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Comment les réseaux sociaux transforment le marché de l'information

Publié le 29/10/2021
Auteur(s) - Autrice(s) : Sophie Hatte
Internet et les réseaux sociaux tendent à transformer le marché de l'information grâce à l'émergence de nouveaux acteurs et moyens de diffusion. Comment est affectée la production d'information des grands médias traditionnels tels que la télévision par ces innovations technologiques ? Dans cette conférence, Sophie Hatte rend compte des travaux économiques sur cette question, en apportant un éclairage plus précis sur le rôle des citoyens journalistes présents sur Twitter dans la couverture médiatique des conflits.

« Dans la tête des économistes », un cycle de conférences grand public organisé à l'ENS de Lyon en 2020-2021, proposé par l'Université Ouverte (Lyon 1) et le Département d'économie de l'ENS de Lyon. Cycle coordonné par Laurent Simula, professeur des Universités en sciences économiques à l'École Normale Supérieure de Lyon, chercheur au GATE Lyon Saint-Etienne.

Intervenante

Sophie Hatte est économiste, maîtresse de conférences à l'ENS de Lyon et membre du GATE Lyon/Saint-Etienne. Elle effectue des recherches dans le champ de l'économie politique, du développement et de l'économie publique, dans une perspective de microéconomie appliquée. Spécialiste en économie des médias, elle étudie les comportements et stratégies des différents acteurs de l'information et leurs effets sur les croyances, sur les attitudes politiques et le vote, ou encore sur les pratiques environnementales et éthiques des entreprises. Parmi ces acteurs, elle s'intéresse plus particulièrement aux activistes et aux réseaux sociaux.

D'un point de vue méthodologique, le travail empirique de Sophie Hatte s'appuie sur des « données observationnelles », c'est-à-dire des données d'observation tirées de la vie réelle dans différents contextes, dont le traitement permet d'identifier les effets causaux de la diffusion d'informations dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Elle a ainsi étudié avec ses collègues la contribution de la couverture médiatique de la criminalité des immigrés au succès de campagnes d'extrême-droite. Ses travaux les plus récents menés avec Étienne Madinier et Ekaterina Zhuravskaya, qui sont présentés en détail dans cette conférence, portent sur l'influence des réseaux sociaux sur la production d'information par les médias traditionnels. À partir de l'analyse de deux millions de tweets, ils apportent des preuves empiriques au fait que les publications de « citoyens journalistes » sur les réseaux sociaux transforment les contenus médiatiques de la télévision américaine en lien avec le conflit israélo-palestinien.

La conférence de Sophie Hatte

Conférence en visio du cycle « Dans la tête des économistes » enregistrée le 29 mars 2021.

comment_les_reseaux_sociaux_transforment_le_marche_de_l_information

comment_les_reseaux_sociaux_transforment_le_marche_de_l_information  
Introduction 00:00:00
1. Médias traditionnels, médias « on line » et réseaux sociaux 00:04:31
  • Un panorama de la consommation des médias aujourd'hui
00:04:31
  • Les effets de l'introduction d'internet et des médias online sur les médias traditionnels
00:16:56
2. Les effets des réseaux sociaux sur la production d'information 00:26:09
  • La production d'information sur les réseaux sociaux : caractéristiques et effets sur le marché de l'information
00:26:09
  • L'influence des réseaux sociaux sur les sujets traités par les médias traditionnels
00:39:22
  • Le rôle des « citoyens journalistes » dans la production d'information par les médias traditionnels
00:53:19
Conclusion 01:53:35

Pour télécharger la vidéo, cliquez sur l'icône de droite en bas de la vidéo ou clic droit et "enregistrer sous".
Version audio mp3.

Télécharger le diaporama de présentation de Sophie Hatte.

Compte rendu de la conférence

Comment et avec quelle ampleur la révolution numérique transforme-t-elle la production de l'information dans notre société ? Si la télévision reste le média le plus consommé pour s'informer, en Europe comme aux États-Unis, les médias en ligne sont de plus en plus prisés, notamment par les jeunes. La montée de cette information « on line » remet en cause le modèle économique des médias traditionnels. Elle engendre une perte d'audience et de revenus pour la télévision, la radio et la presse écrite. La digitalisation de l'information affecte également la qualité des contenus médiatiques, car, si les coûts fixes de la production d'une information originale et de qualité sont très élevés, le coût marginal de sa diffusion est très faible avec Internet. Cagé et al. (2019) ont ainsi montré dans le contexte français qu'un quart des nouvelles diffusées sur Internet sont reproduites en ligne en moins de quatre minutes et qu'à peine un tiers des contenus publiés en ligne est original. Une grande partie de l'information qui circule est donc constituée de plagiat d'autres sources, ce qui peut s'expliquer par la faible protection juridique de la propriété intellectuelle dans le secteur de la production d'information.

Les réseaux sociaux, qui ont connu un essor considérable depuis les années 2000, retiennent aujourd'hui l'attention des économistes des médias qui cherchent à estimer leurs effets sur la production d'information. Contrairement aux médias traditionnels, les réseaux sociaux produisent une information horizontale : ils n'ont pas de salle de rédaction, leur contenu médiatique est créé par les utilisateurs des réseaux, avec de faibles barrières à l'entrée. Deux types d'effet des réseaux sociaux sur le marché de l'information peuvent être distingués. Les médias sociaux ont d'abord des effets d'offre, ils sont notamment devenus une source d'information importante pour les journalistes. Ils ont aussi des effets de demande : ils permettent de prendre le pouls de l'opinion publique et d'appréhender la demande d'information sur certains sujets. Ainsi, les sujets populaires sur Twitter sont davantage couverts par les médias mainstream en ligne (Cagé et al. 2020). Par ailleurs, les médias traditionnels peuvent augmenter leur audience et améliorer leurs contenus en partageant ceux-ci sur les réseaux sociaux.

Une partie de l'information diffusée sur les médias sociaux émane de citoyens ordinaires et les chercheurs commencent à explorer leur rôle sur le marché de l'information. Sophie Hatte s'est intéressée plus précisément aux citoyens qui alertent et témoignent sur les réseaux sociaux, au moyen de textes, de vidéos et de photos, d'évènements importants imprévisibles, ou situés dans des lieux qui sont soit difficilement accessibles aux journalistes soit dangereux. Elle montre dans une étude récente réalisée avec Etienne Madinier et Ekaterina Zhuravskaya (2021) que l'émergence de ces « citoyens journalistes » influence de manière significative et non neutre la production d'information par les médias traditionnels.

Dans cette recherche, les trois auteurs se demandent comment la couverture télévisuelle du conflit israélo-palestinien aux États-Unis est influencée par l'information se propageant sur Twitter depuis la zone de conflit. Pour un économiste empiriste, ce conflit armé peut servir de laboratoire pour quantifier les effets des réseaux sociaux sur le traitement médiatique d'un évènement, car il s'agit d'un conflit intense et couvert depuis longtemps par la télévision américaine (le média le plus consommé aux États-Unis), pour lequel on dispose donc de données d'archives détaillées sur une période assez longue. Par ailleurs, Twitter est le réseau social le plus consulté par les journalistes, les informations qui y circulent sont par conséquent susceptibles d'influencer les salles de rédaction et de nouvelles.

Au niveau méthodologique, Sophie Hatte et ses co-auteurs utilisent des algorithmes pour classer de manière automatisée les millions de tweets collectés entre mars 2006 (date de la naissance de Twitter) et avril 2016, et déterminer ceux qui sont émis depuis la zone de conflit et qui sont liés au conflit. Afin d'identifier un effet causal des réseaux sociaux sur la couverture télévisuelle du conflit, les chercheurs ont recours à une « expérience naturelle » en utilisant des chocs exogènes d'accessibilité à l'Internet local. Ces chocs, qui affectent les comptes des utilisateurs de Twitter mais pas l'activité des journalistes internationaux, sont assimilables à des chocs aléatoires : ils ne sont pas corrélés au nombre de victimes, à leurs caractéristiques, au déroulement des attaques, etc. Les trois économistes comparent alors la probabilité pour que le conflit soit couvert par la télévision les jours sans panne, et les jours où les citoyens ordinaires n'ont pas d'accès à Internet et postent donc moins de tweets. Leurs résultats indiquent que la couverture télévisuelle du conflit aux États-Unis augmente de manière significative, en fréquence et en longueur, les jours où les réseaux sociaux sont accessibles aux citoyens journalistes. Ils constatent aussi ces jours-là que le contenu des titres à la télévision est plus chargé en émotions, surtout lorsque le conflit est particulièrement meurtrier du côté palestinien, et que l'attention des médias se focalise davantage sur la souffrance de la population civile que sur les enjeux diplomatiques du conflit. Les réseaux sociaux augmentent ainsi la probabilité que la télévision parle des populations qui enregistrent un bilan plus lourd en termes de nombre de victimes.

Au final, les médias traditionnels utilisent les réseaux sociaux comme des enquêtes d'opinion en temps réel pour mieux cerner la demande d'information. Ils les utilisent également comme source d'information, notamment pour la couverture de conflits. Les publications de citoyens ordinaires sur ces réseaux tendent à modifier la couverture médiatique des évènements qu'ils documentent, leur perception par les journalistes professionnels et le ton employé dans les médias pour en rendre compte. Cet effet de « démocratisation » de l'information sur les conflits, mis en évidence par les travaux de Sophie Hatte et de ses collègues, s'ajoute aux effets plus négatifs des réseaux sociaux sur lesquels on met généralement l'accent, comme la circulation de fausses informations ou la montée du populisme.

Pour aller plus loin

Références bibliographiques de la conférence

Cagé J., Hervé N. et Viaud M.-L. (2019), The production of information in an online world, Review of Economic Studies, vol. 87, 5, octobre 2020, p. 2126-2164.

Cagé J., Hervé N. et Mazoyer B. (2020), Social Media and Newsroom Production Decisions, Technical Report, Mimeo, Sciences Po.

Cision (2017), 2017 Global Social Journalism Study, Technical Report, Cision & Canterbury Christ Church University (UK). www.cision.com

Djourelova M., Durante R., Martin G. J. (2021), Competition from online platforms and the impoverishment of newspapers, VoxEU [en ligne], 25 juillet.

Hatte S., Madinier E., Zhuravskaya E. (2021), Reading Twitter in the Newsroom: Web 2.0 and Traditional-Media Reporting of Conflicts, SSRN Paper, CEPR Discussion Papers 16167.

Autres ressources sur le thème des médias et du marché de l'information

Cagé J., Hervé N. et Viaud M.-L. (2017), L'information à tout prix, Paris, Institut National de l'Audiovisuel.

Cagé J., Hervé N. et Viaud M.-L. (2017), The commercial value of news in the internet era, VoxEU [en ligne], 19 juin.

L'écho de la recherche : média et opinion envers les réfugiés, Interview de Claire Adida, SES-ENS, 10 février 2020.

Quel est l'impact des médias sur les décisions de justice ?, Interview d'Aurélie Ouss, L'écho de la recherche : normes sociales, médias et décisions de justice, SES-ENS, 29 avril 2020.

Qui doit payer l'information ?, Conférence des Journées de l'économie, 14 novembre 2013.

Site

Pew Research Center : centre de recherche américain diffusant des études et des données sur le journalisme, les médias, Internet et les réseaux sociaux.

Anne Chateauneuf-Malclès pour SES-ENS.


Autre conférence en ligne du cycle « Dans la tête des économistes » : 

Mathieu Couttenier, Chocs économiques et conflits armés, 1er février 2021.