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5 questions à Maya Bacache-Beauvallet sur le management par les indicateurs de performance

Publié le 21/11/2009
Auteur(s) - Autrice(s) : Maya Bacache-Beauvallet
Anne Châteauneuf-Malclès
Maya Bacache-Beauvallet, spécialiste de l'Etat, des politiques publiques et plus généralement de l'économie politique, a répondu à nos questions autour de son ouvrage "Les stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux" publié en 2009. Cette publication propose une analyse critique de la mise en place d'indicateurs de performance et de dispositifs incitatifs dans les organisations, publiques ou privées, inspirés de la "nouvelle idéologie managériale".

Maya Bacache-Beauvallet est maître de conférence en économie à Télécom-ParisTech, chercheur au CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications) et associée au laboratoire MATISSE du Centre d'économie de la Sorbonne. Elle est également rédactrice en chef pour le site "La vie des idées". Ses recherches se situent principalement dans le champ de "l'économie politique", qui est l'étude des politiques et des décisions publiques à l'aide des outils de la science économique. Elle a travaillé sur l'emploi public, la justice, le droit, la réforme de l'État et l'évaluation des politiques publiques, et a publié plusieurs ouvrages et rapports [1] ainsi que de nombreux articles de recherche [2] dans ces domaines.

En 2009, Maya Bacache-Beauvallet a publié Les Stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux (éditions du Seuil). Cet ouvrage s'efforce d'analyser les effets des méthodes de gouvernance et d'évaluation du nouvel "ordre managérial", consistant à mettre en place des indicateurs de performance et des dispositifs incitatifs dans les organisations. Pour étayer son propos, l'économiste s'appuie sur de nombreuses études et illustrations dans des domaines et secteurs très variés : club de foot, école, soins, centrale d'appel, prisons, formation des chômeurs, etc. Ce travail prolonge et élargit la réflexion que Maya Bacache-Beauvallet mène depuis plusieurs années sur l'introduction de mécanismes d'incitation et d'indicateurs dans les services publics et les transformations du management du personnel public dans le cadre de la réforme de l'État [3].

Nous remercions Maya Bacache-Beauvallet d'avoir accepté de répondre à nos questions sur cet ouvrage très accessible et très éclairant sur la question.

Dans les entreprises, le contrôle hiérarchique et autoritaire, caractéristique de l'organisation taylorienne, a été remplacé par d'autres méthodes d'évaluation et de contrôle du travail : des indicateurs de performance et des systèmes d'incitation individuels ou collectifs. Cette nouvelle forme de management se diffuse au-delà de l'entreprise, dans de nombreuses sphères de la vie économique et sociale (clubs de football, prisons, dons du sang...). En quoi consistent ces dispositifs et quels sont leurs objectifs ?

La mise en place des indicateurs de performance et des rémunérations variables liées à ces indicateurs est relativement récente. Il faut garder en tête que la part des entreprises qui reversent des primes de performance à leurs salariés aux États-Unis passe de 26 % à 53 % entre 1987 et 1999.

Le problème que rencontrent les entreprises est celui de la motivation. Comment inciter les salariés à fournir un effort qui représente un coût et qui n'est pas directement observable par la hiérarchie ? Penser les choses en ces termes suppose à la fois que la motivation au travail est extrinsèque, puisque le travail est un coût pour celui qui le fournit, et que l'ordre hiérarchique ou l'autorité ne suffisent plus mais qu'il faut passer par le libre consentement des salariés.

Les dispositifs mis en place pour résoudre ce problème sont simples dans leur principe : il s'agit d'imaginer des indicateurs de performance qui soient un bon signal de l'effort du salarié, puis de lier cet indicateur à une rémunération variable (bonus, primes, etc.) qui soit donc incitative.

Cette nouvelle forme de management a largement débordé les sphères de l'entreprise avec le new public management et a atteint l'ensemble des services publics y compris les services déconcentrés.

Vous affirmez cependant que les indicateurs de performance et les systèmes d'incitation peuvent avoir des effets inattendus, voire pervers : désinciter au lieu d'inciter, encourager la triche, réduire la coopération, baisser la qualité... Dans certains cas, le suivi de performance n'entraîne aucun gain d'efficience malgré une amélioration apparente de l'indicateur. Pouvez-vous nous donner quelques illustrations de ces effets imprévus.

Ce dispositif fonctionne : les salariés réagissent à la mise en place d'indicateurs de performance. Néanmoins, ils ne réagissent pas toujours comme on le voudrait. Le livre Les stratégies absurdes est un voyage dans différentes expériences qui racontent ces effets imprévus. Dans tous les cas on observe que les salariés ont été plus malins que l'indicateur et l'ont utilisé ou contourné. Citons deux exemples.

- La mise en place des indicateurs peut se révéler très fastidieuse et compliquée. En revanche, il est relativement facile de mettre en place des indicateurs relatifs, c'est-à-dire qui comparent la performance des salariés et qui permettent donc de différencier les rémunérations en fonction de l'effort individuel. L'instauration d'une compétition au sein d'une équipe de travail peut cependant nuire à la coopération, et par conséquent à la performance collective de l'entreprise. Deux chercheurs, Drago et Garvey [4], ont observé en Australie les effets des différents modes de rémunération sur l'entraide au travail. Ils ont montré que la rémunération relative décourage l'entraide au sein des entreprises : baisser de 35 $ par semaine l'écart entre le meilleur et le moins bon (i.e. la part de la rémunération liée à la structure d'incitation) augmente de 30% l'entraide entre collègues.

- Le deuxième exemple porte sur les effets inégalitaires des incitations. Trois économistes, Anderson, Burkhauser et Raymon [5], ont étudié comment les centres de formation aux États-Unis ont modifié la sélection de leurs élèves, après la mise en place d'une politique incitative basée sur des indicateurs de performance. En effet, un programme d'évaluation fédéral a lié les subventions publiques que reçoivent les centres de formation aux taux de placement des chômeurs en fin de formation. Le taux de placement des chômeurs du Tennessee aurait été de 62% et non de 73% si le recrutement des chômeurs dans ces formations avait été aléatoire (tous les chômeurs peuvent suivre une formation) et non sélectif (il vaut mieux former ceux qui ont le plus de chance de retrouver un emploi même sans la formation).

La construction des indicateurs de performance dans les entreprises s'appuie sur la théorie économique des incitations. Mais votre thèse dans ce livre fait appel aux travaux d'une branche particulière de la théorie des incitations, l'«économie du personnel» (personnel economics), appelée aussi «économie des ressources humaines», qui tente de prendre en considération les effets paradoxaux des incitations dans le monde du travail. Ce cadre théorique permet notamment de montrer que les incitations (ou sanctions) monétaires peuvent être désincitatives ou que la rationalité individuelle peut aboutir à une inefficience collective. Quels sont les outils et concepts mobilisés par cette théorie ?

Je prendrai un seul exemple ici. Le problème que j'ai explicité plus haut reposait sur l'hypothèse que le travail représentait un coût et qu'il fallait donc une motivation extrinsèque (une rémunération) pour compenser ce coût et inciter le salarié à travailler. Or des auteurs comme Bruno Frey [6] rappellent qu'il existe des motivations intrinsèques à faire les choses : le travail peut être intéressant, le plaisir d'aider les autres, etc. Les économistes ont pourtant longtemps pensé que ces deux types de motivation pouvaient s'ajouter : les individus feraient d'autant mieux un travail que celui-ci est intéressant et qu'ils seraient bien payés pour le faire. Mais ce que montrent B. Frey et ses co-auteurs c'est que ces deux types de motivation se substituent l'un à l'autre : la motivation extrinsèque affaiblit la motivation intrinsèque. L'exemple souvent cité dans cette littérature est celui du don du sang : si cet acte était rémunéré (motivation extrinsèque), il n'aurait plus rien d'un acte altruiste (motivation intrinsèque). Cela souligne le problème principal de ces indicateurs : tout effort devient objet de marchandage. On a fait rentrer le marché dans les organisations, là où, traditionnellement, on opposait les deux.

Dans le livre, je reprends en détail une expérience réalisée dans des écoles et des crèches : pour inciter les parents à arriver à l'heure, on a institué une amende en cas de retard. Résultat : les retards ont été multipliés par trois, car l'amende, la sanction monétaire (motivation extrinsèque) a détruit la motivation intrinsèque (respect des règles sociales, jugement des pairs, malaise de l'enfant, etc.).

La question de l'amélioration de l'efficacité des services publics est très présente dans le débat public et les préoccupations des gouvernements depuis quelques années (hôpitaux, justice, école, administrations...). De quand date la diffusion des outils d'évaluation et de performance dans le secteur public ? Quels sont les effets spécifiques pour le secteur public de l'utilisation des méthodes de gouvernance des entreprises privées ?

On peut dater de la LOLF [7] la diffusion des outils d'évaluation dans le secteur public. La revue générale des politiques publiques (RGPP) renvoie à une évaluation précise des services publics. Cette évaluation n'est tout même pas récente : aux États-Unis, les premières évaluations datent de 1912 ; en France l'évaluation du RMI date du gouvernement Rocard. Le contexte dans lequel cette diffusion de l'évaluation a été mise en place est bien entendu la croissance de la dette publique et la nécessité politique de justifier auprès des contribuables les dépenses publiques.

Il existe pourtant des effets spécifiques pour le secteur public de ces méthodes de gouvernance. Comme je l'ai déjà indiqué, elles détruisent les motivations intrinsèques qui sont au coeur des motivations des fonctionnaires. D'ailleurs, le dernier rapport de l'OCDE (rapport 2009) fait le point sur la mise en place des rémunérations variables dans la fonction publique et conclut à la nécessité d'un retour en arrière de ce mode de rémunération. Il indique par exemple que l'évolution de la carrière est un facteur bien plus motivant que les primes à la performance qui, en moyenne, avoisinent les 12% du salaire et se révèlent bien faibles au regard de la réduction de la motivation intrinsèque qu'elle induisent.

Il existe un deuxième effet spécifique que j'ai développé dans un article de recherche (M. Bacache-Beauvallet, "How Incentives Increase Inequality", Labour, 20 (2), 2006, 383-391) : celui de l'augmentation des inégalités. Le principe est simple : le fonctionnaire co-produit le service public avec l'usager particulier qu'il rencontre. L'inciter à améliorer l'indicateur, c'est l'inciter à allouer son effort à l'usager qui lui rapportera le plus en termes d'indicateur. Or, ceci entre en contradiction avec l'égalité de traitement des usagers est au coeur des droits de l'usager.

Vous montrez les limites des modes de gestion des ressources humaines fondées sur les indicateurs de performance. Faut-il pour autant renoncer à inciter à être plus performant ou plus productif ? En d'autres termes, existe-t-il des dispositifs d'incitation qui "marchent" ou dans quelles conditions les outils d'évaluation et d'incitation peuvent-ils être efficaces ?

Le livre n'est pas une remise en cause de la performance ou de la productivité, il appelle simplement à faire un tour d'horizon des expériences menées depuis une vingtaine d'années et à en tirer les leçons si possible. Je voudrais ici en tirer trois :

Tout d'abord s'il est souhaitable de passer par le consentement des salariés, et, s'il est souhaitable de les motiver, il est clair aujourd'hui que les rémunérations variables ne sont pas le bon outil de motivation. Les évolutions de carrière par exemple se révèlent bien plus motivantes.

Ensuite, il ne s'agit pas de dire que les cadres de l'entreprise ne doivent pas avoir de l'information sur l'entreprise. Au contraire améliorer l'information via les indicateurs est crucial. En revanche, les indicateurs doivent servir à informer sur les processus de production et non être des outils d'incitation.

Enfin, l'équilibre entre les avantages des indicateurs et leurs effets pervers dépend étroitement du type de secteur et d'emplois. Ce qui est efficace quelque part ne l'est pas ailleurs. L'exportation des outils d'incitation qui peut fonctionner dans un certain cadre se révèle un désastre dans l'autre. En bref, ces outils de management ne remplacent pas le manager.

Propos recueillis par A. Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

 


Notes

[1] En particulier :

- Le Rôle de l'État. Fondements et réformes, avec F. Mayneris, Bréal, Coll. "Thèmes & Débats", 2006.

- Economie politique de l'emploi public, Connaissances et savoir, 2006.

- Le métier de procureur de la République ou le paradoxe du parquetier moderne, rapport au GIP Droit et justice, avec F. Audier, E. Mathias, J-L. Outin et M. Tabariés, 2007

[2] Pour donner quelques exemples récents :

- "Carrières dans la fonction publique : le cas des procureurs de la République", avec F. Audier, Economie et Sociétés n°30, janv. 2009 (voir le billet de Florence Audier "à propos de la réforme de la magistrature et de l'instruction").

- "Marché et droit : la logique économique du droit de l'environnement", Pouvoirs n°127, novembre 2008, 35-47.

- Plusieurs articles dans Idées n°151, mars 2008.

- "Emploi dans la fonction publique et fonctions d'"intérêt public". Que nous apprennent les comparaisons internationales ?", avec F. Audier, Revue de l'OFCE n°103, oct. 2007, 323-350.

- "Minimum wage or negative income tax : why skilled workers may favor wage rigidities", avec E. Lehmann, Spanish economic Review, sept. 2007.

- "How incentives increase inequality", Labour, 20(2), 2006, 383-391. Etc...

[3] "Les limites de l'usage des primes à la performance dans la fonction publique", EDHEC Publications, 2006 ; "L'évaluation des politiques publiques : objectifs et indicateurs", Ecoflash n°206, 2006 ; "Les indicateurs de performance au sein des services publics, difficultés et effets pervers", in évaluer la Justice, E. Breen (ed), Puf, 2002.

[4] R. Drago et G. Garvey, "Incentives for helping on the Job, theory and evidence", Journal of Labor Economics, vol. 16, 1, 1998, p. 1-25.

[5] K. Anderson, R. Burkhauser et J. Raymond, "The Effect of Creaming on Placement Rates Under the Job Training Partnership Act", Industrial and Labor Relations Review, vol. 46, 4, 1993, p. 613-624.

[6] Parmi les articles fondamentaux, on peut mentionner : Bruno S. Frey et Felix Oberholzer-Gee, "The Cost of Price Incentives : An Empirical Analysis of Motivation Crowding-Out", American Economic Review, 87, 1997, p. 746-755.

[7] La "Loi organique relative aux lois de finance", votée en 2001 et entrée en application dans toute l'administration française en 2006, réforme la gestion de l'État et de la fonction publique. Cette loi a introduit une logique d'évaluation et de performance dans la gestion publique, en substituant une obligation de résultats à l'obligation de moyens.

Pour aller plus loin

Des présentations de l'ouvrage "Les stratégies absurdes" :

Note de lecture sur le site Melchior.

Les commentaires d'Olivier Bouba-Olga sur son blog.

Note de lecture sur le blog "Que disent les économistes ?".

"Les mauvais calculs de l'homme économique. À propos des Stratégies absurdes, de Maya Beauvallet", par Marc-Olivier Padis, in Revue Esprit de juin 2009, dossier "Les mauvais calculs et les déraisons de l'homme économique".

Des articles et documents en ligne de Maya Bacache-Beauvallet :

"Incitations et désincitations : les effets pervers des indicateurs", par Maya Bacache-Beauvallet publié dans La vie des idées.

"Les limites de l'usage des primes à la performance dans la fonction publique", par Maya Bacache-Beauvallet, EDHEC Publications, 2006. Document de travail téléchargeable sur le site de l'EDHEC.

Notre dossier sur ses-ens : "Maya Bacache Beauvallet : L'économie politique".

Quelques exemples d'autres contributions sur le thème des indicateurs de performance et de l'évaluation :

Dossier "L'idéologie de l'évaluation", Revue Cités, n°37, 2009/1, Puf (voir notamment l'article de Bertrand Guillaume "Indicateurs de performance dans le secteur public : entre illusion et perversité").

"Des indicateurs pour les Ministres au risque de l'illusion du contrôle", par Anne Pezet et Samuel Sponem, professeurs et chercheurs en management, publié dans La vie des idées.

"Les indicateurs de performance en matière de politiques sociales : quel sens pour l'action publique ?", par Mireille Elbaum, OFCE, Document de travail, n°2009-16, Juillet 2009.

"Performances, incitations et gestion publique", Rapport du Conseil d'analyse économique, par D. Bureau et M. Mougeot, La Documentation française, 2007.