La position de la France en Europe
Ce chapitre résume la Lettre de l'OFCE, n° 217, mars 2002.
La bonne santé économique d'un pays est liée à l'évolution du niveau de vie de ses habitants. D'après une étude d'Eurostat, la France aurait vu sa situation, mesurée par le PIB par tête, se détériorer par rapport à la moyenne européenne.
Même si ce type de mesure est fragile, car sensible au calcul des parités de pouvoir d'achat, il attire l'attention sur un problème réel. La France s'est relativement appauvrie de 1992 à 2000, mais c'est essentiellement de 1992 à 1997 que sa situation s'est dégradée. Depuis, sa position a plutôt tendance à s'améliorer. Sur cette période, d'aucuns verront ici le résultat d'un policy mix particulièrement inadapté et anormalement restrictif. Pour d'autres, cet appauvrissement relatif est la conséquence d'un niveau de prix plus élevé en France que chez nos partenaires européens. Enfin, pour d'autres encore, les causes sont à chercher sur le marché du travail, son fonctionnement pouvant expliquer les écarts de productivité du travail et de taux d'emploi entre les différents pays.
Des questions restent en suspens. D'une part, quelle est la mesure la plus fiable pour comparer les PIB par habitant, sachant qu'il existe des disparités importantes en termes de calcul de prix relatifs et de paniers de biens entre pays? D'autre part, quels sont les facteurs qui peuvent expliquer l'appauvrissement relatif de la France au sein de l'Union européenne?
PIB par tête: quelle mesure pour quel constat ?
La comparaison des PIB par habitant doit être établie dans une seule et même monnaie. Selon le taux de change retenu, des écarts notables, pour un même pays, peuvent apparaître.
La méthode usuelle pour établir ce genre de comparaison consiste à transformer les monnaies locales en une même devise, le dollar, à partir d'un taux de change construit selon un standard de pouvoir d'achat (SPA). Ce taux de change SPA tient compte du coût de la vie dans les pays et permet de neutraliser les effets de change courant et d'inflation locale. Si cette mesure semble cohérente pour établir une comparaison internationale du revenu par habitant, la détermination de ce taux de change SPA est fragile et comporte une incertitude statistique importante. La parité de pouvoir d'achat est en effet un concept complexe qui nécessite de prendre en compte les différences de prix, dans l'espace et dans le temps, d'un même panier de biens et de services représentatif de la production ou de la consommation nationales, alors même que les composantes de la consommation ou de la production entre deux pays peuvent être très différentes. De plus, il est très difficile d'évaluer précisément la qualité de certains services (dont la santé, l'éducation...), qui peut varier fortement selon les pays.
Les divers problèmes liés au calcul du SPA engendrent des incertitudes dans les classements de PIB par habitant selon la source statistique retenue. Le classement de la France est en effet différent si l'on se réfère à la mesure du CEPII (5e) ou de la Banque mondiale (9e), plutôt que celle d'Eurostat et de l'OCDE (12e), ces deux organismes faisant partie du même projet de comparaison internationale.
Les comparaisons dans le temps des PIB par habitant sont délicates car soumises aux changements des comportements de consommation et de production, ce qui amène les différents instituts à réviser régulièrement la composition du panier de biens de référence. Par conséquent, la comparaison des PIB par tête en SPA en Europe entre 1992 et 2000 ne prend pas pour base le même panier de biens.
Dans une comparaison dynamique du revenu par habitant, et de manière à mesurer plus précisément la contribution de la croissance à l'érosion du PIB par tête français, il semble plus judicieux de mesurer les PIB par tête à parité de pouvoir d'achat constante établie pour une année de référence. Nous avons appliqué aux indices de PIB par tête de l'année 1992, point de départ de la comparaison, les taux de croissance du PIB fournis par les comptabilités nationales et les taux de croissance de la population. Cette méthode revient à utiliser le travail soigneux des instituts nationaux de statistique pour prendre en compte le partage entre les volumes et les prix. Cet indice "volume calé" peut être ensuite comparé à l'indice SPA. De cette comparaison, il apparaît que la croissance française, mesurée par la comptabilité nationale, n'explique que 30 % de la baisse du PIB par tête en SPA (graphique VIII.1).
GRAPHIQUE VIII.1. - INDICE RELATIF DU PIB PAR TÊTE DE LA FRANCE
Union européenne = 100
Sources: Eurostat; INSEE.
La valeur du PIB, aux révisions près, étant identique, l'écart entre les deux indices est le résultat d'un partage volume/prix différent entre l'institut européen et français, et notamment d'une perception différente de l'évolution des prix. Selon le taux de change SPA d'Eurostat, et contrairement aux chiffres fournis par la comptabilité nationale, les prix auraient plus fortement augmenté en France que chez nos partenaires. Dans un récent travail, l'INSEE (cf. encadré)conteste cette mesure. Si les chiffres d'Eurostat sont toutefois justes, il faut revisiter l'histoire de la croissance économique française sur la dernière décennie (graphiqueVIII.2). D'après les séries de prix recalculées à partir du taux de change en SPA fourni par Eurostat, l'économie française aurait connu des fluctuations plus fortes que celles enregistrées par l'INSEE. La récession de 1993 (- 3,1 % pour Eurostat contre - 1% pour l'INSEE), comme la reprise de 1995 (4% contre 1,9 %) auraient été plus marquées. Par ailleurs, l'économie française aurait connu une récession en 1996 (-1,1% contre 1,1%).
L'inflation en France selon Eurostat
Selon Eurostat, entre 1992 et 2000, l'inflation française cumulée est de 6% supérieure à la moyenne européenne, alors que pour l'INSEE, elle est inférieure de 0,4%. L'analyse détaillée de l'évolution des prix relatifs français est parfois surprenante: par exemple, en 1997, selon les données utilisées par Eurostat, les prix de la construction s'accroissent en France de plus de 40 % par rapport à la moyenne. Rien dans les évolutions de l'indice du coût de la construction suivi et publié par l'INSEE, qui présente une augmentation de 2,4% pour 1997, ne permet de confirmer une telle évolution. A l'inverse, l'enseignement connaîtrait une baisse de prix relatifs de plus de 20%, aussi peu crédible. Pour plus de détails sur le sujet, le lecteur pourra se référer à F. Magnien, J.L.Tavernier et D. Thesmar [2002].
GRAPHIQUE VIII.2. - LA CROISSANCE DE L'ÉCONOMIE FRANÇAISE
En %
Source: Eurostat, Comptabilité nationale.
En écart de croissance cumulée par rapport à la moyenne européenne entre les deux sources statistiques, la France serait la grande perdante (- 6,2 points dont 40 % s'expliquent par une sous-estimation de la croissance française, 60 % par une surestimation de la croissance au sein de l'Union européenne) avec le Royaume-Uni (- 3,9 points), contrairement à l'Allemagne (+ 3,4 points) et l'Italie (+ 1,4 point).
La hiérarchie des revenus par habitant dépend de l'indicateur statistique retenu, ce qui oblige à la prudence en termes de classement, surtout lorsque les écarts entre pays sont faibles (tableau VIII.1). Il est possible toutefois de distinguer, à l'instar des analyses menées par l'OCDE [Schreyer et Koechlin, 2001], trois groupes de pays au sein de l'Union européenne, et ce, quelle que soit la mesure de PIB par habitant retenue.
Le premier groupe, constitué du Danemark et de l'Irlande, se caractérise par un niveau élevé du revenu par habitant. Le deuxième groupe composé, de neuf pays, dont la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Italie, représente plus de 92 % du PIB européen (tableau VIII.1).
L'incertitude statistique pesant sur la mesure du PIB par tête en SPA étant relativement grande, il est difficile d'établir un classement précis et fiable au sein même de ce groupe. En effet, selon les mesures de prix d'Eurostat, la France serait, en termes de revenu par habitant, en dessous de la moyenne européenne et dernière de ce groupe. Cependant, si l'on retient les mesures de prix des comptables nationaux, la hiérarchie au sein de ces pays se modifie (tableau VIII.1 ligne 4). Les Français seraient en moyenne 5,5 % plus riches que l'Européen moyen, et la France ne se situerait plus en dernière position de ce groupe mais au contraire se maintiendrait dans la fourchette haute, devant l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Italie.
Le dernier groupe, constitué de pays du sud de l'Europe (Espagne, Portugal et Grèce), se caractérise par son retard sur la moyenne européenne, en termes de revenu par habitant.
Une moindre croissance relative de la France...
Si les changements de position au sein du groupe central des pays de l'Union européenne sont peu significatifs compte tenu de l'imprécision de la mesure des PIB en SPA, il est cependant évident, quel que soit l'indicateur retenu, que la France a connu un appauvrissement relatif depuis 1992. Celui-ci est continu de 1992 à 1997 (graphique VIII.3).
TABLEAUVIII.1 - PIB PAR HABITANT EN STANDARD DE POUVOIR D'ACHAT
Union européenne (hors Luxembourg pour l'OCDE) = indice base 100
* D'après cette décomposition, on s'aperçoit que la France est un des pays de l'Union européenne qui a la plus forte productivité du travail(5e) mais aussi un des taux d'emploi les plus faibles (11e) et un des ratios de dépendance les plus élevés (14e). Cette faiblesse du taux d'emploi français s'explique d'une part par les faibles niveaux d'activité des jeunes (15-24 ans) et des personnes âgées (55-64 ans), d'autre part par le niveau du taux de chômage supérieur à la moyenne européenne (9,5 % en 2000 en France contre 8,2 % dans l'Union européenne). La faible part des personnes âgées de 15 à 64 ans dans la population totale explique aussi en partie le mauvais classement de la France en termes de PIB par tête. À cet égard, il est intéressant de distinguer le ratio de dépendance des jeunes de celui des personnes âgées. Si une part importante de personnes âgées peut être un handicap pour une économie (problème du financement des retraites, hausse des dépenses de santé...), un nombre important de jeunes est un atout dans une société vieillissante. Or la France a proportionnellement moins de personnes âgées et plus de jeunes que la moyenne européenne grâce à la fécondité des femmes françaises, qui est restée relativement dynamique par rapport à celle de ses voisins européens depuis la fin des années 1980. D'un point de vue macroéconomique, la hausse récente des naissances est une bonne nouvelle pour la croissance potentielle des années 2020-2030, l'expansion d'un pays dépendant, entre autres, de l'évolution de sa population active. En revanche, une fécondité dynamique contribue à réduire le ratio du PIB par tête, désavantageant la France dans les classements internationaux.
La population est relativement inerte à moyen terme et les différences de croissance démographique entre les pays sont faibles. L'évolution des PIB par habitant en "volume calé" peut donc être analysée à partir des taux de croissance relatifs que nous fournissent les comptables nationaux. Un premier examen rapide confirme l'érosion de la position de la France. Sur la période 1992-2000, la France a connu, à l'instar de l'Allemagne, une croissance inférieure de près de 2 points à la moyenne européenne. Cet écart s'est creusé essentiellement durant la période 1992-1997. Depuis, et contrairement à l'Allemagne, la France a compensé une partie de son retard, avec une croissance supérieure de 1point à la moyenne européenne entre 1998 et 2000.
L'Italie a connu également, sur la dernière décennie, une croissance inférieure à la moyenne européenne, mais, contrairement à la France, les deux tiers de cette perte relative de croissance ont eu lieu entre 1998 et 2000. En revanche, de 1992 à 2000, le Royaume-Uni, ne subissant pas les contraintes liées aux critères de Maastricht, a eu une croissance forte, qui lui a logiquement permis d'améliorer sa position relative en termes de PIB par tête.
... résultat d'une politique économique peu accommodante
Cette moindre croissance de la France, et de l'Allemagne, serait le résultat d'une politique économique peu accommodante. En France, depuis le tournant de 1983 et jusqu'en 1997, la priorité a été donnée à la désinflation compétitive -franc fort, faible inflation, sagesse macroéconomique, visant à restaurer la compétitivité de l'économie-, au marché et à la monnaie unique. Avec l'ancrage du franc sur le mark, cette orientation politique a été tenue, fût-ce au prix d'un choc monétaire dévastateur dû à la réunification allemande au début des années 1990. Ainsi, de 1982 à 1997, les taux d'intérêt réels ont toujours été supérieurs à la croissance, signe d'une politique monétaire restrictive.
La politique budgétaire française, au même titre que celle de ses partenaires de la zone euro, s'est trouvée très contrainte, jusqu'en 1997, par le respect des critères de Maastricht. La politique de désendettement de l'État, associée à un niveau élevé de la dépense publique, a conduit à augmenter les prélèvement obligatoires et réduit la croissance du PIB.
Le choix de l'Europe, en enfermant les marges de manœuvre budgétaires dont pouvaient disposer les différents gouvernements français dans un carcan incompressible, a certes freiné dans un premier temps l'activité économique du pays; mais elle a toutefois porté ses fruits par la suite, en restaurant la crédibilité de la France, ce qui s'est traduit par une réduction de la prime de risque sur les taux d'intérêt et en lui permettant de retrouver sa compétitivité. La perspective de l'Union monétaire a rendu possible, dès 1997, un volontarisme politique en matière économique. De 1997 à 2000, la France a enregistré la plus faible inflation des grands pays d'Europe, la plus forte croissance et, en même temps, le plus important excédent de la balance courante.
GRAPHIQUE VIII.3. - INDICE RELATIF DU PIB PAR TÊTE
"VOLUME CALÉ" DANS LES PRINCIPAUX PAYS DEL'UNION EUROPÉENNE
Union européenne = 100
Sources: Eurostat, Comptabilités nationales.
L'union monétaire ne saurait pour autant expliquer à elle seule les résultats obtenus en France. Car le changement qui s'est produit depuis 1998 en termes de croissance et d'emploi ne s'est retrouvé ni en Italie ni en Allemagne, alors même que ces deux pays se situaient dans le même environnement international et monétaire.
Deux angles de vue
Le débat autour de la place de la France en termes de richesse par habitant peut être abordé sous deux angles.
Le premier est statistique, relatif à la mesure des niveaux de prixet de son incidence sur l'évaluation du PIB par tête. Si, à cet égard, le niveau affiché par Eurostat pour la France paraît très discutable et sous-estime la croissance française en volume comparativement à la moyenne européenne, rien n'indique pour autant que celui fourni par l'INSEE ne soit pas entaché également d'imprécision. À l'instar des résultats mis en avant dans le rapport Boskin, mais sans en appliquer vraiment les recommandations méthodologiques, l'institut français reconnaissait en 1997 que son indice de prix, calculé de manière différente des autres pays, pouvait être surestimé de 0,1 à 0,25 point par an. Cela plaide pour une collaboration plus étroite entre les instituts nationaux et internationaux afin d'aboutir à une harmonisation dans les méthodes mises en oeuvre pour l'évaluation de l'inflation.
Le deuxième angle est plus économique: derrière les problèmes statistiques se cachent des effets réels. La politique économique menée entre 1998 et 2000 semble avoir permis à la France de rattraper une partie de son retard accumulé durant les années 1992-1997. Pour cette décennie, un taux d'emploi à 70 % à l'horizon 2010, qui correspond à l'objectif fixé au sommet de Lisbonne, permettrait à la France de continuer de combler cet écart.
Bibliographie
SCHREYER P. et KOECHLIN F., "Purchassing power parities, 1999 Benchmark results ", disponible sur le site de l'OCDE, 2001.
MAGNIEN F., TAVERNIER J.L. et D. THESMAR, "Les statistiques internationales de PIB par habitant en standard de pouvoir d'achat: une analyse des résultats", document de travail de l'INSEE, G 2002/01, février 2002.