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Entretien avec Jacques Donzelot

Publié le 30/10/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Jacques Donzelot
Transcription de l'entretien avec le sociologue de l'urbain Jacques Donzelot, sur les questions de politique de la ville. Onze questions pour aborder les problématiques liées aux banlieues, la relégation et la tripartition urbaine, l'exclusion spatiale liée au chômage, les contradictions associées au logement social, etc.
1) Vous soulignez dès votre avant-propos que la politique de la ville, telle qu'elle a été appréhendée en France, pose la question des banlieues en termes de handicap spatial, sans prise en compte de la dimension spécifiquement ethnique qui la sous-tend. Au fond, cette approche essentiellement urbanistique de la question des banlieues ne présente-t-elle pas surtout l'avantage de dégager un consensus entre la gauche et la droite sur ce thème ?

En matière de relation avec les populations immigrées, l'attitude française est le résultat d'un héritage à la fois double et contradictoire : l'universalisme des Lumières, la colonisation. Le premier conduit à nier toute différence entre les peuples, la seconde fait du peuple français l'instituteur des indigènes. Entre la négation des minorités ethniques au nom de l'universel et la mise en état de minorité des populations issues de l'ancien Empire colonial, il s'est produit une habile confusion qui permet de préserver quelque chose de l'esprit de la seconde attitude en s'autorisant de la grandeur de la seconde. Niant la dimension ethnique au nom de l'universel, on peut ainsi faire fi des problèmes spécifiques que posent à ces minorités de fait le gap culturel entre elles et la majorité blanche. Cela s'appelle la bonne conscience.

Cela étant dit, il n'y a pas eu, au départ, une revendication claire de la part de ces minorités d'être reconnues comme telles. C'est au fur et à mesure qu'elles prennent conscience de leurs désavantages et de la discrimination de fait qu'elles subissent qu'elles en arrivent à affirmer leurs identités d'origine, y compris sur un mode hostile qui va, en retour, justifier et les phénomènes de rejet des minorités ethniques en tant que telles, à l'extrême droite, et , à gauche, les luttes contre « le communautarisme » négateur de l'universel...

2) Vous observez que la question de la « relégation urbaine » n'est pas dissociable des autres tendances à la séparation qui affectent la ville. Vous en dégagez trois. Quelles sont-elles et qu'impliquent-elles sur le rapport que les individus entretiennent avec leur espace de vie et avec autrui ?

La relégation urbaine s'inscrit dans une évolution récente de la ville qui nous fait passer de sa morphologie fonctionnaliste- séparation entre les zones selon les fonctions : bureaux et administration au centre, zones industrielles, zones commerciales et zones résidentielles- à un triptyque dont l'interprétation relève beaucoup plus de la sociologie :

a) L'étalement urbain qui commence dans les années soixante et va en se développant tout au long des axes routiers avec la construction de lotissements pavillonnaires dans les communes rurales proches et lointaines (peuplé de la partie des classes moyennes qui avait , dans un premier temps occupé les HLM, et qui s'en éloigne pour y goûter le même confort plus un jardin et moins les contraintes de la promiscuité)

b) La relégation stricto sensu correspond à ces cités HLM désertés par les classes moyennes et le remplacement de celles-ci par la population immigrée amenée à s'y installer pour en combler les vacances et cela à la double faveur de la création de l'APL et du regroupement familial...sur fond d'un chômage croissant de cette population. De sorte que ces cités correspondent de plus en plus à la concentration d'une population marquée par la forte présence des minorités ethniques et du chômage, à des lieux qui font fuir ceux le peuvent et qui stigmatisent ceux qui ne peuvent aller ailleurs.

c) La gentrification est le troisième volet de cette division de la ville. Elle désigne le processus de retour au centre de la part aisée de la population, dans les anciens quartiers populaires de ces centres et cela à raison de la localisation des firmes internationales et des services destinés à celles-ci, au fur et à mesure qu'avance la globalisation. Cette « classe émergente de la mondialisation », qu'en France on appelle les bobos, bénéficie ainsi seule ou presque des avantages de la ville, de la concentration des lieux de spectacle, de culture et de prestige qui s'y trouve, en même temps que le monte le coût du foncier, ceci expliquant cela.

3) La sociologie de la distinction, sous-jacente par exemple aux analyses d'Eric Maurin dans Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social. (2004) suffit-elle à expliquer la tripartition urbaine ?

Les analyses d'Eric Maurin n'expliquent pas grand chose mais fournissent des chiffres qui justifient ce que tout le monde remarque, à savoir que, prix du foncier aidant, les gens qui vivent dans un même périmètre ont le même niveau de revenu, surtout si celui-ci est découpé de manière très étroite...

4) Dans un contexte de chômage de masse, la question des banlieues s'est trouvée dans les années 80 largement reliée à la problématique de l'exclusion. Pourtant, au milieu des années 90, la question sociale se retrouve posée dans des termes plus classiques tels que celui de l'insécurité sociale (à gauche) ou civile (à droite). Comment ce changement de perspective a-t-il affecté le traitement de la question des banlieues et peut-il expliquer la montée de la désespérance conduisant aux émeutes de Novembre 2005 ?

Au milieu des années 90, le thème de l'insécurité sociale bat son plein à raison de la montée du chômage. Pour le coup, les problèmes de banlieue qui avaient été très médiatisées en 1981 et 1990, passent au second plan et ne sont désignées à gauche que comme un sous-produit de ce problème social général. Les analyses de la gauche classique ne connaissent que les problèmes sociaux classiques et la politique de la ville n'est alors, au mieux, qu'une version territoriale des politiques sociales classiques. Or, la réduction du chômage, sensible à la fin des années 90, ne concerne pas les quartiers. Et dans ceux-ci, le recours aux ressources des trafics illégaux augmente d'autant. Ce qui va justifier la montée d'un discours sécuritaire de plus en plus dur envers les jeunes des banlieues. Les émeutes de 2005 expriment ce double malaise : être rejetés de l'intégration sociale et professionnelle et désignés à la vindicte publique.

5) Vous revenez sur les deux faces du social qui peuvent servir de ligne de résolution de la question sociale à savoir d'une part la mise en place d'une protection sociale, statutaire, de l'individu et, d'autre part, le contrôle social qui permet de défendre la société contre les dangers véhiculés par les individus. Vous soulignez que le logement social est apparu comme un élément de synthèse entre ces deux mouvements contradictoires. Pouvez-vous expliquer cet argument ?

Le logement social s'inscrit dans le cadre général de la protection sociale. A travers l'affirmation progressive du droit au logement comme élément d'une sécurité due à chaque salarié, actif ou non. Mais il participe aussi d'un souci de prophylaxie du crime à travers sa conception dés la fin du XIX siècle : lutte contre la taudification, l'entassement, la vie dans la rue, l'attirance des bistrots, toutes causes supposées de la délinquance. Le protagoniste principal des logements sociaux en France, Henri Sellier, ministre de la santé sous le front populaire, faisait partie de ce mouvement hygiéniste de défense de la société contre les maladies sexuellement transmissibles, la prostitution et la délinquance. Il calculait le volume habitable par personne susceptible de réduire le crime...

6) Vous soulignez que les « grands-ensembles » sont une « anti-ville ». Que voulez-vous dire par cela et en quoi cette conception de la ville pose-t-elle selon vous désormais plus la question urbaine que la question sociale ?

Les grands ensembles sont une anti-ville au sens où ils se trouvent conçus de manière à conjurer les périls de la ville, ses tentations, les risques d'émeute...Mais cette idée de faire une ville fonctionnelle où l'on éviterait les méfaits de la concentration se sont soldés par l'apparition de son envers : les dangers de la relégation. Car ce qui avait un sens dans le cadre de l'économie fordiste n'en a plus guère dans celui d'une économie de service. Il s'agissait de stabiliser les ouvriers, de les éloigner des lieux de rencontre, de les faire rentrer dans la vie familiale sitôt sorti de l'usine. A présent, l'économie de service appelle une grande mobilité et disponibilité. On ne peut plus installer les gens disposant de petits salaires à distance trop grande des lieux variables où ils trouvent des emplois. Le logement social doit se trouver imbriqué dans la ville.

7) Comment expliquer le passage d'une politique de la ville axée sur les habitants des zones défavorisées à une politique de la ville plus globale et dont l'action se déplace vers le bâti et sa transformation ? Pouvez-vous présenter par ailleurs des éléments de comparaison avec les Etats-Unis ?

Dans un premier temps, la politique de la ville a consisté en l'amélioration de la vie sociales de habitants des cités : développement de la vie associative, fourniture de meilleurs services (les ZEP, le rapprochement des services postaux ou de la police etc...), création de structures de loisirs. Mais les émeutes de l'année 1990 ont montré que, pour les habitants, ces aménagements n'étaient qu'une manière de « dorer le ghetto », selon une formule américaine. Progressivement, l'idée s'est alors installée que l'on ne résoudrait pas la question des cités sans les casser. Ce que la gauche a commencé, avec la loi SRU, laquelle prévoyait des démolitions associées à du social. Ce que la droite a accéléré en mettant des moyens redoublés au service de la rénovation urbaine. Aux USA, la politique de rénovation urbaine (urban renewal) qui s'est développée durant les années cinquante et soixante a abouti à des émeutes sanglantes entre 1963 et 1968. La raison en était que les rénovations valaient signification de rejet pour les noirs des ghettos. Et cela a compté au moins autant que le chômage des jeunes Noirs dans l'éclatement de ces fameuses émeutes. En France, une telle réaction n'est toutefois pas imaginable même si les réactions à la rénovation traduisent également le sentiment qu'on veut les éloigner sous un prétexte d'amélioration des lieux. Les conditions de relogement ne sont pas aussi contraignantes qu'aux USA dans les années cinquante.

8) Quels sont les objectifs mais aussi les critiques que l'on peut adresser à la philosophie de la « mixité sociale » qui accompagne le déplacement du contenu de la politique de la ville ? Ce souci de « mixité sociale » a-t-il finalement toujours structuré l'organisation des villes modernes ?

La mixité sociale est une antienne française. Elle donne à penser que si les gens de toutes les classes sont proches par l'habitat, ils le seront par l'esprit et apprendront à vivre ensemble, que les plus aisés culturellement influenceront les autres et amélioreront leur condition. Sur le papier, cette analyse, est indiscutable. Le problème vient de la difficulté de la réaliser et du danger de s'en servir d'alibi pour des politiques visant en fait à éloigner les indésirables plus qu'à faire désirer la vie en commun. En l'occurrence, il y a un discours officiel sur la mixité sociale de l'habitat pour justifier la rénovation. Un cran en dessous, on trouve un discours de sécurité : tous les projets de l'Anru (l'Agence nationale pour la rénovation urbaine) sont établis au nom de l'insécurité de tel ou tel bâtiment (jeunes squattant les halls etc..). Et puis, enfin, et surtout un désir de faire disparaître la visibilité de la pauvreté et de la concentration des minorités.

9) Vous dégagez trois types d'action qui viennent orienter la politique de la ville : le développement social, la discrimination positive territoriale et la rénovation urbaine. Quelles sont leurs caractéristiques et comment se déploient-elles au cours du temps ?

Il y a trois moments : a) celui où l'on s'occupe « des gens »: c'est le développement social du quartier, la vie associative, le développement dit endogène. Il va de 1981 à 1990. b) celui où l'on se concentre sur « les agents », en l'occurrence ceux des services publics, via des primes accordées à ceux qui acceptent de travailler dans les cités afin d'en élever le niveau des habitants, de tenir compte de leurs difficultés spécifiques,( 1990/1997) c) enfin, celui où l'on s'occupe des lieux : c'est le renouvellement urbain et la rénovation (1997-2009 etc..). La progression va dans le sens d'une prise en compte progressive du « dur », du plus coûteux aussi en termes financiers, mais aussi de ce qui frappe l'électeur par le volontarisme.

10) Les différentes politiques de la ville semblent avoir affecté les relations que l'Etat entretient avec les collectivités locales et la manière dont il impulse les orientations de cette politique. Pouvez-vous revenir sur l'évolution du rôle de l'Etat et expliquer les enjeux de « l'action à distance » qui semble définir le mode d'intervention de l'Etat en ce début de XXIe siècle ?

La politique de la ville a procédé à la remise en question de l'esprit modernisateur des années soixante au profit d'une politique contractuelle. Les contrats de développement social de quartier, les contrats de ville, étaient passés entre une instance interministérielle et les communes. En principe, la ville faisait un projet et recevait un co-financement pour le réaliser si celui-ci s'inscrivait dans les objectifs généraux de la politique centrale. Mais les communes avaient une bonne part d'initiative et une assez grande marge de manœuvre. Avec l'ANRU, les choses changent : il y a bien toujours contrat, mais ceux-ci sont passés à de conditions très strictes de nombre de démolitions prévues. Les financements sont importants et un moyen d'imposer aux élus de suivre la politique de rénovation telle que conçue par l'agence qui se comporte avec les mêmes certitudes technocratiques que les équipes qui avaient conçues les cités qu'il s'agit à présent de démolir.

11) Quelles sont les principales caractéristiques de la politique pour la ville que vous proposez et en quoi corrige-t-elle les imperfections des politiques de la ville ?

Une politique pour la ville recherche l'esprit de la ville, ce qui fait sa spécificité, à savoir un certain équilibre entre les flux et les lieux, entre le traitement des lieux et celui des gens. Elle veut, certes, en finir avec les ghettos, mais en facilitant d'en sortir, en faisant en sorte que les gens qui ont déjà un pied dans la ville par le logement en aient un second avec l'emploi et l'accès aux aménités de celle-ci.