Contrats courts : trop de règles, pas assez d'incitations économiques
Ce chapitre résume le rapport réalisé à la demande de la Délégation sénatoriale aux entreprises en décembre 2018 par Bruno Coquet et Éric Heyer : « Pour une régulation économique des contrats courts, sans contraindre les entreprises et en préservant l'assurance chômage ».
L'usage des contrats courts s'est considérablement développé au cours des trois dernières décennies, en France. Cette expansion peut être caractérisée de plusieurs manières.
— La quantité : au début des années 2000, 6,6 millions de CDD de moins de 1 mois étaient signés chaque année, ce chiffre s'élève maintenant à plus de 17,6 millions ; le nombre des missions d'intérim s'est quant à lui accru de 14,9 à 20,6 millions par an, si bien que près de 40 millions de contrats courts sont désormais conclus chaque année dans notre pays (graphique 1).
— Le taux de recours : le nombre d'embauches de toutes formes, CDD de plus ou moins 1 mois et CDI, est également en hausse, mais la proportion de CDD courts dans les embauches s'est accrue, puisqu'ils représentent aujourd'hui deux tiers des embauches, contre moins de la moitié en 2000. Après avoir dépassé 70 % au quatrième trimestre 2014, le taux de recours se replie sous l'impulsion d'une amélioration de la conjoncture couplée à la mise en place de mesures structurelles (CICE, renchérissement de certains contrats courts à l'assurance chômage, etc.).
— La durée : la croissance du nombre de contrats courts est alimentée par le vif raccourcissement de leur durée, divisée par trois depuis le début des années 2000. La crise de 2008 n'a que très furtivement infléchi cette tendance, et le marché du travail français est par conséquent segmenté entre, d'une part, des emplois stables et, d'autre part, des emplois courts dont le taux de rotation et l'exposition au chômage n'ont cessé de s'accroître.
— L'usage : l'utilisation de ces contrats reste très typée et concentrée, intérim dans l'industrie et CDD courts dans le tertiaire, souvent en CDD d'usage (CDDU). Dix secteurs d'activité, qui pèsent 32 % de la valeur ajoutée et 40 % de l'emploi, sont à l'origine de près de 55 % des contrats courts ; parmi eux, les sept secteurs qui entreront dans le champ du « bonus-malus » comptent pour 35 % des contrats courts, 26 % de la valeur ajoutée et 30 % de l'emploi. Mais les contrats courts ne sont pas l'apanage du secteur privé, le secteur public en utilise lui aussi un grand nombre.
— Les statuts : évidemment associé aux CDD et à l'intérim, les emplois de courte durée prennent également la forme de CDI rompus très vite. Et le phénomène s'étend au-delà des frontières du salariat, car les auto-entrepreneurs, les plateformes, etc. fonctionnent avec des formules d'emploi courtes, à la tâche, sans pour autant entrer dans le cadre des statistiques d'embauches de salariés en contrats courts.
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S'ils sont précaires, les contrats courts ne semblent pas moins bien rémunérés. Ce sont les différences de caractéristiques qui expliquent les salaires en moyenne plus faibles associés à ces contrats : ces salariés sont en effet plus jeunes, sur des postes moins qualifiés avec moins d'ancienneté que les salariés en CDI, ou dans des secteurs peu rémunérateurs.
Expliquer le développement des contrats courts
Le développement des contrats courts est commun à tous les pays semblables à la France, mais des spécificités françaises sont souvent pointées du doigt : environnement économique incertain, instabilité juridique, saisonnalité accrue de la demande, coûts de transaction à la fois peu prévisibles et élevés sur les CDI, etc. Outre que les secteurs de services en expansion utilisent structurellement plus de contrats courts (notamment parce que leur production n'est pas stockable), les employeurs se seraient adaptés à cet environnement instable en morcelant leurs processus de production pour y multiplier les tâches peu qualifiées qui peuvent être assurées par des salariés interchangeables sans expérience spécifique (ces tâches pouvant aussi être sous-traitées), autorisant du même coup l'usage de contrats courts dont les coûts de transaction sont certains et limités.
On observe que les secteurs les plus friands de contrats courts sont aussi souvent des secteurs dont la valeur ajoutée, les embauches en contrats longs et le volume d'heures travaillées progressent depuis le début des années 2000. Toutefois, aucune de ces variables n'augmente dans des proportions comparables aux contrats courts, loin s'en faut.
Plus précisément, une analyse économétrique montre que le recours aux contrats courts est fondamentalement contra-cyclique, une conjoncture dégradée et la hausse du chômage étant propices à ce type de contrats. À ce comportement contra-cyclique est venue se greffer l'incidence de mesures structurelles plus spécifiques, qui expliquent l'augmentation continue du taux d'embauche en contrats courts jusqu'en 2008, y compris pendant les années de haute conjoncture économique (extension du champ et grande flexibilité juridique dans le recours aux CDDU, délais de carence entre deux CDD, etc.). Au total, les branches autorisées à recourir aux CDDU ont un taux d'embauche en CDD de moins de 1 mois supérieur de 20 % aux autres branches. À ces aspects conjoncturels et réglementaires s'ajoute l'incidence des baisses de cotisations sociales ciblées sur les bas salaires (5 milliards d'euros en 2000, 21 milliards en 2008) qui ont significativement contribué au développement des contrats courts. Mais cette analyse ne permet pas de conclure à une incidence de la formule de taxation des contrats courts mise en place de 2013 à 2017 sur le taux d'embauche en contrats courts.
La nécessaire régulation des contrats courts
La précarité croissante sur le marché du travail et les inégalités qui lui sont associées sont en lien étroit avec l'usage croissant des contrats courts. Cet aspect est depuis longtemps au cœur du débat et largement documenté, d'autant qu'il induit une hausse des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, en particulier dans un pays comme la France où la protection sociale à destination des plus fragiles est bien développée.
L'usage des contrats courts doit être équilibré : d'un côté ils sont un instrument utile aux employeurs pour réduire l'incertitude inhérente à toute activité économique, de l'autre ils ne doivent pas être un moyen de s'affranchir de certains principes essentiels au bon fonctionnement d'une économie de marché. Cela vise principalement trois aspects :
— l'agent qui prend un risque doit être rémunéré en conséquence. Si, d'un côté, de fortes garanties d'emploi créent des rigidités qui peuvent mettre en péril l'activité lorsque l'environnement change, l'instabilité de l'emploi permet à l'opposé à l'employeur de transférer une partie de son risque au salarié sans nécessairement le rémunérer en conséquence, ce qui transfère ce risque à la collectivité (aides sociales, compléments de revenus, allocations chômage, etc.) ;
— les coûts de production doivent être répercutés dans les prix de vente, c'est-à-dire facturés aux clients. Si une entreprise a la possibilité de reporter certains de ses coûts sur d'autres agents — a fortiori ses concurrents —, elle est naturellement induite à l'utiliser pour accroître son taux de marge et sa compétitivité aux dépens de ses concurrents, ou d'autres agents économiques. Une opportunité de contourner ce principe sera toujours exploitée pour proposer une offre plus « réactive », « adaptée à la demande des clients », en fait souvent une technologie de production plus flexible permettant par exemple de réduire les coûts de main-d'œuvre ;
— la recherche de compétitivité ne peut pas durablement s'appuyer sur la détérioration des conditions sociales (travail, salaires, etc.). La dégradation des conditions sociales qui s'instille ainsi passe inaperçue aussi longtemps qu'elle est « compensée » par les systèmes sociaux mutualisés [Anderson et Meyer, 1993a ; 1993b]. Si tous les employeurs réduisent leurs coûts de cette manière, la puissance publique peut juger souhaitable d'intervenir, de redistribuer pour mieux répartir les fruits de la croissance. Mais cela renforce encore la possibilité d'externaliser ces coûts de main d'œuvre, accroissant la subvention implicite qui favorise inexorablement les utilisateurs de contrats courts. Or les contrats courts sont souvent associés à des emplois interchangeables, peu qualifiés, des productions à faible valeur ajoutée, si bien que leur expansion peut amoindrir la croissance potentielle.
Il est donc nécessaire de voir au-delà de la précarité, dans la production et la distribution des richesses créées, si l'usage excessif des contrats courts n'est pas le symptôme de dysfonctionnements qui perturbent la bonne allocation des ressources. Tout autant que la précarité, les distorsions de concurrence, la formation des prix et toutes les perturbations des mécanismes de marché posent problème : en stimulant une compétitivité fondée sur du « moins-disant social », au détriment de celle issue de l'innovation, du capital humain et de la productivité.
Prévenir de telles distorsions nécessite de s'assurer que l'usage des contrats courts stimule effectivement à la fois la croissance, l'emploi et les revenus du travail : car si le nombre de contrats et d'emplois à temps incomplet augmente le volant d'actifs sur le marché du travail sans que la demande de travail ou la valeur ajoutée n'augmentent à due proportion, le travail et les revenus se répartissent sur un nombre d'actifs d'autant plus grand que les emplois en sont courts. Les contrats courts stimulent alors une offre de travail abondante qui peut peser sur les salaires sans pour autant réduire le nombre de chômeurs, voire en l'augmentant ; et même dans l'hypothèse où celui-ci diminue, le « bien-être » des salariés peut être dégradé si leur revenu individuel moyen s'amoindrit [Blanchard et Landier, 2002].
Une réglementation abondante mais inopérante
L'usage des contrats courts ne doit pas être bridé par principe, mais la théorie économique ne justifie pas qu'il soit débridé, en particulier si ces contrats courts sont toujours plus courts, dans des activités pérennes où la demande est stable, voire en expansion.
La puissance publique tente depuis toujours de réguler les comportements, partagée entre la nécessité de contenir le recours aux contrats courts au nom de la lutte contre la précarité, et celle de faciliter leur usage au nom de la création d'emplois. La France s'est jusqu'à présent distinguée par un recours intensif à l'encadrement juridique, largement prédominant sur les incitations économiques.
Chaque statut, CDD, CDD d'usage, intérim, intermittents, saisonniers, etc., est associé à un ensemble de règles spécifiques, notamment des restrictions d'usage. Cette réglementation des CDD est responsable du mauvais classement de la France au regard de l'indicateur de protection de l'emploi de l'OCDE. En effet, contrairement à une idée très répandue, et à l'opposé de ce que l'on observe en moyenne dans l'OCDE, ce n'est pas la rigidité des CDI mais la réglementation des CDD qui pénalise la France, et les CDD sont plus rigides en France qu'ailleurs dans l'OCDE [1]. Mais, curieusement, cet indicateur OCDE est très stable depuis vingt ans en France, alors que des réformes significatives ont été conduites.
La France n'est donc pas en déficit de réglementation, mais que celle-ci soit inopérante ou contournée [2], force est de constater que l'usage des CDD est en réalité très répandu en France, et même hors de contrôle s'agissant des CDDU. Du coup, la rigidité des contrats courts que retrace l'indicateur OCDE de protection de l'emploi pour la France contraste avec l'extraordinaire augmentation de l'usage des contrats courts dans les années 2000.
Si l'abondance de réglementation avait pour objectif d'endiguer le développement des contrats courts, cette stratégie a échoué. Considérant que de très nombreux pays comparables à la France possèdent une réglementation plus légère des CDD à l'aune de l'indicateur OCDE, il n'y a pas de raison de penser qu'une simplification radicale de cette réglementation stimulerait plus encore le recours aux contrats courts. Les comportements n'étant pas guidés par la nécessité de contourner les règles, ils seraient plus clairs et directs et ainsi plus aisément contrôlables par des incitations économiques.
Maîtriser le recours aux contrats courts à l'aide d'incitations économiques
Le ressort fondamental de l'expansion de l'usage des contrats courts n'est évidemment pas juridique mais économique : si dans certains secteurs d'activité des employeurs utilisent de plus en plus massivement des contrats de plus en plus courts, ce n'est pas seulement parce que le code du travail les y autorise, mais du fait qu'ils en retirent un avantage économique. La contention de l'usage des contrats courts devrait donc reposer de manière plus équilibrée sur les deux types d'instruments disponibles — juridiques et économiques — en réduisant les réglementations inopérantes au profit d'incitations économiques.
Le levier économique que constitue le « prix » a été peu utilisé, alors que la tarification comportementale est un instrument essentiel pour réguler des comportements dans une économie de marché, en l'occurrence pour infléchir les incitations à l'usage des contrats courts. Ces derniers coûtent cher à tous les agents, que ce soit directement ou indirectement, excepté aux employeurs qui les utilisent et leurs clients.
Avant la réforme de 2019, le seul instrument d'envergure ciblé sur les contrats courts est l'indemnité de fin de contrat de 10 %, les tentatives de taxation étant demeurées très marginales, comme pour les intermittents ou la « sur-contribution » assurance chômage en vigueur de manière très épisodique entre 2013 et 2017. En l'état actuel de la réglementation, les entreprises qui n'utilisent pas les contrats courts perdent en compétitivité, tandis que le sous-emploi persistant favorise l'émergence d'emplois instables, à temps incomplet sur l'année.
À ce stade, deux leviers économiques paraissent pouvoir être utilisés pour maîtriser l'usage des contrats courts.
Le premier levier, le plus documenté, est l'assurance chômage, qui ne doit pas être réservée à des sinistres improbables, mais à des risques effectifs : ainsi est-il normal que dans une assurance mutualisée les chômeurs issus de contrats courts et instables soient nombreux en indemnisation, et qu'ils engendrent un « déficit d'exploitation », financé par les cotisations prélevées sur les contrats longs et sûrs qui débouchent rarement sur le chômage. C'est le contraire qui serait anormal.
Le problème est que certaines règles d'indemnisation ont longtemps favorisé les technologies fortement utilisatrices de contrats courts. Certaines ont été supprimées, notamment celles qui favorisaient l'intérim, d'autres viennent d'être réformées en 2019, comme le calcul du salaire de référence servant à déterminer l'allocation. En revanche, le secteur du spectacle (intermittents), qui représente 11 % des contrats courts et 2,6 % de l'emploi, demeure dans un régime spécifique.
Une fois résolue la question des incitations indésirables diffusées par ses propres règles, l'assurance chômage reste néanmoins très exposée à la fréquence accrue du chômage induit par les contrats courts et raccourcis. Dans ces conditions, la bonne gestion commande à l'assureur de facturer les comportements qui coûtent cher ; il doit pour cela adopter une tarification qui incite les employeurs à prendre en charge le coût du chômage consécutif au choix de leur technologie de production (intensive en capital ou en travail, travail qualifié ou non, etc.), afin que ceux-ci l'incorporent dans leur prix de vente, car ces choix, par définition volontaires, ne relèvent pas d'un risque assurable. Il ne s'agit pas de taxer, ce qui augmenterait le coût du travail et les prélèvements obligatoires, mais de fixer un prix d'équilibre du contrat d'assurance minimisant son coût et maximisant son efficacité. Le « bonus-malus » et la taxe forfaitaire de 10 euros sur les CDDU instaurés par la réforme de 2019 vont en ce sens. La nature et l'ampleur du problème des contrats courts, dont les bénéfices sont aujourd'hui localisés sur une minorité d'agents quand les coûts sont supportés par une majorité, impliquent qu'une telle réforme ferait plus de gagnants que de perdants.
L'instrument de la tarification comportementale de l'assurance chômage est donc nécessaire, mais insuffisante : compte tenu de l'ampleur prise par le phénomène des contrats courts sous l'effet de nombreux déterminants, il y a bien peu de chances qu'un instrument aussi indirect que l'assurance chômage puisse à lui seul ramener l'usage des contrats courts à ce que commandent la théorie économique et la raison.
Nos travaux indiquent une autre voie, celle des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires car, même si elles ne sont pas réservées aux contrats courts, leur ciblage sur les bas salaires, donc les emplois peu qualifiés, favorise de facto l'usage des contrats courts. Rendre la formule d'allégement dépendante de la durée du contrat apparaît ainsi comme un levier très efficace d'agir sur la durée des contrats, d'une puissance bien plus élevée que la tarification comportementale de l'assurance chômage.
La maîtrise de l'usage des contrats courts nécessitera certainement d'autres moyens que ceux évoqués ici, ne serait-ce que parce que les employeurs publics sont eux aussi utilisateurs de contrats courts mais en dehors du champ de ces instruments, et parce que l'usage des nouveaux statuts d'emploi bien plus précaires encore (sur base d'auto-entreprenariat) pourrait tirer parti d'une meilleure maîtrise des formes classiques de contrats courts.
Repères bibliographiques
ANDERSON P. et MEYER B., « The unemployment insurance payroll tax and interindustry and interfirm subsidies », in POTERBA J. M. (dir.), Tax Policy and the Economy, vol. 7, MIT Press, Cambridge, 1993a.
ANDERSON P. et MEYER B., « Unemployment insurance in the United States : layoff incentives and cross subsidies », Journal of Labor Economics, vol. 11, n° 1, 1993b.
BLANCHARD O. et LANDIER A., « The perverse effects of partial labour market reform : fixed-term contracts in France », Economic Journal, vol. 112, n° 480, 2002.
COQUET B., Un avenir pour l'emploi. Sortir de l'économie administrée, Odile Jacob, Paris, 2017.
IGAS, « Évaluation du contrat à durée déterminée dit d'usage (CDDU) », Rapport, n° 2105-049R, 2015.
Notes
[1] Sans pour autant que l'indicateur OCDE varie [Coquet, 2017].
[2] Par exemple, l'utilisation des CDDU dépasse largement les professions et secteurs qui ont le droit de l'utiliser. On trouve ainsi des salariés en CDDU dans 78 secteurs (au lieu de 30 attendus) et 231 conventions collectives [IGAS, 2015].