'intensification du travail se développe parallèlement à une augmentation du risque d'instabilité de l'emploi, les pays conservent une marge d'autonomie pour en limiter les retombées négatives sur les travailleurs. La «réussite» des pays nordiques, et du Danemark en particulier, montre qu'il est possible de concilier dans une économie ouverte un haut niveau de protection sociale, une efficacité économique incontestable et une intégration professionnelle globalement satisfaisante pour la grande majorité des travailleurs. Les performances du Danemark sont dues en grande partie à la volonté collective de réduire les inégalités, à l'investissement dans le capital humain, dans la formation continue pour tous, dans la qualité des emplois, dans la protection, mais aussi à l'accompagnement des chômeurs. La situation n'est pas aussi brillante dans les autres pays et le transfert pur et simple du «modèle danois» dans les autres pays s'avère utopique. Il n'est pourtant pas vain de chercher à adapter l'expérience social-démocrate aux spécificités françaises, notamment dans le domaine de la formation, de la négociation salariale et dans la lutte contre les emplois dégradants.

Autrement dit, si la notion de solidarité organique paraît à beaucoup dépassée et à bien des égards antinomique avec le fonctionnement des systèmes économiques contemporains, le résultat des comparaisons européennes prouve, au contraire, qu'il est possible d'y voir encore aujourd'hui un horizon de réflexion et d'action en faveur d'une intégration professionnelle et sociale réussie telle que la concevait Durkheim à son époque.

3. L'influence de la doctrine du solidarisme

Une autre source importante d'inspiration dans vos travaux sur le lien social et la solidarité est la doctrine du solidarisme de Léon Bourgeois forgée à la fin du XIXème siècle. Quelle conception de la solidarité a-t-il développée et quel est l'intérêt de ses réflexions aujourd'hui sur la question de la cohésion sociale ?

Les principales thèses développées dans la tradition sociologique font du lien social dans les sociétés modernes le produit d'une évolution historique qui consacre l'avènement de l'individu et son autonomie, au moins partielle, par rapport à la structure sociale, mais qui se traduit en même temps par un système de relations fondées sur les principes de la rationalisation des comportements, du recours au droit et au contrat, de l'interdépendance des fonctions et de la complémentarité des hommes. L'interrogation sociologique fondamentale est liée au constat d'un paradoxe : l'autonomie croissante de l'individu débouche en réalité sur des interdépendances plus étroites avec les autres membres de la société. Pour comprendre ce processus, il faut insister sur un facteur fondamental de transformation du lien social dans les sociétés modernes, à savoir la mise en place d'un système de protection sociale généralisée. Comme celui-ci s'est progressivement institutionnalisé tout au long du XXème siècle, il n'a pas été directement pris en considération par la génération des fondateurs de la sociologie.

Non seulement les individus sont complémentaires les uns des autres – ou interdépendants –, mais ils vont se doter d'un système institutionnalisé d'association solidaire à l'échelon de la nation. Ce mouvement va contribuer à renforcer la sécurité de tous, et par conséquent des plus démunis, tous ceux qui étaient les plus exposés aux aléas de la vie. Un tel système de protection généralisée aura des effets sur l'ensemble des liens qui rattachent l'individu à la société. Au fur et à mesure que l'individu voit son existence encadrée par des mécanismes universels de protection, il peut aussi plus facilement se libérer des contraintes et des exigences liées aux formes de protection plus traditionnelles, comme la famille, le voisinage, les corporations, c'est-à-dire tout ce qui constitue le socle des protections rapprochées. Cela ne signifie pas que l'individu est appelé à se couper de ces relations protectrices, mais il en est devenu assurément moins dépendant.

Ce système de protection sociale, généralisé en France à partir de la création en 1945 de la Sécurité sociale, repose sur une doctrine qui avait vu le jour cinquante ans auparavant et que l'on appelle le solidarisme. Cette doctrine a été élaborée par Léon Bourgeois dans son livre intitulé Solidarité publié en 1896 [4]. S'il n'existe pas, comme le soulignait Durkheim, de partie qui ne soit partie d'un tout, et que celui-ci est plus que la somme de ces parties, on peut convenir que l'homme doit ce qu'il est, en tant qu'individu, à l'association humaine. En partant de cette idée fondamentale, Léon Bourgeois développa la notion de dette sociale. Le passage suivant extrait de son ouvrage est devenu classique : «Dès que l'enfant, après l'allaitement, se sépare définitivement de la mère et devient un être distinct, recevant du dehors les aliments nécessaires à son existence, il est un débiteur ; il ne fera pas un pas, un geste, il ne se procurera point la satisfaction d'un besoin, il n'exercera point une de ses facultés naissantes, sans puiser dans l'immense réservoir des utilités accumulées par l'humanité.» La dette, insiste Bourgeois, concerne tout à la fois sa nourriture, son langage, le livre et l'outil que l'école et l'atelier vont lui offrir, et, dit-il, «plus il avancera dans la vie, plus il verra croître sa dette» [5], héritant du produit du travail des autres hommes (construction de routes, d'usines, transformation de terres en champs, etc.) et des progrès scientifiques et intellectuels accomplis dans le passé.

Cette dette contractée envers les ancêtres est immense. Elle renvoie non pas à quelques d'individus surdoués ou quelques groupes supérieurs, mais bien à l'ensemble des hommes qui, par leur interdépendance dans le travail, ont contribué au progrès de l'humanité. La question que se pose Bourgeois est alors de savoir : à qui sommes-nous tenus de l'acquitter ? «Ce n'est pas pour chacun de nous en particulier que l'humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n'est ni pour une génération déterminée, ni pour un groupe d'hommes distincts. C'est pour tous ceux qui seront appelés à la vie, que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d'idées, de forces et d'utilités. C'est donc pour tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d'acquitter la dette ; c'est un legs de tout le passé à tout l'avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en étant l'usufruitière, elle n'en est investie qu'à charge de le conserver et de le restituer fidèlement. Et l'examen plus attentif de la nature de l'héritage conduit à dire en outre : à charge de l'accroître. C'est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l'âge précédent, et c'est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l'association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l'échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération» [6].

La doctrine du solidarisme est ainsi fondée sur le principe de la dette entre les différentes générations. L'homme n'est toutefois pas seulement débiteur de ses ancêtres. Une part importante de son activité, de sa propriété, de sa liberté et de sa personne résulte de l'échange de services qui s'établit entre lui et les autres hommes. Cette part est sociale et doit être mutualisée. Selon Léon Bourgeois, la solidarité est bien le fondement du lien social, elle doit correspondre à une adhésion rationnelle émanant d'un contrat tacite qui lie l'individu à la société comme un tout. Puisqu'il y a, pour chaque homme vivant, dette envers tous les hommes vivants, «à raison et dans la mesure des services à lui rendus par l'effort de tous» [7], il est souhaitable qu'aux contrats librement consentis entre particuliers soit formulé, en toute clarté, un contrat général qui les tient tous unis. C'est ainsi que la continuité entre le droit privé et le droit public doit être assurée. Cet échange de services constitue ce que Bourgeois appelle un quasi-contrat d'association qui lie tous les hommes entre eux. Si cette doctrine du solidarisme rencontre aujourd'hui quelques difficultés dans son application et qu'elle fait l'objet de critiques par des penseurs libéraux, hostiles par principe à l'idée d'un contrat social, elle constitue toujours une référence, un horizon, auquel nous ne pouvons échapper pour penser le lien social et sa régulation dans les sociétés modernes.

4. Transformation du lien social et montée de l'autonomie individuelle

Comment s'est transformé le lien social avec la montée de l'autonomie et de la différenciation des individus ? Le processus d'individualisation entraîne-t-il un relâchement du lien social et des protections de l'individu, ou bien peut-on affirmer, comme le fait François de Singly que « l'individualisme crée du lien » ? Que nous apporte le sociologue Georg Simmel sur ces questions ?

De ses observations historiques, Georg Simmel tire un constat général : l'élargissement quantitatif du groupe produit une différenciation accrue de ses membres et se traduit par une individualisation plus poussée : «Plus étroit est le cercle auquel nous nous dévouons, moindre est la liberté d'individualité que nous possédons ; mais en échange ce cercle est lui-même un être individuel, et, précisément parce qu'il est réduit, il se détache des autres en s'en délimitant mieux. Corollairement : si le cercle où nous sommes actifs et auquel va notre intérêt s'élargit, il donnera plus d'espace au déploiement de notre individualité ; mais nous aurons moins de spécificité en tant qu'éléments de cet ensemble, ce dernier sera moins individualisé comme groupe social» [8]. Ce qui frappe surtout Simmel, c'est la diversification des appartenances. Le nombre élevé de cercles auxquels peut appartenir l'individu est l'un des indicateurs de la culture. «Si l'homme moderne appartient d'abord à la famille de ses parents, puis à celle qu'il a fondée lui-même et donc aussi à celle de sa femme, ensuite à son métier, qui de son côté l'intègre déjà à plusieurs cercles d'intérêts (...) ; s'il est conscient d'appartenir à une nationalité et à une certaine classe sociale, si de plus il est officier de réserve, fait partie de quelques associations et a des fréquentations sociales dans des cercles les plus divers : alors on a déjà une grande variété de groupes, dont certains sont certes sur un pied d'égalité, mais d'autres peuvent être classées de telle sorte que l'un apparaît comme la relation originelle à partir de laquelle l'individu se tourne vers un cercle plus éloigné, en raison de ses qualités particulières qui le distinguent des autres membres du premier cercle» [9].

Si l'individu se caractérise par une pluralité de liens sociaux, les groupes auxquels il appartient peuvent être ordonnés de façon concentrique ou, au contraire, simplement juxtaposés. Dans le modèle concentrique, les cercles se rétrécissent progressivement de la nation au territoire le plus singulier, en passant par le statut professionnel, la commune, le quartier. Dans ce cas, le plus étroit des cercles implique que l'individu qui en est membre fait partie également des autres. Cet empilage des liens détermine les fonctions successives que l'individu exerce. Il s'agit d'une organisation sociale qui ne lui assigne en définitive qu'une autonomie restreinte. Les individus restent définis de façon unitaire. Lorsque les cercles sont juxtaposés et par conséquent indépendants, ils garantissent à l'individu une liberté plus grande. Son identité peut devenir plurielle. C'est sur lui que reposent les connections entre les différents groupes auxquels il participe. Puisque les cercles sont «situés côte à côte, ils ne se rencontrent que dans une seule et même personne» [10].

Simmel insiste sur le fait que la construction concentrique de cercles a été une étape intermédiaire et historique vers la situation actuelle de juxtaposition. Mais, en réalité, ce qu'il décrit est aussi la conséquence d'un processus de socialisation qui conduit l'individu à réaliser des expériences successives au cours de sa vie, dont la plupart ne sont pas prévisibles, et à relier ainsi progressivement de nouvelles associations aux premiers liens, ceux qui le déterminaient au cours de son enfance de façon unilatérale. Selon les individus, la distance normative entre les différents cercles auxquels ils appartiennent est plus ou moins grande. Dans le cas d'une ascension sociale rapide, elle est particulièrement forte, ce qui contraint les personnes qui en font l'expérience à modifier leurs comportements en fonction de leurs fréquentations. Les différents types de liens qui s'entrecroisent dans leur vie personnelle ne sont pas toujours compatibles entre eux. La participation aux anciennes associations peut devenir peu à peu plus distante ou, au contraire, la participation aux nouvelles ne garantit pas la protection et la reconnaissance des premiers liens.

Cette nouvelle configuration des liens sociaux contribue à renforcer l'autonomie de l'individu, mais elle s'accompagne aussi de fragilités spécifiques auxquelles Simmel est sensible. «La culture avancée élargit de plus en plus le cercle social dont nous faisons partie avec toute notre personnalité, mais en revanche elle abandonne davantage l'individu à lui-même et le prive de bien des secours et bien des avantages du groupe restreint ; alors cette production de cercles et de confréries où peuvent se retrouver un nombre quelconque de gens aux intérêts communs compense cette solitude croissante de la personne qu'engendre la rupture avec le strict enclavement qui caractérisait la situation antérieure» [11].

C'est la raison pour laquelle les situations de crise ou de remises en question du fonctionnement institutionnel, conduisent souvent les individus à rechercher une protection et une reconnaissance complémentaires dans un entre soi spécifique en érigeant autour des personnes les plus proches de leur condition une sorte de clôture sociale – et qui peut être également spatiale.

Il ne s'agit pas de considérer la rupture du lien comme un mal en soi. On peut même y voir, à l'instar de François de Singly, un processus positif, en particulier lorsqu'il se traduit par un détachement vis-à-vis de ses parents ou de son appartenance sociale d'origine [12]. Les psychiatres ne disent-ils pas qu'il est nécessaire de se détacher pour grandir. Il existe un risque de tomber dans un certain misérabilisme lorsque la rupture du lien n'est envisagée que sous l'angle d'une spirale négative pour l'individu. Mais il faut également se méfier de l'angélisme qui conduit à la glorification de l'individu libéré de toute contrainte, capable de renouer à tout moment de sa vie d'autres liens pour compenser ceux qui viennent de se rompre. Une configuration élargie de liens sociaux renforce l'autonomie de l'individu, mais s'accompagne aussi de fragilités spécifiques. Elle exige des individus forts, capables de trouver en eux-mêmes et dans leur entourage les ressources pour faire face aux épreuves de la vie. Elle peut avoir pour effet d'abandonner les individus les plus défavorisés, ceux précisément qui étaient préservés par les avantages du groupe restreint.

5. Une typologie des liens sociaux

Pour préciser les fondements du lien social dans les sociétés contemporaines, vous proposez dans vos travaux récents une typologie du lien social à partir des deux dimensions de la protection et de la reconnaissance. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont ces grandes catégories de lien social et leur fonction spécifique en termes d'intégration de l'individu ? La montée de l'individualisme tend-elle à favoriser le lien de participation élective, donc une intégration moins contraignante et peut-être plus fragile ?

En partant des deux sources du lien social que sont la protection et la reconnaissance, j'ai proposé de distinguer quatre grands types de liens sociaux : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté.

Le lien de filiation recouvre deux formes différentes. Celle à laquelle on pense en priorité renvoie à la consanguinité, c'est-à-dire à la filiation dite «naturelle» qui est fondée sur la preuve de relations sexuelles entre le père et la mère et sur la reconnaissance d'une parenté biologique entre l'enfant et ses géniteurs. On part du constat que chaque individu naît dans une famille et rencontre en principe à sa naissance à la fois son père et sa mère ainsi qu'une famille élargie à laquelle il appartient sans qu'il l'ait choisie. Il ne faudrait toutefois pas oublier la filiation adoptive reconnue par le Code Civil et qu'il faut distinguer du placement familial. La filiation adoptive est en quelque sorte une filiation sociale. D'une façon plus générale, retenons que le lien de filiation, dans sa dimension biologique ou adoptive, constitue le fondement absolu de l'appartenance sociale. Notons encore qu'en vertu du principe de consanguinité, les enfants ont un droit à l'héritage de leurs parents, mais qu'ils ont aussi, au titre de l'obligation alimentaire, le devoir de les entretenir. Au-delà des questions juridiques qui entourent la définition du lien de filiation, les sociologues, mais aussi les psychologues, les psychologues sociaux et les psychanalystes, insistent sur la fonction socialisatrice et identitaire de ce lien. Il contribue à l'équilibre de l'individu dès sa naissance puisqu'il lui assure à la fois protection (soins physiques) et reconnaissance (sécurité affective).

Le lien de participation élective relève de la socialisation extra-familiale au cours de laquelle l'individu entre en contact avec d'autres individus qu'il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d'institutions. Les lieux de cette socialisation sont nombreux : le voisinage, les bandes, les groupes d'amis, les communautés locales, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc. Au cours de ses apprentissages sociaux, l'individu est à la fois contraint par la nécessité de s'intégrer, mais en même temps autonome dans la mesure où il peut construire lui-même son réseau d'appartenances à partir duquel il pourra affirmer sa personnalité sous le regard des autres. Ce lien n'est pas à confondre avec la thèse selon laquelle le lien social serait aujourd'hui fondé sur une multiplicité d'appartenances de nature élective ou sur un processus de désaffiliation positive. Il convient en effet de distinguer le lien de participation élective des autres liens sociaux en mettant en avant sa spécificité, à savoir son caractère électif qui laisse aux individus la liberté réelle d'établir des relations interpersonnelles selon leurs désirs, leurs aspirations et leurs valences émotionnelles. Ce lien recouvre plusieurs formes d'attachement non contraint. On peut considérer la formation du couple comme l'une d'elles. L'individu s'intègre à un autre réseau familial que le sien. Il élargit son cercle d'appartenance. Autant dans le lien de filiation, l'individu n'a pas de liberté de choix, autant dans le lien de participation élective, il dispose d'autonomie. Celle-ci reste toutefois encadrée par une série de déterminations sociales. La relation conjugale ressemble par ailleurs à un jeu de miroirs. Outre la fonction de protection qu'elle assure aux deux conjoints – chacun pouvant compter sur l'autre –, la fonction de reconnaissance peut être appréhendée à partir de quatre regards : le regard de l'homme sur sa femme, celui de la femme sur son partenaire et enfin le jugement de chacun d'eux sur le regard de l'autre à son égard. Il s'agit ainsi d'un jeu où la valorisation de chacun passe par la démonstration régulière de la preuve de l'importance qu'il a pour l'autre. À la différence de la famille et du couple, l'amitié est faiblement institutionnalisée. Elle peut être publiquement évoquée et encouragée lorsqu'on l'associe par exemple à la notion de fraternité, mais elle ne fait pas l'objet d'une stricte réglementation. Elle est socialement reconnue et valorisée. Elle correspond parfaitement à la définition du lien de participation élective. Elle est perçue comme désintéressée et comme détachée des contingences sociales qui caractérisent les autres formes de sociabilité.

Le lien de participation organique se distingue du précédent en ce qu'il se caractérise par l'apprentissage et l'exercice d'une fonction déterminée dans l'organisation du travail. Ce lien se constitue dans le cadre de l'école et se prolonge dans le monde du travail. Si ce type de lien prend tout son sens au regard de la logique productive de la société industrielle, il ne faut pas le concevoir comme exclusivement dépendant de la sphère économique. Pour analyser le lien de participation organique, il faut prendre en considération non seulement le rapport au travail conformément à l'analyse de Durkheim, mais aussi le rapport à l'emploi qui relève de la logique protectrice de l'État social. Autrement dit, l'intégration professionnelle ne signifie pas uniquement l'épanouissement au travail, mais aussi le rattachement, au-delà du monde du travail, au socle de protection élémentaire constitué à partir des luttes sociales dans le cadre du welfare. L'expression «avoir un travail» signifie pour les salariés la possibilité de l'épanouissement dans une activité productive et, en même temps, l'assurance de garanties face à l'avenir. On peut donc définir le type idéal de l'intégration professionnelle comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l'emploi.

Ces deux dimensions se retrouvent dans le concept de précarité professionnelle déjà évoqué, selon que l'on prend en compte le rapport à l'emploi (instabilité de l'emploi) ou le rapport au travail (insatisfaction au travail) comme fondement de l'analyse. D'une façon plus générale, l'étude des déviations du type idéal de l'intégration professionnelle permet de mieux comprendre les inégalités qui traversent aujourd'hui le monde du travail. La tendance à l'autonomie dans le travail et à l'individualisation de la performance conduit presque inévitablement les salariés, quel que soit leur niveau de qualification et de responsabilités, à chercher à se distinguer au sein même de leur groupe de travail, ce qui accroît les facteurs potentiels de rivalités et de tensions entre eux au-delà de leur appartenance à une catégorie déterminée dans l'échelle hiérarchique de l'entreprise. Par ailleurs, si la plupart des entreprises tentent de renforcer leur flexibilité, il existe toutefois de fortes variations d'une entreprise à l'autre, si bien que le risque de perdre son emploi et de vivre dans la crainte de cette perspective est devenu un facteur propre d'inégalité entre les salariés. Autrement dit, l'évolution des formes de l'intégration professionnelle, loin de réduire les différenciations, consacre la complexité de la hiérarchie socioprofessionnelle et fragilise en même temps une frange croissante de salariés.

Enfin, le lien de citoyenneté repose sur le principe de l'appartenance à une nation. Dans son principe, la nation reconnaît à ses membres des droits et des devoirs et en fait des citoyens à part entière. Dans les sociétés démocratiques, les citoyens sont égaux en droit, ce qui implique, non pas que les inégalités économiques et sociales disparaissent, mais que des efforts soient accomplis dans la nation pour que tous les citoyens soient traités de façon équivalente et forment ensemble un corps ayant une identité et des valeurs communes. Il est usuel aujourd'hui de distinguer les droits civils qui protègent l'individu dans l'exercice de ses libertés fondamentales, notamment face aux empiètements jugés illégitimes de l'État, les droits politiques qui lui assurent une participation à la vie publique, et les droits sociaux qui lui garantissent une certaine protection face aux aléas de la vie. Ce processus d'extension des droits fondamentaux individuels correspond à la consécration du principe universel d'égalité et du rôle dévolu à l'individu citoyen qui est censé appartenir «de plein droit», au-delà de la spécificité de son statut social, à la communauté politique. Le lien de citoyenneté est fondé aussi sur la reconnaissance de la souveraineté du citoyen. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme précise : «La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation». Il trouve également sa source dans la logique protectrice de l'égalité démocratique. On trouve donc à nouveau dans le lien de citoyenneté les deux fondements de protection et de reconnaissance que j'ai déjà identifiés dans les trois types de liens précédents. Le lien de citoyenneté repose sur une conception exigeante des droits et des devoirs de l'individu.

Ces quatre types de liens sont complémentaires et entrecroisés. Ils constituent le tissu social qui enveloppe l'individu. Lorsque ce dernier décline son identité, il peut faire référence aussi bien à sa nationalité (lien de citoyenneté), à sa profession (lien de participation organique), à ses groupes d'appartenance (lien de participation élective), à ses origines familiales (lien de filiation). Dans chaque société, ces quatre types de liens constituent la trame sociale qui préexiste aux individus et à partir de laquelle ils sont appelés à tisser leurs appartenances au corps social par le processus de socialisation. Si l'intensité de ces liens sociaux varie d'un individu à l'autre en fonction des conditions particulières de sa socialisation, elle dépend aussi de l'importance relative que les sociétés leur accordent. Le rôle que jouent par exemple les solidarités familiales et les attentes collectives à leur égard est variable d'une société à l'autre. Les formes de sociabilité qui découlent du lien de participation élective ou du lien de participation organique dépendent en grande partie du genre de vie et sont multiples. L'importance accordée au principe de citoyenneté comme fondement de la protection et de la reconnaissance n'est pas la même dans tous les pays.

6. La fragilisation ou la rupture des liens sociaux

La thèse de la crise ou en tout cas d'un certain délitement du lien social est partagée par de nombreux sociologues et renvoie généralement à l'affaiblissement du rôle intégrateur des grandes institutions que sont la famille, l'école, le travail, la protection sociale. Cette idée est aujourd'hui largement partagée par de nombreux acteurs sociaux et présente dans le débat public où il est courant de parler de recul de la cohésion sociale (et parfois de l'unité nationale), de difficultés d'insertion sociale et professionnelle, de manque voire d'échec de l'intégration de certaines populations (pauvres, marginaux, immigrés ou descendants d'immigrés), de repli identitaire, de montée des particularismes et des communautarismes, etc. Comment votre grille d'analyse peut-elle nous éclairer sur ces questions ?

On peut analyser la précarité des liens sociaux en fonction d'un déficit plus ou moins avancé de protection et d'un déni plus ou moins intense de reconnaissance. Chacun de ces liens dans son expression précaire correspond à une épreuve problématique : le lien de filiation renvoie à l'épreuve potentielle de la déchéance parentale – pensez aux parents à qui on retire les enfants, considérés comme de mauvais parents, incapables de s'occuper de leurs enfants, qui sont infériorisés – ; le lien de participation élective (couple, réseaux d'amis), cela renvoie à l'épreuve du divorce ou de la séparation, mais aussi l'épreuve du rejet dans les groupes, de l'abandon, de la rupture du lien d'amitié ; dans le lien de participation organique l'épreuve clé c'est le chômage et enfin dans le lien de citoyenneté, on trouve des épreuves sous l'angle de l'exil, de la perte des droits relatifs à une inscription citoyenne dans une nation donnée.

La remise en question au moins partielle des mécanismes traditionnels de l'intégration sociale fondés sur la force des grandes institutions de socialisation (la famille, l'école, l'emploi, les corps intermédiaires, les institutions républicaines) se traduit par de nouvelles inégalités sociales. Pour le comprendre, il faut d'abord repartir du constat historique selon lequel l'autonomie des individus par rapport à leurs attaches familiales, et aux formes contraintes de la solidarité des proches, n'a pu se réaliser qu'à partir d'un processus long et inachevé de développement de la protection sociale généralisée. Or, ce système mis en place au cours du XXème siècle apparaît en recul et des franges nombreuses de la population sont de plus en plus précaires ou menacées de le devenir. Par ailleurs, les politiques de lutte contre les effets délétères de la désintégration tendent paradoxalement à renforcer la visibilité des catégories jugées «désintégrées» ou susceptibles de l'être et consacre ainsi leur processus de disqualification sociale.

Enfin, la reconnaissance, qui découlait de l'attachement stable à des groupes restreints et de l'entrecroisement efficace des différents types de liens sociaux tout au long du processus de socialisation, passe aujourd'hui de plus en plus, on l'a vu, par une plus grande autonomie, voire émancipation, de l'individu par rapport à ses attaches traditionnelles, mais aussi par une disjonction des différentes sphères d'intégration par lesquelles se construisaient jusque-là les identités et les statuts sociaux.

Prenons un exemple. Dans les années d'après-guerre, les clivages entre groupes sociaux étaient plus marqués. La classe ouvrière s'intégrait au système social par un processus de socialisation qui reposait sur une articulation serrée entre la famille, l'école, le quartier, l'usine, les collectifs de travail et les formes organisées des luttes syndicales et politiques. Le destin des ouvriers était presque tracé à la naissance. Il ne garantissait pas un niveau de vie très éloigné de la pauvreté, mais il assurait une forme d'intégration sociale et permettait même, pendant les années de forte croissance économique et de plein emploi, de participer au sentiment collectif d'un progrès social. Le chômage de masse qui s'est développé à partir des années 1980 est venu stopper ce processus et la précarité professionnelle n'a cessé depuis de s'accroître. La belle mécanique de l'intégration sociale a commencé à se gripper. De nombreux jeunes ouvriers ont été subitement et cruellement confrontés au chômage à la fin de leurs études alors même lorsqu'ils avaient suivi une filière professionnelle qui devait les conduire vers un emploi. Le chômage de masse s'est en quelque sorte enraciné dans les quartiers populaires. Il a contribué à fragiliser les familles et à tendre les rapports sociaux. Tout ceci est aujourd'hui bien connu. Mais il faut souligner que la désintégration de la classe ouvrière se traduit par de nouvelles formes d'inégalité.

7. Le concept de disqualification sociale

Pour penser cette question de la rupture du lien social, vous avez forgé le concept de « disqualification sociale » dans vos premières recherches sur la pauvreté et l'exclusion. Robert Castel parle quant à lui de « désaffiliation sociale » pour décrire le processus qui conduit de l'intégration à l'exclusion sociale. Qu'entendez-vous exactement par disqualification sociale et en quoi cette notion se distingue-t-elle de celle de désaffiliation sociale ?

J'ai élaboré le concept de disqualification sociale dans mes recherches sur les formes contemporaines de la pauvreté dans le prolongement des travaux de Georg Simmel au début du XXème siècle sur le statut des pauvres [13]. L'objet d'étude qu'il propose n'est pas la pauvreté ni les pauvres en tant que tels mais la relation d'assistance entre eux et la société dans laquelle ils vivent. La disqualification sociale correspond à l'une des formes possibles de cette relation entre une population désignée comme pauvre en fonction de sa dépendance à l'égard des services sociaux et le reste de la société [14]. Cinq éléments principaux permettent de définir cette relation : 1) Le fait même d'être assisté assigne les «pauvres» à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l'ensemble de leurs rapports avec autrui. 2) Si les pauvres, par le fait d'être assistés, ne peuvent avoir qu'un statut social dévalorisé qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent pour ainsi dire la dernière strate ; 3) Si les pauvres sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance au discrédit qui les accable ; 4) Le processus de disqualification sociale comporte plusieurs phases (fragilité, dépendance et rupture des liens sociaux) ; 5) Les trois conditions socio-historiques de l'amplification de ce processus sont : un niveau élevé de développement économique associé à une forte dégradation du marché de l'emploi ; une plus grande fragilité de la sociabilité familiale et des réseaux d'aide privée ; une politique sociale de lutte contre la pauvreté qui se fonde de plus en plus sur des mesures catégorielles proches de l'assistance.

J'ai par la suite élargi le concept de disqualification sociale au monde du travail en examinant et comparant les formes de l'intégration professionnelle. À partir d'une enquête auprès d'un échantillon diversifié de salariés, laquelle a abouti à la publication du Salarié de la précarité [15], j'ai pu constater que le processus de disqualification sociale ne commence pas obligatoirement par l'expérience du chômage, mais que l'on peut trouver dans le monde du travail des situations de précarité comparables à l'expérience du chômage, au sens de la crise identitaire et de l'affaiblissement des liens sociaux. Rappelons ici, brièvement, que la précarité des salariés a été analysée en partant de l'hypothèse que le rapport au travail et le rapport à l'emploi constituent deux dimensions distinctes de l'intégration professionnelle, aussi fondamentales l'une que l'autre. C'est ainsi que le type idéal de l'intégration professionnelle a été défini comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l'emploi. La première condition est remplie lorsque les salariés disent qu'ils éprouvent des satisfactions au travail, et la seconde, lorsque l'emploi qu'ils exercent est suffisamment stable pour leur permettre de planifier leur avenir et d'être protégés face aux aléas de la vie. Ce type idéal, qualifié d'intégration assurée, a permis de distinguer, par déduction, et de vérifier ensuite empiriquement, trois types de déviations : l'intégration incertaine (satisfaction au travail et instabilité de l'emploi), l'intégration laborieuse (insatisfaction au travail et stabilité de l'emploi) et l'intégration disqualifiante (insatisfaction au travail et instabilité de l'emploi). L'intégration disqualifiante affecte alors les deux sources du lien social : la protection du fait de l'instabilité de l'emploi, la reconnaissance du fait de l'insatisfaction au travail.

Au cours des vingt dernières années, nombreux sont ceux qui ont tenté de comparer le concept de «désaffiliation sociale» que Robert Castel a développé dans ses recherches sur les métamorphoses de la condition salariale et celui de «disqualification sociale». Ces deux concepts sont en effet proches au sens où ils interrogent, l'un et l'autre, les liens sociaux et leurs fragilités dans les sociétés contemporaines. Mais Robert Castel a, me semble-t-il, privilégié une approche de ces liens fondée sur la protection sociale, alors que j'ai insisté davantage sur la dimension identitaire et la reconnaissance sociale. Il serait absurde de dire que nous avons, chacun de notre côté, fait totalement l'impasse sur l'une ou l'autre des deux dimensions du lien social. Mais, avec du recul, je dirais que nous avons souvent mêlé les deux dimensions sans nous rendre vraiment compte de l'intérêt analytique qu'il y aurait à les dissocier.

C'est dans cet esprit de révision critique que j'ai travaillé par la suite sur les fondements du lien social en proposant une analyse systématique de distinction de ces deux sources du lien. Du coup, ce retour analytique m'a également conduit à préciser et compléter la définition du concept de disqualification sociale. Je dirais donc aujourd'hui qu'il renvoie au processus d'affaiblissement ou de rupture des liens de l'individu à la société au sens de la double perte de la protection et de la reconnaissance sociale. L'homme socialement disqualifié est à la fois vulnérable face à l'avenir et accablé par le poids du regard négatif qu'autrui porte sur lui.

8. Analyse comparative des sociétés sur l'entrecroisement des liens sociaux

Selon vous, les individus sont reliés entre eux par un « système d'entrecroisement normatif » des différents liens sociaux, mais chaque société a une manière particulière de combiner les liens sociaux et donc d'apporter des réponses à l'affaiblissement de tel ou tel lien social ou au défaut d'intégration de certaines populations. Qu'entendez-vous exactement par système d'entrecroisement normatif et quels sont les grands modèles de mise en oeuvre de la solidarité dans les pays développés ? Qu'apporte cette typologie des régimes de solidarité relativement à celle d'Esping-Andersen sur les régimes de welfare ?

C'est dans mes recherches sur les expériences vécues du chômage en Europe et, par la suite, dans mon ouvrage Les formes élémentaires de la pauvreté [16], que je me suis rendu compte que des sociétés nationales pourtant proches – participant à l'Union européenne – restent profondément différentes les uns des autres en ce qui concerne le système d'entrecroisement des liens sociaux. Qu'est-ce que cela veut dire ? Les quatre types de liens sociaux existent dans toutes les sociétés et chaque individu est appelé à les construire au cours du processus de socialisation quel que soit son pays d'appartenance. Mais ce qui varie fortement, c'est l'importance respective que l'on attribue à chacun de ces types de liens sociaux dans chaque société nationale. Le lien de filiation sera sollicité de façon variable lorsqu'il s'agira de prendre en charge les jeunes adultes au chômage ou les personnes dépendantes selon que l'on se trouve dans les pays du Sud de l'Europe ou, au contraire, dans les pays du Nord. Le lien de participation élective peut prendre également des formes différentes selon que les individus sont encouragés à accorder de l'importance à des formes d'organisation associative ou communautaire et à s'y engager formellement ou, au contraire, à privilégier un mode plus informel de participation à la vie sociale. Le lien de participation organique est en grande partie dépendant de la force des institutions qui président à l'organisation de la vie professionnelle et des corps intermédiaires, laquelle reste également variable d'une société à l'autre. Enfin, le lien de citoyenneté qui puise ses fondements dans l'histoire nationale n'a pas la même résonnance dans chaque pays et se traduit lui aussi par des engagements réciproques de nature différente entre l'État et les citoyens. Ces variations conduisent par conséquent à nous interroger sur l'entrecroisement normatif des liens sociaux dans chaque société et à identifier ce que j'appelle des «régimes d'attachement». Un régime d'attachement constitue un mode d'entrecroisement normatif spécifique des quatre types de liens sociaux.

Mes recherches en cours portent précisément sur l'élaboration d'une typologie de ces régimes d'attachement et sur la mise à l'épreuve de cette dernière à partir de données comparatives. Le lien de participation organique joue un rôle fondamental dans toutes les sociétés, mais il s'articule avec les autres liens de façon variable selon l'importance qu'elles accordent à chacun d'entre eux, notamment lorsqu'il s'agit de répondre à des questions d'organisation des solidarités (par exemple, qui doit prendre en charge les jeunes adultes quand ils ne parviennent à accéder à un emploi, comment organiser le soutien aux personnes dépendantes ?) ou à des questions relatives à l'égalité entre les sexes (comment organiser la prise en charge des jeunes enfants quand les deux parents travaillent ?). Les comparaisons permettent de constater que chaque société répond de façon normative à ces questions, à tel point que ce qui peut sembler aller de soi dans un pays donné peut paraître surprenant dans un autre. On peut parler ainsi d'un régime d'attachement «organique-familialiste» dans les pays du Sud de l'Europe ou dans des pays pauvres ; d'un régime «organique-public» dans les pays nordiques où le principe d'égalité citoyenne, notamment dans les droits sociaux, est appliqué de façon rigoureuse ; d'un régime «organique-électif» dans les pays anglo-saxons de tradition libérale qui accordent une grande importance à la responsabilité individuelle et dans lesquels les individus sont appelés à construire eux-mêmes leurs propres réseaux de solidarité, y compris dans un esprit communautaire ; et enfin d'un régime «organique-multi-solidaire» dans les pays d'Europe continentale où se combinent plusieurs influences normatives.

Les régimes d'attachement de liens sociaux peuvent être rapprochés des régimes de welfare tels que G. Esping-Andersen les a définis en ce qu'ils se fondent sur une hypothèse comparable de régulation normative globale des sociétés modernes. Mais ces régimes d'attachement de liens sociaux ne se limitent pas à la régulation du marché et au processus de «démarchandisation», ce qui constitue le coeur de la réflexion d'Esping-Andersen. Ils se fondent sur une analyse plus large des modes de régulation en accordant une plus grande importance au rôle de la famille, des organisations associatives et communautaires, des corps intermédiaires et à la conception des institutions publiques selon qu'elles sont plus ou  moins animées par l'esprit d'égalité citoyenne.

9. La question des hiérarchies sociales

En arrière-plan de cette question du lien social et de sa régulation normative, il y a celle des hiérarchies des statuts sociaux et des formes de domination qui peuvent exister au sein des rapports sociaux, en particulier dans la sphère du travail. Comment intégrer cette problématique des hiérarchies et des inégalités sociales (peu présente chez Durkheim) dans la réflexion sur le lien social et la solidarité ?

On a souvent en effet souligné que la question des inégalités et des classes sociales était peu présente chez Durkheim. La disqualification sociale n'apparaît pas, ni même les formes de domination, or toutes les sociétés, en même temps qu'elles intègrent, hiérarchisent et créent inévitablement des grands, des moyens et des petits. Et les petits sont souvent justement très faiblement intégrés. Durkheim raisonne de façon générale à partir des concepts d'intégration et de régulation, mais il me semble qu'il passe à côté du principe de hiérarchisation qui est contenu dans la normativité des liens. C'est ce qu'il faut revisiter aussi dans une théorie des liens sociaux. J'ai déjà indiqué plus haut que les politiques publiques qui visent d'une façon ou d'une autre l'intégration sociale se traduisent souvent par une catégorisation des publics jugés vulnérables, ce qui conduit presque inévitablement à leur hiérarchisation fondée une échelle de prestige des statuts sociaux. Les populations situées au bas de cette échelle sont inévitablement stigmatisées. D'une façon plus générale, les inégalités méritent aujourd'hui d'être appréhendées à partir d'une lecture à la fois de la fragilité intrinsèque des quatre types de liens sociaux et de la fragilisation poussée de leur entrecroisement. Autrement dit, le moteur de l'inégalité se situe aujourd'hui non plus exclusivement entre groupes sociaux intégrés et rivaux dans la lutte pour le partage des bénéfices, mais dans les ratés du processus d'intégration sociale lui-même qui contribuent à hiérarchiser la population tout au long d'un continuum qui oppose deux pôles extrêmes : celui de la force cumulative des quatre types de liens sociaux qui prédispose à une intégration sociale stabilisée et celui de la faiblesse cumulative de ces liens, voire de la rupture de certains d'entre eux, qui se traduit un déficit de protection et un déni de reconnaissance. Dans ce pôle de la faiblesse cumulative des liens, il existe des modes de résistance à la disqualification sociale. Face à l'épuisement du lien de participation organique et du lien de citoyenneté, la compensation est souvent recherchée dans les ressources potentielles de lien de participation élective, celui que l'on peut encore mobiliser dans les réseaux communautaires souvent organisés sur la base du quartier de résidence. La conflictualité se développe sur fond d'éclatement des collectifs traditionnels et se fonde sur des formes d'expression plus spontanées et aussi plus violentes.

10. Le nouvel esprit de solidarité

Dans la préface de l'édition « Quadrige » de Repenser la solidarité, vous parlez d'un « nouvel esprit de solidarité » qui s'est affirmé peu à peu depuis, en gros, la fin des années 1980 et que vous nommez la « solidarité participative ». En quoi consiste cette nouvelle conception de la solidarité et comment expliquer sa diffusion progressive dans notre société ?

Sur ce point, je me limiterais volontiers au cas de la France. Je ne voudrais pas ici prétendre à la possibilité de généraliser cette notion de «solidarité participative». La doctrine du solidarisme dont nous avons parlé précédemment a exercé tout au long du XXème siècle une influence considérable dans le mode de régulation du lien social en inculquant aux individus une morale professionnelle et une conscience des risques sociaux à prendre en charge collectivement. Au tournant du siècle, l'application concrète de cette doctrine a rencontré des difficultés en raison notamment de la dégradation de la société salariale et de ses effets en termes de précarité professionnelle et de refoulement de franges nombreuses et croissantes de la population en marge du marché de l'emploi. Autrement dit, l'État social fondé sur la prise en charge assurantielle des risques sociaux définis sur une base, non pas universelle comme dans les pays scandinaves, mais plutôt corporatiste et bureaucratique, a très vite rencontré ses propres faiblesses et fait preuve de difficultés à répondre aux nouveaux défis de la question sociale. Peu à peu toutefois de nouvelles formes d'intervention sociale ont vu le jour. Ces dernières ont été impulsées non pas par les partenaires sociaux, mais par l'État lui-même à travers l'ensemble des missions de solidarité qu'il a jugé utile de développer, à la périphérie du marché de l'emploi. Peu à peu, une nouvelle doctrine s'est affirmée transformant les bases sur lesquelles le solidarisme était fondé.

Il ne s'agit pas d'en déduire que la doctrine du solidarisme a disparu pour autant, mais de constater qu'elle est devenue, au fil du temps, tant dans les faits que dans les représentations, une forme de régulation incomplète du lien social, rendant nécessaire l'intervention directe de l'État. L'effritement des protections acquises dans une République sociale favorable à la négociation entre partenaires sociaux a conduit l'État à s'adresser directement aux individus, notamment à ceux dont l'instabilité professionnelle et/ou l'éloignement du monde du travail rendaient précaires et dépendants des aides de l'assistance. Il est frappant de constater que cette intervention directe a été justifiée par le principe de solidarité en complément de la protection offerte par les assurances sociales. Alors que la conception de ces dernières a été fortement influencée par la pensée solidariste, l'expression de la solidarité désigne désormais de façon consensuelle le champ propre de la régulation étatique de l'assistance. Mais ce champ d'intervention spécifique de l'assistance n'est plus résiduel comme il avait la vocation à l'être dans la conception universaliste des fondateurs de la sécurité sociale aussi bien en France qu'à l'étranger. Il concerne désormais des franges nombreuses de la population exclues des assurances sociales et qu'il faut néanmoins protéger. Depuis la fin des années 1980, avec le vote de la loi sur le RMI, la France a été le terrain de nombreuses expérimentations visant à trouver des formes nouvelles de régulation du lien social.

Tout d'abord, l'État et ses services sociaux – décentralisés ou non – s'adressent non plus à des populations ou à des groupes sociaux organisés, mais à des individus particuliers en essayant de tenir compte de leur trajectoire sociale et professionnelle. Il s'agit d'instaurer un nouveau type de droit social visant à faire des individus non pas des assistés à secourir, mais des citoyens actifs engagés dans un processus d'insertion. La logique qui prime est celle de la participation à la société. Elle affirme que chaque individu est un acteur qui est appelé à bâtir lui-même son propre devenir. L'aide apportée par la collectivité n'a ainsi d'autre finalité que de renforcer son lien de participation aux échanges de la vie en société. L'objectif est de rendre le bénéficiaire plus responsable, de l'encourager à définir pour lui-même et ses proches les modalités d'un projet de participation à la vie collective au sens large.

Ainsi, l'ensemble de ces nouvelles réglementations traduisent une tendance désormais généralisée à concevoir la solidarité par l'instauration d'un lien direct entre l'État social – représenté par différentes instances qui en émanent ou en dépendent plus ou moins directement, les services de l'État, mais aussi les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les organismes de sécurité sociale, les associations ainsi que les institutions sociales et médico-sociales – et des individus appelés à être non seulement des sujets de droit, mais aussi des citoyens actifs et responsables de leur destin, quelles que puissent être leur situation objective et leurs difficultés réelles. C'est dans ce sens que l'on peut parler de solidarité participative. Désormais, les individus doivent montrer qu'ils sont responsables et coopérants pour être protégés. C'est dans le cadre de l'interaction entre individus et agents des institutions sociales – et non plus exclusivement dans la complémentarité organique du monde du travail – que se joue la dynamique de ce type de solidarité et par là-même la définition moderne de la citoyenneté sociale telle que nous l'entendons dans notre pays.


Notes :

[1] S. Paugam, Le lien social, Paris, PUF "Que sais-je ?", 2008.

[2] E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1893, PUF, coll. "Quadrige/grands textes", 2007.

[3] S. Paugam, Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l'intégration professionnelle, Paris, PUF, coll. "Le lien social", 2000, nouvelle édition "Quadrige", 2007.

[4] L. Bourgeois, Solidarité, (1ère édition 1896), Villeneuve d'Ascq, Presses du Septentrion, 1998.

[5] Ibid., p. 44.

[6] Ibid., p. 46.

[7] Ibid., p. 49.

[8] G. Simmel, Sociologie, 1ère édition en allemand 1908, Paris, PUF, 1999, p. 690.

[9] Ibid. p. 414-415.

[10] Ibid., p. 422.

[11] Ibid., p. 431.

[12] François de Singly, Les uns avec les autres, Paris, Armand Colin, 2003, p. 73-74.

[13] G. Simmel, Les pauvres, 1ère édition en allemand 1908, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 1998.

[14] Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté , Paris, PUF, 1991, huitième édition avec une préface inédite "La disqualification sociale, vingt ans après", coll. "Quadrige", 2009.

[15] Op. cit.

[16] S. Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, coll. "Le lien social", 2005.

 

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