Réformes structurelles et politiques macroéconomiques
Ce chapitre résume un rapport remis au Conseil d'analyse économique.
Tel que le débat s'est instauré en France et en Europe, les expériences réussies de décrue du chômage dans les années 1990 seraient simples à interpréter : elles résulteraient de la conjugaison de réformes structurelles des marchés - du marché du travail essentiellement, mais pas uniquement - et d'une bonne combinaison des politiques macroéconomiques. Les interprétations divergent pourtant quant à l'importance à accorder à ce deuxième élément. Pour certains, il serait de second ordre ou même induit par le premier, tant des structures de marché inadaptées limiteraient les marges de man_uvre de la politique économique jusqu'à parfois l'empêcher. Sur le premier, il n'y a aucune ambiguïté quant aux réformes structurelles souhaitables: déréglementation et affaiblissement des protections. Telle est du moins la pensée largement, pour ne pas dire universellement, dominante aujourd'hui.
Est-ce pour autant un gage de vérité? Même si en certaines époques des consensus se dégagent, ils ne sont en rien garants de la pertinence des recommandations qui leur sont associées. Mais une pensée dominante doit être prise au sérieux. C'est pourquoi, nous avons vraiment tenté de mettre en lumière l'influence des structures et des institutions sur les performances en matière d'emploi et de chômage dans les différents pays étudiés. Nous voulions à la fois comprendre les raisons du succès de certains d'entre eux, en même temps que donner toutes ses chances à la thèse structurelle si bien défendue par l'OCDE. Se pourrait-il que cette thèse ne soit assise sur aucune base empirique solide? Ce qui frappe dans le discours structurel sur le chômage, c'est la distance, pour ne pas dire l'abîme, qui sépare la certitude des recommandations et la fragilité des données qui les fondent.
Or l'observation révèle que la situation des pays au regard du chômage est d'une grande diversité. Cette diversité est multidimensionnelle puisqu'elle concerne à la fois le niveau et l'histoire du chômage, sa structure, les systèmes de protection sociale et les modes de fonctionnement du marché du travail. La persistance du chômage de masse en Europe produit un certain désarroi intellectuel qui conduit fréquemment à ériger en modèle l'expérience d'autres pays. C'est ainsi notamment que les Français auraient gagné à être, tour à tour, Suédois dans les années 1970, Allemands dans les années 1980, Anglo-saxons ou Hollandais dans les années 1990et à redevenir Français depuis quelques mois! C'est dire que le palmarès des réussites de pays évolue au cours du temps, et que les pays phares d'une décennie peuvent se retrouver relégués parmi les échecs de la décennie suivante. Car chaque expérience de pays est singulière: elle s'inscrit dans une tradition, une culture, un système anthropologique spécifiques. Elle est comme un précipité qui résulte de la combinaison d'éléments chimiquement purs dont le nombre, la qualité et la pondération sont déterminés par l'histoire du pays. Importer l'un de ces éléments, pour le mélanger à d'autres, provenant d'une histoire différente, ne pourra jamais donner le même précipité.
L'alchimie qui aboutit au succès est donc complexe et nous n'en connaissons qu'un nombre très restreint d'éléments. Il se peut que ce soit leur conjugaison avec d'autres, inobservables, qui produit le résultat constaté, et non pas ces éléments eux-mêmes.
Identification des modèles de réussite
L'identification des modèles de réussite, lorsque l'on se réfère à la période 1983-1999, permet de distinguer entre deux groupes de pays, parmi 10 économies de l'OCDE, dont 6 de l'Union européenne et 8 de l'Europe au sens large:
1. Les pays dont la baisse récente du chômage prolonge une tendance affirmée de long ou moyen terme: États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande, ou dont l'amélioration récente s'inscrit dans un mouvement lent d'érosion: Portugal et Danemark. Ces pays seront qualifiés de "modèles dynamiques".
2. Les pays qui résistent sur de faibles niveaux: États-Unis, Autriche, Japon, Norvège, Suisse. Dans ces pays, à la notable exception des États-Unis, le chômage est peu fluctuant et demeure centré sur des taux inférieurs à 5%. Ces pays, qui seront qualifiés de "modèles de résistance", ont prouvé jusqu'ici une grande capacité à absorber les chocs, sans que la digue du plein emploi ne rompe réellement. L'effectif de ce groupe s'est malgré tout réduit au tournant des années 1980-1990 avec l'explosion du chômage en Finlande, en Suède et en Nouvelle-Zélande. L'appartenance du Japon à ce groupe est de plus en plus menacée. Les États-Unis présentent la particularité de pouvoir être classés dans l'une ou l'autre de ces deux catégories. Ils n'ont pas, comme nombre de pays européens, connu une tendance continue à l'aggravation du chômage depuis le milieu des années 1970 - et en ce sens ils peuvent être qualifiés de modèle de résistance -, mais lorsque l'on observe les deux dernières décennies, il apparaît incontestable qu'une baisse tendancielle du chômage semble les caractériser.
L'hétérogénéité institutionnelle des pays ayant réussi à endiguer le chômage conduit à la présomption qu'il existe une multiplicité de "stratégies gagnantes" d'une part et que, d'autre part, c'est la configuration des variables institutionnelles, leur cohérence, davantage que la conformité de chacune aux a priori théoriques, qui importe. On peut dès lors s'attendre à ce que les tests empiriques ne parviennent pas à des résultats très tranchés.
Il faut d'abord identifier les facteurs de succès, puis s'interroger sur la cohérence qui a caractérisé ces facteurs dans les expériences réussies de décrue du chômage.
Les clefs de la réussite
1. Les variables institutionnelles, lorsqu'elles sont considérées isolément, n'apparaissent pas jouer un rôle déterminant dans l'explication du niveau du chômage. Certaines d'entre elles apparaissent cependant affecter sa structure et sa volatilité.
- La rigueur de la protection de l'emploi profite aux hommes d'âge très actif, et accroît le chômage des femmes, des jeunes et des "vieux".
- La flexibilité au sens de l'OCDE accroît la volatilité de l'emploi. C'est la raison pour laquelle les économies les plus flexibles au sens courant du terme, si elles sont caractérisées par de bonnes performances en matière d'emploi et de chômage dans la phase ascendante du cycle, connaissent une très rapide dégradation de leur marché du travail en situation de récession. Un exemple en est l'Espagne.
- Il ne semble pas que l'évolution des institutions ait grandement influencé celle du chômage. Mais peut-être ces réformes n'ont-elles d'effet qu'à très long terme.
En bref, il n'existe pas de modèle de référence en ce domaine. C'est cela qui importe, car trop fréquemment, nous raisonnons comme si les institutions étaient exogènes au comportement des agents et qu'elles pouvaient être modifiées ad nutum. Or il se peut que les institutions ne fassent que formaliser des pratiques préalables, ou des demandes sociales nouvelles, davantage que de créer ex nihilo un cadre juridique optimal.
2. Un indicateur composite de "flexibilité" (au sens de l'OCDE) - mêlant plusieurs caractéristiques institutionnelles (protection de l'emploi, flexibilité des durées du travail, flexibilité des salaires et salaire minimum, etc.) - ne semble pas non plus permettre de discriminer entre les expériences de pays. Dès lors les chemins vers le plein emploi apparaissent multiples et certains sont beaucoup plus solidaires que d'autres.
Un enseignement robuste de la plupart des analyses empiriques est en effet que la centralisation et/ou la coordination joue un rôle important dans les modèles de réussite. Certaines adaptations nécessaires, comme par exemple la modération salariale, ont plus de chances d'être comprises et acceptées si elles font l'objet de discussions centralisées entre les partenaires sociaux. Laissées au marché, leur coût en terme d'emplois est généralement très élevé. C'est la raison pour laquelle des économies au marché du travail apparemment rigide selon les critères de l'OCDE, ont traversé les turbulences des trente dernières années sans connaître le chômage de masse.
3. Les économies occidentales ont connu de multiples chocs depuis la fin des années 1960. Il ressort d'une analyse économétrique sur longue période (1960-1998) et pour 19 pays de l'OCDE que l'évolution du chômage est beaucoup mieux expliquée par ces chocs que par les institutions considérées. Il n'en demeure pas moins que les niveaux de chômage diffèrent entre pays et que les institutions jouent probablement un rôle important dans la capacité de chacun d'entre eux à absorber les chocs. Ainsi, les résultats de l'investigation empirique révèlent que la sensibilité du chômage aux chocs macroéconomiques est d'autant plus élevée que la durée de l'indemnisation du chômage est longue et qu'elle est généreuse (en terme de taux de remplacement); elle est d'autant plus faible que le degré de coordination entre syndicats et employeurs est élevé. Il convient de manier ces résultats avec la plus grande des précautions tant l'influence des variables institutionnelles apparaît mineure. Certes ces variables ont les influences habituellement soulignées dans la littérature, mais elles ne parviennent à expliquer qu'une part très faible des paramètres mesurant la persistance et la sensibilité aux chocs. Il se peut qu'une moindre indemnisation du chômage, qu'une moindre protection du travail permette d'améliorer au second ordre les performances en matière d'emploi, mais peut-on imaginer que de telles mesures soient le prélude au surcroît de cohésion sociale qu'exige une meilleure coordination des négociations sociales? Et peut-on légitimer de telles mesures par des preuves empiriques aussi fragiles? Certains modèles de réussite, l'Autriche par exemple, ont des systèmes d'indemnisation du chômage apparemment peu généreux, mais couplés à une forte proportion de la population active sous statut d'invalidité. N'est-ce pas une autre façon d'indemniser le chômage de très longue durée ? D'autres, tels que les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège, cumulent des indemnités élevées et une proportion encore plus importante d'invalides. Et pourtant, ils ont réussi! C'est dire que la relation entre indemnisation du chômage et emploi est ténue et qu'elle est de surcroît brouillée par l'existence d'autres statuts. Par contre, des variables qui ne sont pas prises en compte habituellement, semblent avoir des effets autrement plus importants sur les taux d'emploi et de chômage, comme les structures familiales. Car la cellule familiale sert, lorsqu'elle existe, de substitut à l'indemnisation du chômage.
4. Plus que les structures institutionnelles, le "partage social du travail", dont les modalités sont très diverses selon les pays, semble avoir une influence significative sur l'évolution du chômage, du moins en Europe. La part des emplois à temps partiel, celle des emplois morcelés (d'une durée au plus égale à dix heures hebdomadaires) sont positivement corrélées au taux d'emploi et négativement au chômage et à sa durée, alors que la durée moyenne du travail ne semble avoir aucune influence. Elles représentent probablement la forme moderne de la flexibilité. Par contre, il n'apparaît pas que la proportion des invalides ait un rôle déterminant, encore qu'elle soit singulièrement importante (plus de 6% de la population active) dans 7 modèles de réussite sur 10. L'abaissement de l'âge de la retraite ou le recours massif aux préretraites, semble aussi sans effet.
5. Le dernier suspect convoqué est la combinaison des politiques macroéconomiques. Elle semble avoir joué un rôle important dans la plupart des modèles de réussite. Ils sont en effet majoritairement caractérisés dans les années 1990 par un policy mix plus expansionniste que les autres et, plus encore, par des conditions monétaires plus souples. Cela est notamment le cas des États-Unis et de l'Irlande, mais aussi des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de l'Autriche, notamment.
La cohérence des modèles de réussite
Les modèles de résistance ne sont généralement caractérisés ni par la croissance, ni par le caractère expansif des politiques économiques, même si la combinaison de leurs politiques macroéconomiques fut plutôt moins maladroite que celle des pays n'ayant pas réussi à endiguer le chômage. On peut même souligner que leur politique macroéconomique était en cohérence avec la situation de leur marché du travail. Ils n'avaient pas besoin de politiques particulièrement expansives, puisqu'ils n'ont pas connu le chômage de masse. Ils ont en commun d'être caractérisés par une forte coordination et un degré de centralisation élevé. Ils furent ainsi en mesure de mettre en _uvre la modalité de la flexibilité que nous avons qualifiée de solidaire, ce qui les a relativement protégés de l'aggravation du chômage. Une autre de leur caractéristique commune est d'avoir massivement recouru au "partage social du travail": on y retrouve une forte proportion de temps partiel, une forte proportion d'invalides, et une proportion de travail émietté près de trois fois plus importante que dans le reste des pays de l'OCDE. Ils sont aussi caractérisés par un système de protection sociale relativement généreux : protection de l'emploi et minima sociaux y sont élevés, alors que la dispersion des salaires y est faible.
Les modèles dynamiques sont au contraire caractérisés par une croissance plus forte, et un policy mix plutôt expansif. Ils sont aussi caractérisés par un partage social du travail favorisant le temps partiel, le temps émietté et le statut d'invalidité. Par contre la protection de l'emploi y est plus faible qu'ailleurs, le degré de coordination moins élevé que dans les modèles de résistance, mais plus élevé que dans le reste de l'OCDE. Ils ont aussi en commun d'avoir une faible flexibilité du salaire réel et une forte dispersion des salaires. Ils n'ont pas de caractéristiques communes en termes de minimas sociaux, et, pour ce qui concerne le taux de remplacement, leur pratique est plutôt variée (ce dernier est élevé et la période d'indemnisation longue, au Danemark et aux Pays-Bas).
On pourrait schématiquement en déduire qu'ils sont caractérisés par la modalité de la flexibilité que nous avons qualifiée de dynamique. La faible protection de l'emploi implique que leurs économies s'adaptent d'abord par une variation quantitative de l'emploi, suivie d'une flexibilité des salaires des outsiders que permet la forte dispersion des salaires qui les caractérise. Ils sont, comme les modèles de résistance, caractérisés par une grande cohérence entre leurs structures et leur politique macroéconomique; parce que la forte réactivité de l'emploi les rend très vulnérables à la récession, ils ont davantage recours que les autres à une politique économique active.
Cette taxonomie des modèles de réussite est évidemment quelque peu arbitraire. Elle a cependant pour mérite de souligner que les chemins vers le plein emploi sont multiples, mais aussi que la cartographie des modèles de référence peut changer au gré des fluctuations économiques. Encore quelques années de croissance et les grands pays d'Europe continentale, notamment la France, figureront dans la catégorie des modèles dynamiques. Et ceux qui appartiennent aujourd'hui à cette catégorie pourraient très bien se trouver relégués dans celle du "reste des pays de l'OCDE" à l'occasion d'une prochaine récession.
Bibliographie
FITOUSSI J.-P. et PASSET O., "Réformes structurelles et politiques macroéconomiques: les enseignements des "modèles" de pays", et FREYSSINET J., "La réduction du taux de chômage: les enseignements des expériences européennes", dans "Réduction du chômage: les réussites en Europe", Rapport du Conseil d'analyse économique, n° 23, La Documentation française, Paris, 2000.
JESTAZ D. et PASSET O., "Flexibilité comparée des marchés du travail américain et japonais", Revue de l'OFCE, n° 63, octobre 1997.
OCDE, Perspectives de l'emploi, OCDE, Paris, 1999.