Analyser les violences dans le couple comme un problème public. Retour sur enquêtes.
Pauline Delage est sociologue, chargée de recherche au CNRS, rattachée au CRESPPA-CSU (Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris-Cultures et Sociétés Urbaines). Ses travaux portent sur les transformations des mouvements féministes et sur l'action publique contre les violences fondées sur le genre. Depuis 2017, elle est co-coordinatrice du réseau de recherche sur les violences de genre, VisaGe.
Elle est l'autrice de Violences conjugales : du combat féministe à la cause publique (Presses de Sciences-Po, 2017). Avec Marylène Lieber et Marta Roca i Escoda, elle a également publié Contrer les violences dans le couple : émergence et reconfigurations d’un problème public (éditions Antipodes, 2020).
Introduction
Comment les violences dans le couple sont-elles devenues un problème public ? Cette question implique de chercher à comprendre comment un ensemble d'acteurs et d'actrices les ont jugées intolérables et comment cette situation s'est traduite par un traitement public. Pour y répondre, ce texte vise à exposer certains des enjeux de la sociologie des problèmes publics [1] en s'appuyant principalement sur deux recherches, l'une (Delage, 2017) portant sur les mouvements féministes investis dans la lutte contre les violences conjugales en France et aux Etats-Unis [2], l'autre (Delage, Lieber et Roca i Escoda, 2020) revenant sur les formulations et reformulations multiples de cette question en Suisse [3]. Le thème des violences dans le couple est mobilisé ici pour illustrer la façon dont un problème peut faire l'objet de conceptions différenciées. Ce faisant, il s'agit de plaider pour une analyse soulignant le caractère processuel, dynamique et concurrentiel de l'émergence et des transformations des problèmes publics, grâce à la comparaison à la fois diachronique et synchronique, à l'échelle nationale et internationale, de contextes de mise en problème. Souligner la pluralité des définitions d'un phénomène ne signifie pas pour autant que toutes se valent, et ce texte doit également permettre de réaffirmer une approche sociologique des violences dans le couple, entendues comme le produit de rapports sociaux de sexe.
Une approche constructiviste de la violence dans le couple
Les problèmes publics ne sont pas le simple reflet de réalités objectives. En se détachant d'une approche normative, la sociologie des problèmes publics s'est développée aux Etats-Unis, où l'on parle de social problems, à rebours de toute conception des problèmes les envisageant comme la traduction de dysfonctionnements et comme la réponse à des conditions sociales objectives. Tous les torts, tous les dommages, toutes les souffrances et toutes les injustices, quels que soient le nombre de personnes affectées et leur degré d'importance supposé, ne deviennent pas nécessairement des objets débattus dans l'espace public ou traités par les institutions. Jusque dans les années 1970, la question des violences masculines faites aux femmes n'était par exemple pas considérée comme une préoccupation publique légitime ; elle pouvait être appréhendée dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, des mobilisations pour la tempérance ou comme les effets de pathologies, mais ne faisait pas l'objet de revendications propres, de débats publics ou de lois spécifiquement dédiées.
C'est pour contrer l'approche fonctionnaliste des problèmes que des sociologues ont cherché à souligner le rôle des acteurs et actrices investis dans l'identification d'une condition comme un problème. Herbert G. Blumer considère que les problèmes « existent en premier lieu en fonction de la manière dont ils sont définis et conçus dans la société » (Blumer, 1971). Dans la même lignée, Malcolm Spector et John I. Kitsuse ont voulu étudier les activités de « claims-makers » (Spector et Kitsuse, 1973), c'est-à-dire celles des acteurs et actrices investis dans la mise en problème d'une situation, qui peuvent être regroupées en quatre étapes :
- des groupes formulent des revendications sur un fait qu'ils jugent intolérable ;
- ce problème est pris en compte par des institutions ;
- ces réponses étant insatisfaisantes pour les claim-makers, de nouvelles revendications sont formulées ;
- ces derniers instaurent des institutions alternatives.
Aussi les problèmes sont-ils entendus comme des constructions produites par le travail d'acteurs et d'actrices, et leur analyse s'attache-t-elle à étudier les dynamiques d'émergence et de formation d'un problème. Stephen Hilgartner et Charles L. Bosk ont interrogé le caractère séquentiel et linéaire du modèle proposé par Spector et Kitsuse en insistant d'une part sur les dynamiques de sélection des problèmes et de compétition entre eux, d'autre part sur les différentes arènes impliquées dans leur formulation et les interactions entre elles (Hilgartner et Bosk, 1988). Mais le geste analytique constructiviste a semé les jalons du développement d'une multitude de travaux, malgré l'hétérogénéité des définitions données au constructivisme et de leurs implications épistémologiques et méthodologiques.
Cherchant à démêler les polémiques autour du rapport entre subjectivisme et objectivisme dans l'analyse des problèmes publics, Joel Best a proposé une typologie des formes de constructivisme (Best, 1995) : strict, qui propose de mettre en suspens toute forme de réalité objective ; démystifiant (debunking), sur laquelle repose l'étude des paniques morales et qui souligne un écart entre la réalité objective et son traitement public ; enfin, contextuel, qui se concentre sur les processus de construction d'un problème sans en nier l'existence objective. Pour reprendre la formule d'Erik Neveu, cette dernière définition voit « le constructivisme (comme n'étant) pas ici indifférence aux faits sous l'alibi que n'importe quoi peut devenir un problème » (Neveu, 2022 p. 9). En se penchant sur les mondes sociaux investis dans la constitution d'outils politiques, cognitifs ou juridiques, grâce au recours aux médias, à l'expertise scientifique ou à divers relais institutionnels et politiques, il s'agit d’observer « la transformation d'un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d'intervention étatique » (Felstiner, Abel et Sarat, 1991). C'est dans cette optique, attentive aux rôles des mouvements féministes entendus comme des « entrepreneurs », selon la formulation d'Howard Becker (Becker, 1963), ou des « propriétaires » de cause, pour reprendre celle de Joseph Gusfield (Gusfield, 2009), que j'ai étudié les formulations du problème des violences dans le couple en France et aux Etats-Unis.
Dans les années 1970, les militantes féministes [4] envisagent ce qui relève de la sphère privée comme des enjeux politiques, façonnés par des rapports de domination et qui nécessitent un traitement public. Les violences masculines, essentiellement sexuelles et conjugales, ne sont plus vues comme des questions intimes, circonscrites au foyer : en effet, elles structurent la vie de toutes les femmes, directement, lorsqu'elles en subissent, ou indirectement, comme levier de contrôle de leur corps, et participent ainsi de la reproduction des rapports sociaux. Face à l'ampleur du phénomène et de ses répercussions, des militantes se rendent compte du manque de structures capables d'accueillir les victimes et créent alors des espaces spécifiquement dédiés à l'écoute, l'accompagnement et l'hébergement. Aux Etats-Unis, plusieurs groupes mettent en place des espaces, en bricolant, pour venir en aide à des femmes cherchant à fuir un conjoint violent. C'est le cas notamment à Saint Paul, dans le Minnesota, où des femmes tenant une permanence d'accueil, appelée Women's Advocates, hébergent une nuit, en urgence, une femme et ses enfants, ce qui se traduit par la création d'un refuge en 1973, ou encore à Boston, où des militantes féministes, qui connaissent un refuge canadien, ouvrent leur appartement pour accueillir des victimes et créent ainsi Transition House en 1975. En 1974, Erin Pizzey publie l'ouvrage Scream Quietly or the Neighbours will Hear, dans lequel elle témoigne de l'expérience du premier Women's Aid fondé à Chiswick dans la banlieue de Londres. La traduction du livre en français en 1975 contribue à diffuser ce modèle en France. Outre les lieux d'accueil, les militantes déploient une pratique féministe spécifique d'accompagnement des violences qui, dans les contextes français et états-unien, repose sur le refus du mépris des victimes qui s'exprimait jusqu'alors dans les institutions publiques, en particulier en provenance des représentants des forces de l'ordre lorsque ces derniers minimisaient le vécu des victimes, les détournaient de leur intention de déposer plainte ou encore lorsque, appelés pour intervenir à domicile, ils proposaient de faire un tour de quartier avec les conjoints violents pour qu'ils se calment. A contrario, la perspective féministe s'appuie sur l'analyse des mécanismes de domination qui empêchent les femmes de quitter un conjoint violent et renverse ainsi une question largement répandue, symbolisant la culpabilisation des victimes, « pourquoi ne partent-elles pas ? ». Les féministes engagées dans la lutte contre les violences favorisent l'écoute et mobilisent des savoirs sur les violences, tels que le cycle de la violence, développé par la psychologue Lenore Walker, la prise en compte des allers-retours dans l'accompagnement, ou encore, plus tard, les notions d'emprise ou de traumatisme.
Si en France et aux Etats-Unis le problème émerge à partir d'une histoire et un postulat militants proches, la comparaison des contextes souligne des modalités de traitement différenciées en fonction des opportunités professionnelles, institutionnelles et politiques.
D'une part, les structures s'ancrent dans des secteurs professionnels différents et mobilisent les savoirs et savoir-faire associés. Au sujet de la France, Elisa Herman a montré comment les associations féministes ont eu recours aux dispositifs et aux financements de l'Etat social, par le biais des Centres d'Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) en particulier, pour développer des lieux d'hébergement et se sont insérées dans ce secteur en recrutant des travailleuses sociales qualifiées (Herman, 2016). Aux Etats-Unis, les associations observées à Los Angeles se sont inscrites dans le social work, qui se distingue du travail social français en ce que ce secteur renvoie davantage au secteur de la santé mentale.
D'autre part, le développement de politiques publiques est plus précoce aux États-Unis qu'il ne l'est en France et le droit y constitue un socle de mobilisations féministes plus important. Le protective order destiné aux victimes de violences conjugales est créé dans l'Etat de Pennsylvanie en 1976 et se diffuse rapidement dans d'autres Etats. En 1976, des juristes intentent un procès contre les forces de l'ordre des villes de New York et d'Oakland qui n'ont pas répondu aux appels de victimes ; ce type d'action juridique a également lieu en 1983 et contribue à inciter l’Attorney General à mettre en place un groupe de travail sur les violences intra-familiales en 1984. Des collaborations sont tissées entre les acteurs des mondes juridique et associatif. C'est le cas à Duluth, dans le Minnesota : en 1980, est ainsi développé le Domestic Abuse Intervention Program, un programme de suivi des hommes violents et des femmes victimes qui circule dans le reste du pays et au-delà. Bien que d'autres institutions étatiques, notamment sanitaires comme le montre Catherine Cavalin dans sa thèse (Cavalin, 2016), traitent la question, la judiciarisation et la pénalisation constituent l'un des rouages principaux de la légitimation de la cause. Ainsi en 1994, est promulgué le Violence Against Women Act, loi qui finance alors nombre de programmes de formation des services de police, de politiques comme la mandatory arrest et de collaborations entre associations et les forces de l'ordre. L’Office on Violence Against Women est également créé dans ce cadre en étant rattaché au Département de la Justice.
En France, ce sont d’abord les institutions en charge des droits des femmes qui se font les relais des revendications féministes. Outre des collaborations locales, en 1989, Michèle André, alors secrétaire d'État chargée des droits des femmes et de l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, lance la première campagne sur les violences faites aux femmes qui donne lieu à l'expérimentation d'une ligne d'écoute nationale, le 3919, pérennisée en 1992, et des commissions départementales spécifiques. L'action publique se développe dans les années 2000, sous l'impulsion des institutions internationales. Plusieurs lois sont ensuite votées et des plans d'action triennaux sont instaurés pour protéger les victimes, sanctionner les auteurs et prévenir les violences.
Cette image est extraite d'une vidéo de l'INA revenant sur les étapes qui ont permis la constitution des violences conjugales en problème public, en France, des années 1970 aux années 2000.
La comparaison internationale révèle les contours de problèmes publics différenciés : les féministes se sont emparées des contraintes contextuelles, notamment juridiques et institutionnelles, et ont ajusté leurs pratiques et leur discours en fonction pour promouvoir leur cause. Les financements et l'appui des institutions issus du secteur de la santé et de la justice, en particulier pénale, aux Etats-Unis, de l'Etat social et des services dédiés aux droits des femmes en France ont constitué autant d'opportunités distinctes pour les actrices investies dans le traitement des violences dans le couple.
Des problèmes disputés : le rapport entre genre et violence au cœur des débats définitionnels
La définition d’un problème public n'est par ailleurs pas nécessairement consensuelle et stabilisée ; elle fait l'objet de débats dans différents champs. L'étude pionnière de Joseph Gusfield (Gusfield, 2009) a montré que l'alcool au volant est devenu un problème notamment grâce à l'intervention d'acteurs du monde scientifique qui ont contribué à recatégoriser le conducteur-buveur en chauffeur-ivre. La lutte contre l'alcool au volant s'est imposée comme une réponse, légitimée par les pouvoirs publics et instituée en droit, au phénomène des accidents de la route, en évacuant d'autres problématisations possibles, telle celle centrée sur les équipements routiers ou l'état des véhicules. Aussi les problèmes publics sont-ils l'objet de luttes symboliques contribuant à déterminer des représentations dominantes et légitimes.
C'est le cas de la violence dans le couple, où la question de l'influence du genre, entendu comme un rapport social, ainsi que celle du rapport à l'héritage féministe des structures d'accueil des victimes sont centrales dans les enjeux de problématisation.
D'une part, la production de savoirs sur les violences a fait l'objet de contestations dans différents mondes sociaux. C'est en particulier le cas aux Etats-Unis suite à la parution des résultats de plusieurs enquêtes quantitatives dont l'interprétation des résultats diffère considérablement. Comme l'a rappelé Catherine Cavalin, « la controverse soulève trois enjeux majeurs : l'échantillonnage, l'outil utilisé pour enregistrer les faits de violence subis et la définition même de ce qu'est la violence conjugale » (Cavalin, 2013). De ces débats, deux principales approches surgissent. Certaines enquêtes, comme la National Family Violence Survey (NFVS) en 1975 et sa réplique de 1985, inscrites dans la perspective de la « family violence », concluent à une symétrie de genre : hommes et femmes sont victimes de violences dans les mêmes proportions. D'autres, comme la National Violence Against Women Survey (NVAWS, 1995-1996), confirment la perspective féministe des violences et soulignent une asymétrie de genre : les femmes sont davantage victimes et les violences subies sont plus graves. En analysant ces controverses, Michael P. Johnson (2008) a construit une nouvelle typologie des violences dans le couple qui distingue le « terrorisme intime » asymétrique et essentiellement commis par des hommes sur des femmes, la « violence situationnelle de couple », symétrique, et la « résistance violente » dont font preuve les femmes victimes. L'enjeu définitionnel est symbolique, mais se traduit aussi dans des questions de méthodologie statistique qui contribuent à travailler en retour la définition du problème : les enquêtes aboutissent à des résultats différents parce qu'elles ne comptent pas le même problème. Alors que la NFVS mesure les violences situationnelles de couple, la NVAWS est plus à même de saisir le terrorisme conjugal. Dans une terminologie différente, la distinction entre conflit, symétrique et égalitaire, et contrôle conjugal, asymétrique et inégalitaire, a également été mobilisée dans les enquêtes quantitatives en France, en particulier dans l'Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France (ENVEFF) (Jaspard, Brown, Condon, Fougeyrollas-Schwebel, Houel, Lhomond, Maillochon, Saurel-Cubizolles et Schiltz, 2003) et Violences et rapports de genre (VIRAGE) (Brown, Debauche, Hamel et Mazuy, 2020).
D'autre part, la « propriété du problème » (Gusfield, 2009) est également l'objet de conflits. Si la question des violences dans le couple est apparue grâce aux mobilisations féministes, cet héritage et son rôle dans la définition du problème, et donc dans l'orientation des politiques publiques, sont contestés. Ainsi, aux Etats-Unis en particulier, l'identité féministe des associations observées à Los Angeles et le fait que les violences soient essentiellement commises par des hommes n'étaient pas explicitement revendiqués. Une association formée dans les années 1970 par des militantes féministes a par exemple changé son nom pour effacer son histoire militante et se montrer ouverte aussi bien aux hommes qu'aux femmes. Cet « évitement du féminisme », un concept repris à la suite des travaux de Nina Eliasoph (Eliasoph, 2010), est notamment dû au travail voué à établir une image consensuelle, non clivante, du problème et des structures qui le prennent en charge, et à la remise en cause plus explicite de la grille de lecture féministe du problème notamment par des groupes masculinistes.
Une enquête menée en Suisse portait sur l'émergence et les reconfigurations du problème des violences dans le couple depuis les années 1970 dans trois cantons, Vaud, Genève et Zurich. Il s'agissait d'étudier les arènes différentes dans lesquelles le problème était formulé et reformulé et les logiques de concurrence, symboliques et matérielles, participant des transformations des représentations des violences. L'étude du contexte suisse, marqué par le confédéralisme et la décentralisation de l'action publique, permet d'éclairer différentes formulations du problème, qui peut par exemple être entendu en termes de droits des femmes, de droits sanitaires et médicaux, ou encore sécuritaires.
Le cas de Genève est une bonne illustration des « significations disputées » (Gusfield, 2012) dont fait l'objet le problème des violences dans le couple. Jusque dans les années 1990, cette question était essentiellement traitée au sein de « l'espace de la cause des femmes » (Bereni, 2007), composé des structures associatives féministes, des institutions en charge des droits des femmes, dont les actrices sont parfois désignées comme des fémocrates [5], ainsi que de chercheuses spécialisées dans l'analyse des rapports de genre. Après sa création en 1987, le Bureau de l'égalité s'associe aux associations féministes locales spécialisées dans le traitement des violences faites aux femmes pour lancer les premières initiatives. C'est également à l'initiative d'une structure d'accueil et d'hébergement de femmes victimes et de cette instance chargée des droits des femmes que la première enquête sur les violences dans le couple est lancée et paraît en 1997 (Gillioz, De Puy, Ducret, 1997). La violence y est entendue comme le produit de la domination masculine. Au milieu des années 1990, de nouveaux acteurs fondent une structure de soin destinée aux personnes touchées par la violence, et instituent une nouvelle grille d'entendement consistant à envisager la question des violences comme un problème sanitaire et à traiter les victimes, les auteurs et les témoins, quel que soit leur genre. A la même époque, une association centrée sur l'accompagnement des auteurs apparaît. Si le traitement des auteurs n'est pas en soi incompatible avec la perspective féministe des violences, les acteurs investis dans la création de cet organisme entrent en rupture avec cette dernière, qu'ils voient comme une approche binaire, et cherchent à travailler sur les violences commises par des femmes dans les couples hétérosexuels. D'un problème associé aux droits des femmes et à l'égalité, envisagé comme le produit de rapports de genre et dont l'une des principales modalités de résolution repose sur l'accompagnement des femmes victimes, on passe à une question nécessitant le soin de toutes les parties. En s'appuyant sur un discours thérapeutique et médical, ces nouveaux acteurs, composés notamment de médecins et de psychologues, voient dans le brouillage des frontières entre victimes et auteurs, et dans le fait de dégenrer la question des violences dans le couple, un enjeu central du traitement du problème. Au début des années 2000, ces luttes définitionnelles s'incarnent dans la promulgation d'une loi sur les violences dans le couple, dont l'un des piliers repose sur la constitution d'un Bureau aux Violences Domestiques distinct du Bureau à l'Egalité. Ainsi, la question des violences dans le couple a été symboliquement séparée des autres violences faites aux femmes et, plus généralement, des droits des femmes. Si cette partition des compétences institutionnelles a ensuite été remise en cause, cet exemple montre comment une interprétation des violences dans le couple dissociée de la question des inégalités entre les femmes et les hommes peut s'imposer dans le référentiel de politiques publiques. Ces luttes symboliques, définitionnelles, ont ainsi des implications matérielles dans la mesure où elles affectent le découpage des compétences institutionnelles et l'allocation de ressources.
Par ailleurs, ces changements institutionnels et cognitifs s'accompagnent de transformations dans les catégories mobilisées pour nommer le problème des violences dans le couple [6] : s'il était question de violences conjugales, on parle alors de violences domestiques. Carol L. Bacchi encourage à étudier les catégories mobilisées pour désigner un problème, celles-ci pouvant mettre en lumière les enjeux symboliques sous-jacents (Bachi, 2009). La sociologue déploie une méthode d'analyse résumée par la question « What's the problem represented to be ? », consistant à interroger le problème ciblé, les représentations sur lesquelles il repose, la façon dont cette représentation est advenue, ses angles morts, les autres conceptions possibles du problème, les effets de cette représentation et la façon dont elle est produite, diffusée et défendue. Alors que la violence conjugale renvoie au cadre du couple, où les femmes sont les principales victimes dans les relations intimes hétérosexuelles, l'usage de la catégorie « violences domestiques », qui cible le foyer, tend à englober d'autres types de violences, comme celles sur les enfants, celles sur les personnes âgées et celles des enfants sur leurs parents. Dans le contexte genevois où des définitions concurrentes de la violence dans le couple se sont opposées, l'imposition de cette catégorie renforce et révèle les changements définitionnels en cours, marqués par la mise à distance, sinon en cause, d'une grille d'analyse en termes de genre.
Cette image est extraite d'une vidéo de l’INA montrant l'évolution des termes employés dans le champ médiatique pour qualifier le meurtre d'une femme par son conjoint et soulignant les enjeux associés aux catégories mobilisées pour nommer ces événements.
Multiplication des arènes de traitement et des catégories
Les deux enquêtes citées se penchaient d'une part sur le rôle des mouvements féministes et, d'autre part, sur la diversité d'acteurs et actrices clefs investis dans le développement de l'action publique, issus en particulier du secteur associatif, du monde de la recherche et des institutions publiques. D'autres travaux se penchent sur le rôle des médias dans la problématisation d'une question. C'est notamment le cas des travaux d'Emmanuel Henry sur l'amiante (Henry, 2007). S'agissant des violences fondées sur le genre, des chercheuses étudient spécifiquement le champ médiatique et se penchent sur les temporalités de la médiatisation du problème, le rôle des affaires, les effets du moment #MeToo, ainsi que sur les formes de cadrage des violences sexuelles ou du harcèlement de rue qui sont déployées [7].
Plus globalement, au-delà des violences dans le couple, l'institutionnalisation des luttes contre les violences fondées sur le genre et la multiplication des politiques publiques, ainsi que des catégories d'action publique, ont permis d'impulser de nouvelles recherches sur la formulation des problèmes, les tensions et concurrences entre eux, le rôle du renouvellement des mobilisations féministes à l'ère #MeToo, ainsi que sur la mise en œuvre de l'action publique et l'expérience des violences par celles et ceux qui en sont la principale cible [8].
Conclusion
Envisager les violences dans le couple comme un problème public consiste à souligner le rôle des acteurs et actrices qui, en se saisissant des conditions institutionnelles et politiques, œuvrent à l'apparition et au traitement de ce phénomène dans le monde social, ainsi que la multiplicité des formulations et des cadrages possibles et, enfin, les luttes symboliques et matérielles dont elles font l'objet, qui les produisent et transforment. L'approche constructiviste proposée dans ce texte n'est cependant pas dissociée de la compréhension des configurations sociologiques et des rapports sociaux qui produisent la violence dans le couple, de façon notamment à saisir les ressorts des débats scientifiques et politiques qui façonnent le problème et ses reformulations.
Références bibliographiques
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Pour aller plus loin
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Notes
[1] Pour un retour plus exhaustif sur la sociologie des problèmes publics, voir Érik Neveu, Sociologie politique des problèmes publics, Paris, A. Colin, 2015, 2ème éd. 2022 ; voir aussi Emmanuel Henry, « Construction des problèmes publics », in Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. 2ème édition mise à jour et augmentée, Presses de Sciences Po, 2020, p. 152-158.
[2] Menée de 2010 à 2013, l'enquête reposait sur un volet sociohistorique fondé sur l'analyse de la presse militante des années 1970, des entretiens avec des militantes de l'époque et des dispositifs d'action publique développés en France et aux Etats-Unis, ainsi qu'un volet ethnographique, reposant sur l'observation pendant plusieurs mois du travail d'associations héritières des mouvements féministes, spécialisées dans l’accompagnement de victimes de violences conjugales, et sur des entretiens semi-directifs avec des travailleuses de ces structures, essentiellement situées en Ile-de-France et dans le comté de Los Angeles.
[3] L'enquête s'est déroulée de 2015 à 2017 et s'appuie sur l'analyse des politiques publiques menées contre les violences faites aux femmes au niveau confédéral et dans les cantons de Vaud, Genève et Zurich ainsi que sur des entretiens semi-directifs conduits avec les acteurs et actrices clefs impliqués dans l’action publique, issus des mondes institutionnels, associatifs, médicaux et des forces de l'ordre, dans ces trois cantons.
[4] Pour étudier l'histoire des mouvements féministes, la métaphore de la vague est mobilisée pour désigner des périodes de mobilisation. La première vague renvoie aux mouvements centrés sur les droits civils des femmes ; elle débute au XIXème siècle et se termine avec l’obtention du droit de vote. Dans la lignée des mouvements contestataires des années 1968, la deuxième vague a contribué à révéler les inégalités entre les femmes et les hommes se déployant dans les sphères privées et publiques – le slogan-phare « le personnel est politique » résume en partie les revendications portées à l'époque. Enfin, un débat existe sur l'existence d'une troisième vague, dans les années 1990, qui aurait contribué à mettre en cause l’universalité du sujet féministe de la vague précédente, en soulignant la multiplicité des rapports sociaux, de race, de classe et de sexualité qui façonnent la trajectoire des femmes et leurs expériences. Enfin, une dernière vague est celle qui se situe dans le moment #MeToo ; elle se déploie à l'échelle internationale notamment grâce aux réseaux sociaux, et la lutte contre les violences fondées sur le genre constitue l'un des traits structurants des revendications. L'usage de la métaphore de la vague est cependant remis en cause, en histoire notamment, parce qu'elle tend à occulter les mouvements sociaux qui se déroulent dans les « creux de vague », autrement dit en dehors des pics de mobilisations. Voir Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir, 1945-1970, Paris, Fayard, 2000 ; Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s'en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020.
[5] Pour une analyse de ces institutions en France, voir Anne Revillard, La cause des femmes dans l'État. Une comparaison France-Québec, Presses universitaires de Grenoble, 2016.
[6] Dans les années 1970, lorsque les militantes féministes se sont emparées du problème des violences dans le couple, on parlait de « femmes battues », y compris aux Etats-Unis où il était question de battered women. Si cette catégorie a permis de souligner le fait que ce sont des femmes qui en sont les principales victimes et d'inscrire ainsi le problème dans des rapports de domination genrés, elle a par la suite été abandonnée, car trop centrée. C'est la raison pour laquelle on parle de violence conjugale, au singulier pour désigner un système fondé sur le contrôle dans le couple, ou violences conjugales, au pluriel, pour mettre en lumière la multitude de formes de violences, physiques, sexuelles, psychologiques ou encore économiques, administratives, qui peuvent avoir cours dans la vie intime. D'autres catégories sont mobilisées, comme celle de violences intra-familiales, qui est notamment utilisée par les forces de l'ordre, et englobe les violences au sein de la famille, y compris lorsqu'elles sont exercées sur les enfants, ou celle de violences entre partenaires intimes, traduction de intimate partner violence, qui inclut toute forme de relation intime, quelle que soit leur durée, en les détachant de la question de la cohabitation. Parler de partner en anglais, et de « partenaire » en français, révèle également la volonté de ne pas exclure les couples de même sexe. Si ces appellations sont centrées sur les violences dans le couple, d'autres désignent le phénomène plus global des violences faites aux femmes ou encore de violences masculines faites aux femmes, et mettent alors l'accent sur le genre des victimes et des auteurs ; d'autres encore parlent de violences sexistes, et de violences fondées sur le genre, ce qui souligne le rapport social à l'œuvre dans la production des violences.
[7] Pour ne citer que certains de ces travaux, voir par exemple Stéphanie Archat, La construction du « harcèlement de rue » comme problème public en France. Entre médiatisation, militantisme et action publique, thèse de sciences politiques, Université Paris Dauphine, 2022 ; Laure Beaulieu, « Avant et après #Metoo : traiter des violences sexistes et sexuelles en tant que journaliste », in Catherine Cavalin, Jaércio Da Silva, Pauline Delage, Irène Despontin Lefèvre, Delphine Lacombe, Bibia Pavard (dir.), Les violences sexistes après #MeToo, Paris, Presses des Mines, 2022 ; Charlotte Buisson, « L'affaire Baupin : médiatisation, circulation et appropriation politique. Quand la presse dénonce les violences sexistes et sexuelles qui s'opèrent au sein du champ politique », Université Panthéon-Assas, thèse en cours ; Claire Ruffio, « Politiser le "crime de l'intime". Ce que #MeToo fait à la médiatisation du viol en France (2000-2020) », in Catherine Cavalin, et al., op. cit.
[8] Le dynamisme de ce champ de recherche s'illustre dans la multiplication des thèses et des publications, ainsi que dans la constitution du réseau de chercheuses et chercheurs VisaGe en 2017 (https://www.reseauvisage.fr/). Voir Les membres du laboratoire junior VisaGe, « Vivacité des recherches sur les violences fondées sur le genre : la création du laboratoire junior « VisaGe » », Mouvements, vol. 99, no. 3, 2019, p. 67-74.