Le retour au plein-emploi ?
Ce chapitre résume les articles "Le retour au plein-emploi?" et "2000-2040: population active et croissance", Revue de l'OFCE, n° 79, octobre 2001.
Le chômage a diminué de 1997 à la mi-2001 en France et dans la zone euro (respectivement 3,5 et 3,2 points). Cette forte décrue a montré qu'un chômage élevé n'est pas nécessairement une fatalité européenne, tandis que les États-Unis bénéficieraient d'un taux de chômage faible. Les aléas conjoncturels intervenus depuis ont tempéré les espoirs de croissance en Europe. Cependant, le jugement porté sur les perspectives de moyen terme ne doit pas être excessivement influencé par la situation économique de départ. Ni l'optimisme de 2000, ni le pessimisme de la fin 2001 ne sont de bons points d'appui pour discuter des conditions du retour au plein-emploi.
Dans la suite, nous avons évalué les hypothèses nécessaires pour que le taux de chômage se réduise de 9,6 % en 2000 jusqu'à 5 %. Deux conditions sont nécessaires: d'une part, la croissance doit être suffisamment soutenue, d'autre part, l'économie ne doit pas buter sur des tensions inflationnistes.
Condition 1 : une croissance soutenue
Lorsque l'économie croît à son rythme potentiel, l'emploi croît comme la population active, et le taux de chômage est stable. Il faut donc que la croissance soit suffisante, supérieure à 2,3 % par an, pour que le chômage diminue. Cela suppose une rupture par rapport aux années 1990, qui ont été influencées par des facteurs exceptionnels.
TABLEAU VIII.1. - CONTRIBUTIONS À LA BAISSE DU CHÔMAGE DE 2000 à 2010
Source : OFCE, e-mod.fr.
Dans notre scénario, le dynamisme de l'investissement et dans une moindre mesure la baisse du taux d'épargne des ménages jouent un rôle crucial pour le retour au plein-emploi (tableau VIII.1). Le taux d'investissement resterait supérieur à sa moyenne des années 1990, sans rattraper son niveau de la fin des années 1960. L'importance de l'investissement est double pour la croissance. D'une part, c'est un facteur de demande interne. D'autre part, il assure l'offre future, en accroissant les capacités. Le taux d'épargne des ménages baisserait, après une décennie de maintien à haut niveau.
De 1985 à 1995, les taux d'intérêt réels ont été extrêmement élevés en France. Le rendement des actifs physiques (investissement) était donc inférieur à celui des actifs financiers. La déréglementation en France a amené les institutions financières à augmenter de façon excessive leurs crédits de 1985 à 1990. Les entreprises et les ménages ont cherché par la suite à se désendetter en limitant leurs dépenses. De 1994 à 1996, la politique budgétaire a été restrictive en France, afin d'atteindre les critères de Maastricht. La demande intérieure a été bridée et n'a pas permis à l'investissement de jouer son rôle d'accélérateur.
Enfin, la montée du chômage, puis les inquiétudes quant aux retraites futures ont pu nourrir une épargne de précaution au cours de la décennie 1990. Celle-ci ne sera plus nécessaire du fait de la baisse du taux de chômage.
Une politique trop restrictive porterait atteinte à l'objectif de retour au plein-emploi; à l'inverse, une politique expansionniste creuserait le déficit, ce qui serait préjudiciable dans une période où la demande privée serait soutenue. La politique budgétaire serait globalement neutre, en ligne avec celle formulée par le gouvernement dans le programme pluri-annuel de finances publiques à l'horizon 2004 (tableau VIII.2). Le dynamisme de la croissance (3%, soit 0,7 point au-dessus de la croissance potentielle) permettrait une résorption spontanée du déficit public.
À partir de 2003, le commerce extérieur serait neutre. La France maintiendrait un avantage compétitif du fait de sa faible inflation. Cependant, la demande étrangère connaîtrait, pour la prochaine décennie, un rythme de croissance moyen plus faible (4,8 %) que celui observé au cours des dix dernières années (6,3%). Cette moindre croissance de la demande étrangère est due au double ralentissement de l'économie américaine et de l'ouverture des pays développés.
À court terme, une population active dynamique retarde la baisse du taux de chômage. À moyen terme, elle renforce la croissance. De 2000 à 2005, le nombre des personnes en âge de travailler progressera encore fortement.
TABLEAU VIII.2.- QUELQUES ÉLÉMENTS DU SCENARIO
1. Excédent brut d'exploitation/Valeur ajoutée des sociétés non financières.
2. Investissement des sociétés non financières et des entrepreneurs individuels/PIB (valeur).
3. Épargne/Revenu disponible brut des ménages.
4. Moyenne 2005-2010.
Source: OFCE, e-mod.fr.
La croissance permettra de diminuer la proportion de préretraités parmi les 55-60 ans. La forte baisse du taux de chômage attirera sur le marché du travail des personnes qui ne s'y seraient pas présentées sinon (on parle d'un effet de flexion). Le nombre d'actifs augmenterait de 0,7 % en moyenne. De 2005 à 2010, le passage des premières générations du baby-boom à l'âge de la retraite et la faible baisse du taux de chômage durant cette période devraient fortement ralentir la croissance de la population active (0,3% en moyenne).
D'autres facteurs faciliteraient la baisse du taux de chômage. Citons la réduction du temps de travail en 2001 et 2002, la contribution de l'emploi non marchand et en particulier celle de l'emploi public.
Condition 2 : une rupture structurelle
Le "chômage de plein-emploi" n'exclut aucune personne de l'emploi, permet à chacun de rechercher l'emploi qui lui convient et autorise des transitions entre des emplois. Il permet aussi aux entreprises d'accéder à une réserve de main-d'œuvre disponible. Il correspond aux notions théoriques de chômage frictionnel et structurel, résultant des processus d'appariement entre travailleurs et postes proposés par les entreprises, des processus de recherche d'emploi, de la mobilité géographique des offreurs et des demandeurs [Romer, 1997]. Compte tenu des caractéristiques de l'économie française, nous retiendrons l'hypothèse de 5% comme référence, à l'instar du rapport "plein-emploi" pour le Conseil d'analyse économique.
Cette notion de "chômage de plein-emploi" se distingue de celle du chômage d'équilibre. Ce concept, issu de la théorie du "chômage naturel" de Milton Friedman (1968), a connu des appellations diverses: NAIRU, NAWRU, chômage de long terme ou chômage structurel. Cette norme de taux de chômage a fait l'objet d'abondantes controverses quant à ses soubassements théoriques mais également sur sa validité empirique [Le Bihan, Sterdyniak, 1998].
Selon cette théorie, toute baisse du chômage observée au-dessous de ce niveau "naturel" a, dans un premier temps, pour contrepartie une accélération de l'inflation. Si ce phénomène est commun à l'ensemble des pays européens, les autorités monétaires viseront à contrôler l'inflation en ralentissant l'économie. Si l'inflation est circonscrite à la France, sa compétitivité se dégradera par rapport à ses partenaires européens, ce qui affaiblira la croissance. Au total, la baisse du chômage n'aura été que transitoire, tandis que ses conséquences inflationnistes seraient définitives. Selon cette théorie, les politiques actives de demande d'inspiration keynésienne sont inadéquates pour combattre le chômage d'équilibre; seules des réformes structurelles permettraient de diminuer ce niveau "naturel".
Le taux de chômage d'équilibre est issu de l'estimation d'une boucle prix-salaire. L'évaluation du taux de chômage d'équilibre résultant de ces estimations est très sensible aux hypothèses. À moyen terme, seuls les prix et la productivité varient. Dans ces conditions, et sous l'hypothèse d'une variation identique du prix de la valeur ajoutée et de celui des importations (2 % en rythme annuel), ainsi que d'une croissance annuelle de la productivité de 2 %, le taux de chômage d'équilibre s'établirait dans notre modèle aux alentours de 9,3 %. Ce dernier s'élèverait à 10 % si le SMIC progressait de 2 % en termes réels.
D'autres évaluations du NAIRU ont été menées [OCDE, 2000]. Celles-ci, réalisées à l'aide de méthodes d'estimation et de soubassements théoriques divers, concluent à un taux de chômage d'équilibre compris entre 9 et 12%.
Ces évaluations posent problème dans la mesure où la baisse récente du chômage en France à des niveaux proches ou inférieurs à ce taux n'a pas donné lieu à une poussée d'inflation. Le taux de chômage d'équilibre semble donc être inférieur à ces chiffres. Par ailleurs, le NAIRU pourrait baisser d'ici 2005 pour cinq raisons.
1. Fonctionnement du marché du travail
Dans les années 1980, sous l'impulsion notamment de Phelps, Blanchard et Krugman, les théories de l'hystérésis accréditent l'idée que le NAIRU évolue dans le même sens que le chômage courant, du fait de l'impact négatif du chômage sur l'accumulation de capital humain. À l'inverse, une baisse du taux de chômage devrait s'accompagner d'une diminution du NAIRU. Ces travaux théoriques sont largement étayés par les observations empiriques.
2. Crédibilité de la Banque centrale européenne
La mise en place de la BCE et sa crédibilité acquise dans la maîtrise de l'inflation peuvent agir sur les anticipations de prix et faire baisser le NAIRU. Cette évolution peut avoir commencé durant les années 1990, mais son effet reste encore marginal: la crédibilité de la BCE ne sera assurée que lorsqu'elle aura réussi à piloter un cycle d'expansion sans inflation, ce qui n'est pas encore le cas.
3. Baisse des taux d'intérêt réels
Cette crédibilité acquise, la BCE pourra poursuivre le mouvement de baisse des taux courts observé depuis 1997. Par ailleurs, cette baisse des taux courts se transmet aux taux longs lentement, si bien que l'impact des baisses passées n'est pas encore totalement observé. Or, le NAIRU peut être sensible à des baisses de taux d'intérêt [Fitoussi, Phelps, 1988]. Une politique monétaire plus souple, en favorisant l'investissement, permet non seulement une baisse du taux de chômage "keynésien" sans inflation, mais aussi une baisse progressive du NAIRU grâce à des taux d'investissement importants qui réduiraient les taux d'utilisation.
4. Politiques structurelles sur le marché du travail
Le NAIRU peut baisser graduellement en réaction aux politiques structurelles sur le marché du travail (réforme de l'indemnisation du chômage en 1993, abaissement de charges patronales, prime à l'emploi, PARE...). Cette baisse correspond à l'analyse la plus orthodoxe de l'évolution du NAIRU. Dans les travaux de Layard, Nickell et Jackman [1991], le chômage d'équilibre baisse toutes choses égales par ailleurs lorsque le pouvoir syndical, l'écart de revenu entre un salarié et un chômeur, ou l'importance des cotisations fiscales diminuent, et lorsque la probabilité de devenir chômeur ou l'efficacité du facteur travail augmentent. Cette théorie est cependant peu confortée par les faits.
5. Politiques structurelles sur le marché des biens et services
Les politiques structurelles sur le marché des biens (politique de concurrence, déréglementation) et sur les marchés financiers (déréglementation) peuvent diminuer le NAIRU. Ces politiques sont à l'œuvre depuis très longtemps mais elles seront accentuées avec les règles européennes et conduiront à une baisse du taux de marge des entreprises. Cette théorie n'est pas non plus avérée dans les faits et une baisse du taux de marge ne fait baisser que temporairement le NAIRU.
En fin de compte, l'hypothèse d'une baisse du NAIRU accompagnant celle du chômage paraît probable. Elle permet à l'inflation de rester en dessous de 2 % par an. Une baisse plus lente du NAIRU engendrerait plus d'inflation à court terme.
Scénarios alternatifs
Le scénario repose sur des hypothèses fortes. La réalité peut être décevante et le retour vers le plein-emploi plus long. Nous avons envisagé deux autres scénarios (tableau VIII.3). Dans le scénariode "retour lent", le NAIRU baisse plus lentement, les réformes structurelles ne donnant les résultats escomptés qu'en 2010. Dans le scénario "gris", le NAIRU se stabilise à 7 % à partir de 2005. Dans les deux cas, la BCE rend la politique monétaire plus restrictive devant les pressions inflationnistes. Ces politiques pèsent sur la croissance. Le chômage se réduit plus lentement; il ne passe pas en dessous du NAIRU, ce qui évite l'apparition de tensions inflationnistes.
La moindre croissance du scénario de "retour lent" est obtenue via deux canaux. D'une part la baisse du taux d'épargne des ménages est plus tardive, ceux-ci étant initialement plus prudents devant une baisse moins rapide du chômage. À partir de 2005, le taux d'épargne rejoint la trajectoire du compte de référence. D'autre part, le taux d'investissement se réduit jusqu'à la fin de la première phase de réduction rapide du chômage. Il augmente de nouveau à partir de 2005, et rejoint le niveau du compte central. C'est en effet le taux d'investissement nécessaire pour soutenir la croissance, compte tenu des hypothèses de productivité du capital.
Nous supposons que ce scénario de "retour lent" est commun à l'Europe. Tous les pays croissant moins vite, les exportations sont autant affectées que les importations et la contribution du commerce extérieur est identique à celle du compte central.
Le scénario "gris" repose au contraire sur un choc négatif en début de période sur la demande étrangère. La moindre baisse du chômage rend les ménages plus prudents et les incite à une baisse plus modérée de leur taux d'épargne. Cependant, pour maintenir le déficit public à un niveau comparable à celui du scénario de "retour lent", l'imposition des ménages est réduite de façon plus modérée que dans le scénario central. Ce choc sur le revenu des ménages les pousse à diminuer leur taux d'épargne. Celui-ci est inférieur à celui du scénario de "retour lent" et similaire à celui du compte central. Le taux d'investissement est réduit jusqu'à la fin de la période, du fait d'une moindre croissance et d'un PIB durablement plus faible.
TABLEAU VIII.3. - SCÉNARIOS ALTERNATIFS
En %
Le tableau se lit comme suit : dans le scénario "de retour lent", le PIB est inférieur de 1,1 % à son niveau du compte central en 2005.
Source: OFCE, e-mod.fr.
Dans les deux scénarios, la politique d'emploi publicest régulière dans le temps : on suppose qu'il y a un peu moins de 50000 emplois publics créés en moyenne par an d'ici 2010. Dans le scénario central, l'essentiel des créations était concentré dans la première moitié de la période.
Dans les deux scénarios, le solde des administrations publiques est sensiblement dégradé en 2005, du fait de la lenteur relative de la croissance. En 2010, la convergence est achevée, mais le solde est inférieur à celui du compte central, compte tenu du surplus de dette accumulé dans la première moitié de la décennie, qui a un coût.
Bibliographie
FITOUSSI J.-P., PHELPS ED., The slump in Europe: reconstructing Open macroeconomic Theory, Blackwell, 1988.
LAYARD R., S. NICKELL et R.JACKMAN, Unemployment : Macroeconomic Performance and the Labour Market, Oxford University Press, Oxford, 1991.
LE BIHAN H. et STERDYNIAK H., "Courbe de Phillips et modèle WS-PS, quelques remarques", Revue Économique, vol. 49, n°9, 1998.
OCDE, France, Études économiques de l'OCDE, juillet 2000.
PISANI-FERRY J., Plein-emploi, Rapport du Conseil d'analyse économique n° 30, La Documentation française, 2000.
ROMER D., Macroéconomie approfondie, Mcgraw-hill, 1997.