Entretien avec Jean-Paul Fitoussi
Pascal Le Merrer
Cet entretien avec Jean-Paul Fitoussi [1] a été réalisé en février 2005 à partir de réactions à la lecture de son livre : La politique de l'impuissance [2]. Deux thèmes principaux ont été abordés : les défaillances du mode de gouvernement économique de l'Union européenne et une réflexions sur les enjeux réels de la mondialisation.
Voici les questions qui ont constitué la trame de cet entretien :
1) Quel peut-être l'impact de l'élargissement de l'Union européenne sur « le dogmatisme doctrinal de l'Europe » (expression p.69 de « La politique de l'impuissance) ?
2) Le « problème européen » (p.72) relève plus selon vous du déficit démocratique que du recul des Etats-nations. Ne retrouve-ton pas le problème abordé par Dani Rodrik dans « Feasible globalizations » avec son « Political trilemma of the world economy » (http://ksghome.harvard.edu/~drodrik/Feasglob.pdf) ? Que pensez vous du choix qu'il considère comme incontournable dans le cadre de l'intégration internationale des économies entre maintenir le pouvoir des Etats-nations ou sauvegarder la démocratie ?
3) Vous abordez le problème de l'ouverture à la concurrence dans le secteur de l'électricité (p110 de « La politique de l'impuissance » (et plus en détail dans « EDF - le marché et l'Europe »), mais les difficultés ne sont-elles pas toutes aussi importantes dans le secteur postal ou ferroviaire ? Existe-t-il entre marché et Etat une solution fondée sur les agences de régulation ?
4) Plus que la mondialisation ne faut-il pas redouter les distorsions durables de taux de change ?
5) Concernant le thème de la mondialisation, j'ai la curieuse impression que c'est une question plutôt médiatique en France alors que le sujet à une dimension que l'on pourrait qualifier de plus académique dans le monde anglo-saxon (voir par exemple les travaux de : O'ROURKE K. et WILLIAMSON G , BRADFORD S. et LAWRENCE R , J. FRANKEL , T. VENABLES , E. HELPMAN , G. GROSSMAN , D. RODRIK , R. BALDWIN , M. BORDO...). Partagez vous ce sentiment et comment expliquez vous cette différence d'approche ?
6) En liaison avec la question précédente, vous êtes très critique sur le mouvement alter mondialiste qui vous semble dogmatique et régressif, mais, n'y a-t-il pas une part de responsabilité des économistes francophones qui ont peu tenté de produire des analyses économiques solides du phénomène de la mondialisation ? Par ailleurs, quelles alternatives voyez vous, si on considère comme nécessaire que s'affirme un mouvement social mondial qui défende des valeurs démocratiques ?
7) A partir du 1er janvier 2005, les quotas qui entravaient le commerce de tissus et de vêtements vont disparaissent.. Faut-il se réjouir de cette ouverture commerciale et souhaiter que dans le sillage de cet accord, l'ouverture commerciale se généralise aux produits agricoles, aux services, aux biens stratégiques (armes, brevets...) ? Pour des économistes comme Robert Z. Lawrence et Scott Bradford la réponse est dans le titre du livre qu'ils ont publié en 2004 : « Has Globalization Gone Far Enough? The Costs of Fragmented Markets (Institute for International Economics). Qu'en pensez vous ? Est-il souhaitable de renforcer l'intégration commerciale mondiale en appliquant les mêmes règles à tous les pays et à tous les biens et services ?
8) Des économistes comme Paul A. Samuelson [3], Jagdish Baghwati [4] ou Gregory Mankiw [5] ont des positions divergentes sur la question des délocalisations en particulier dans les services. Quelle est votre analyse ?
9) Pouvez vous préciser votre analyse des stratégies gagnantes pour les pays en développement dans le cadre de la mondialisation (voir p129-130 de « La politique de l'impuissance) ?
10) Vous déplorez l'absence d'esprit critique dans l'enseignement de l'économie, que faire si on ne veut pas s'enfermer dans une hétérodoxie qui risque d'être tout aussi stérile ? Avez vous quelques exemples d'auteurs (et de textes) qui sont de réels stimulants pour une pensée critique rigoureuse ?
Pascal Le Merrer : Eh bien, merci de me recevoir Jean-Paul Fitoussi. Je souhaite vous poser quelques questions autour du dernier ouvrage que vous venez de publier « La politique de l'impuissance » qui est un entretien avec Jean - Claude Guillebaud et j'aurai une première question : Quel peut être l'impact de l'élargissement de l'Union européenne sur ce que vous appelez le dogmatisme doctrinal de l'Europe, notion qu'il faudrait peut être commencer par préciser...
Jean-Paul Fitoussi : Oui alors, ce que j'appelle le dogmatisme doctrinal de l'Europe, vient de la construction européenne, elle-même, c'est à dire de ce que les autorités qui sont en charge de la politique européenne ont reçu cette charge par délégation et n'ont donc pas de légitimité démocratique, de sorte que ce qui fait leur légitimité c'est le corps théorique et donc final qui font leurs actions. Et c'est la raison pour laquelle la Commission européenne, comme la Banque centrale européenne, utilisent en permanence des cautions scientifiques, font effectuer en permanence des recherches économiques. Et le problème qui en découle, c'est que bien évidemment, et je suppose que nous ferions la même chose à leur place, bien évidemment elles vont se fonder sur la pensée majoritaire pour légitimer leur action, elles ne peuvent pas se fonder sur une pensée minoritaire. Or, comme les évolutions font que la pensée majoritaire à un moment peut devenir, peut être une décennie plus tard, une pensée minoritaire, il va y avoir des erreurs d'aiguillage dues à cet encrage doctrinal. Et cet encrage doctrinal est maintenant inscrit dans les traités puisque les trois commandements de l'action européenne, c'est la stabilité des prix, l'équilibre budgétaire et la concurrence, bon, on ne peut pas imaginer encrage doctrinal plus important. Et parce que c'est revenir à l'état de la science économique telle quelle était au début du siècle et l'on sait très bien que lorsque les seuls objectifs d'une politique sont la concurrence, l'équilibre budgétaire et la stabilité des prix, cette politique ne pourra jamais être réactive par rapport à l'événement, donc elle va être plus doctrinale que pragmatique ; voilà ce que j'appelle le dogmatisme doctrinal de l'Europe. Il est génétique, il est inscrit dans les gènes de la construction européenne, pour une raison simple, c'est que le politique fait défaut, et il fait défaut parce que le Conseil Européen ne peut pas, comment dirais-je, tenir lieu de gouvernement, dans la mesure ou pour beaucoup de décisions il ne peut fonctionner qu'à l'unanimité, donc il n'est pas susceptible de réellement donner des directions, ni à la Banque centrale européenne, à supposer qu'elle les accepte, ni à la Commission, mais le politique faisant défaut, les institutions européennes n'ont pas d'autres ressorts que de s'ancrer dans la doctrine.
Pascal Le Merrer : Et l'élargissement de l'union européenne n'aura pas d'impact sur ce dogmatisme doctrinal ?
Jean-Paul Fitoussi : Alors il y deux hypothèses Pascal que l'on peut faire. La première hypothèse, c'est que les pays de l'élargissement, étant d'anciens pays socialistes, pour l'essentiel, ont, comme il est normal, une vision de l'économie de marché beaucoup plus positive que ceux qui l'ont expérimentée depuis un siècle. Et que donc, ils ne vont pas contredire cette évolution, ...... ça c'est la première hypothèse, ils vont au contraire l'accentuer. L'autre hypothèse que l'on peut faire et qui est exactement l'inverse, c'est que ces pays ayant pour modèle les Etats-Unis, parce que l'on sait très bien que la pensée américaine domine, ne peuvent que constater le pragmatisme dans la conduite des politiques macro aux Etats-Unis et donc peut être pousser dans le sens du pragmatisme donc l'issue est incertaine, mais je crains que le blocage, le verrou institutionnel soient tels, que cela ne fera pas grande différence, et que s'il n'a pas été possible de s'entendre à quinze pour essayer d'améliorer, de flexibiliser la gestion macro-économique de l'Europe, je vois mal comment il sera possible de s'entendre à vingt-cinq. On est confronté à un paradoxe, qui est que aujourd'hui la pensée dominante européenne consiste à exiger des sociétés qu'elles deviennent plus flexibles tout en rigidifiant la conduite des politiques économiques. On est donc en attente de ce que quelque chose se produise, parce que les sociétés voient dans la flexibilité une inquiétude supplémentaire et accusent les gouvernements, et les gouvernements eux ne peuvent pas grand chose dans la mesure où ils n'ont plus les instruments du pouvoir, et les instruments du pouvoir sont utilisés de façon rigide donc on a troqué la rigidité, la pseudo rigidité des sociétés, contre la rigidité des politiques.
Jean-Paul Fitoussi : Alors il y deux hypothèses Pascal que l'on peut faire. La première hypothèse, c'est que les pays de l'élargissement, étant d'anciens pays socialistes, pour l'essentiel, ont, comme il est normal, une vision de l'économie de marché beaucoup plus positive que ceux qui l'ont expérimentée depuis un siècle. Et que donc, ils ne vont pas contredire cette évolution, ...... ça c'est la première hypothèse, ils vont au contraire l'accentuer. L'autre hypothèse que l'on peut faire et qui est exactement l'inverse, c'est que ces pays ayant pour modèle les Etats-Unis, parce que l'on sait très bien que la pensée américaine domine, ne peuvent que constater le pragmatisme dans la conduite des politiques macro aux Etats-Unis et donc peut être pousser dans le sens du pragmatisme donc l'issue est incertaine, mais je crains que le blocage, le verrou institutionnel soient tels, que cela ne fera pas grande différence, et que s'il n'a pas été possible de s'entendre à quinze pour essayer d'améliorer, de flexibiliser la gestion macro-économique de l'Europe, je vois mal comment il sera possible de s'entendre à vingt-cinq. On est confronté à un paradoxe, qui est que aujourd'hui la pensée dominante européenne consiste à exiger des sociétés qu'elles deviennent plus flexibles tout en rigidifiant la conduite des politiques économiques. On est donc en attente de ce que quelque chose se produise, parce que les sociétés voient dans la flexibilité une inquiétude supplémentaire et accusent les gouvernements, et les gouvernements eux ne peuvent pas grand chose dans la mesure où ils n'ont plus les instruments du pouvoir, et les instruments du pouvoir sont utilisés de façon rigide donc on a troqué la rigidité, la pseudo rigidité des sociétés, contre la rigidité des politiques.
Pascal Le Merrer : Cela nous permet d'enchaîner sur une deuxième question. S'il y a une certaine paralysie au niveau des instruments du gouvernement, cela me ramène au problème que vous appelez le problème européen dans votre livre qui relève selon vous plutôt du déficit démocratique que du recul des états nations. Cela me fait penser à un autre auteur, Dani Rodrik, qui lui insiste en disant « il y a quelque chose qui est incontournable dans le cadre de l'intégration internationale des économies, c'est soit on donne la priorité au maintien du pouvoir des états-nations, soit on veut sauvegarder la démocratie mais on ne fera pas les trois en même temps, l'intégration, le pouvoir de l'état-nation et la démocratie. ». Qu'est ce que ça veut dire pour nous européens, est ce que vous adoptez ce point de vue de Dani Rodrik ?
Jean-Paul Fitoussi : Je suis en général assez en accord avec Dani Rodrik. D'ailleurs, on travaille sur des thèmes similaires qui essentiellement reviennent à étudier le rôle de la démocratie dans le développement et dans la croissance économique, donc si je dis que le problème vient du déficit démocratique et non pas du recul des états-nations, c'est évidemment lié à la réponse que je vous faisais à la première question. C'est que nous acceptons qu'il y ait des structures à pouvoirs limités dans une démocratie, telles que notamment les régions, les conseils régionaux ont des pouvoirs limités mais si nous l'acceptons, c'est que nous savons que notre pouvoir en tant que citoyen est intact dans la mesure où nous élisons aussi les états-nations. Et donc notre souveraineté, la souveraineté populaire, n'est pas du tout atteinte à la limitation des pouvoirs régionaux. Et donc ce qui n'est pas possible de faire à l'échelle régionale, il est possible de le faire à l'échelle nationale. Et nous pouvons influencer les deux échelles. Là, nous nous trouvons confrontés à un problème de même nature, c'est comme si nous pouvions voter à des élections régionales sans pouvoir voter à des élections nationales. Nous élisons les gouvernements nationaux mais nous élisons des gouvernements qui n'ont plus le pouvoir monétaire, et dont le pouvoir budgétaire est aussi limité que le pouvoir des régions, même davantage limité que le pouvoir des régions, car, savez-vous que les collectivités locales ont le droit d'emprunter pour investir, alors que nous élisons à l'échelle nationale des gouvernements qui n'ont plus vraiment le droit d'emprunter pour investir en raison du pacte de ces pays. Donc la citoyenneté des européens est limitée, la souveraineté populaire est limitée de ce fait. Alors quelles conséquences cela a t-il sur l'efficacité économique ? Eh bien la conséquence que des erreurs peuvent se reproduire et s'éterniser parce que la grande fonction de la démocratie c'est quand même de corriger les erreurs en changeant de gouvernement, ou en tout cas de tenter de le faire. Alors que là, ce fonctionnement n'est pas possible, pour utiliser une image de Dani Rodrik, la démocratie est une méta-institution, c'est une méta-institution dans la mesure où elle permet de maximiser l'ensemble d'informations sur lequel va être fondée la décision. Dès le moment où on empêche à un échelon ou à un autre la démocratie de fonctionner cela signifie que l'ensemble d'informations, sur lequel la décision va se fonder, est partiel et donc partial. Et c'est la raison pour laquelle nous sommes dans cette équation de limitation de la souveraineté, c'est ce qu'on appelle le recul des états-nations, qui nous serait égal si cette limitation de la souveraineté à l'échelle des nations était compensée par un gain de souveraineté à l'échelle de la super-nation qu'est l'Europe. Donc, pour dire les choses autrement, la souveraineté des nations est limitée, mais l'Europe n'est pas construite sur une souveraineté qui permettrait de compenser cette limitation. Donc il y a un espèce de vide de la souveraineté où finalement les problèmes ne sont jamais résolus. Sauf par la médiation, parce qu'on voit bien comment tout s'enchaîne, sauf par la médiation de demander aux populations elles-mêmes de les résoudre . Et comment demande-t-on aux populations elles-mêmes de les résoudre ? eh bien c'est le maître mot de la réforme structurelle. Réformez-vous, vous avez votre destin entre vos mains, ne comptez plus sur le collectif pour réellement vous aider, j'exagère a dessein mon propos, ne comptez plus sur le collectif pour réellement vous aider, vous devez vous adapter en permanence et résoudre vos problèmes vous-même.
Pascal Le Merrer : On va enchaîner avec la question du secteur de l'électricité, car je trouve que c'est un enjeu pour le secteur public. On peut se demander si l'analyse que vous faites, puisque vous aviez rédigé un livre sur EDF,peut s'étendre à d'autres secteurs. J'avais par exemple travaillé sur le secteur postal qui me semblait encore bien plus ardu si l'on voulait l'ouvrir à la concurrence entre des petits pays et des grands pays. Il y a une difficulté absolument insoluble à essayer d'avoir un secteur concurrentiel au niveau postal. Donc c'est pour cela que j'ai placé cette question qui en plus va renvoyer à un problème dont j'entends régulièrement parler concernant le secteur public : quel est l'impact de l'ouverture européenne ?
Jean-Paul Fitoussi : D'accord
Pascal Le Merrer : Vous avez abordé dans le livre « La politique de l'impuissance » le problème de l'ouverture à la concurrence dans le secteur de l'électricité, qui était une question que vous aviez déjà abordée dans un autre livre qui s'intitule « EDF, le marché et l'Europe ». Mais est-ce que les difficultés ne sont pas toutes aussi importantes dans le secteur postal ou le secteur ferroviaire ? Existe entre le marché et l'état une solution si l'on veut ouvrir ces secteurs à la concurrence ? Quel peut être le rôle que ce que l'on appelle les agences de régulation ?
Jean-Paul Fitoussi : D'accord. Si vous voulez, je peux vous donner l'exemple d'EDF à titre illustratif de mon propos. Mais il est évident que ce qui est vrai de la difficulté de l'ouverture du secteur de l'électricité à la concurrence, est vrai aussi de nombre d'autres secteurs, le secteur ferroviaire, le secteur postal et notamment de tous les secteurs qui, d'une façon ou d'une autre, sont en charge de la livraison d'un bien public, de la fourniture d'un bien public à l'ensemble des citoyens. Et, on sait très bien que la fourniture d'un bien public dépend du degré de redistribution à laquelle la société consent. Aujourd'hui, le secteur exemplaire de ces difficultés, c'est le secteur de l'électricité parce que techniquement ces difficultés sont apparentes. Elles le sont moins dans le secteur postal dans la mesure où la concurrence a déjà commencé. Il y a de plus en plus d'utilisation d'entreprises privées, DHL et autres, il y a internet, donc, comment on dit, les mails, de sorte qu'il y a déjà une concurrence. Mais on perçoit que cette concurrence est une concurrence très redistributrice, à rebours. Dans la mesure où elle avantage les gens ayant un revenu suffisant pour utiliser ce type de communication au détriment des autres. Mais on s'aperçoit en même temps que le fait d'avoir introduit cette concurrence a conduit à la dégradation du service public de la Poste. Donc là, on est dans la bonne illustration de ce qui peut advenir dans d'autres secteurs où l'on essaye d'introduire la concurrence, sans veiller au caractère de bien public, de la marchandise ou du service que fournit ce secteur. C'est ce que l'on observe dans la Poste, c'est ce que l'on risque d'observer dans l'électricité, où certains seront toujours fournis et d'autres pas. Donc ça dépend effectivement, le secteur ferroviaire pose des difficultés techniques analogues au secteur de l'électricité, comme toute industrie de réseau. Mais on voit bien l'enjeu de la concurrence dans le secteur ferroviaire, dans la mesure où il risque, si l'introduction de la concurrence aboutit à la dégradation du service considéré comme bien public, comme le courrier normal dans la Poste. Il faut bien voir aussi qu'il y a un côté cercle vicieux et dès le moment où le secteur où la qualité du service distribué par le secteur se dégrade, les gens vont avoir tendance à essayer d'utiliser d'autres entreprises que l'entreprise publique, ce qui va conduire à une dégradation ultérieure du secteur concerné. Si par exemple aujourd'hui on utilise davantage des entreprises privées dans le secteur postal, c'est parce que l'on a plus confiance dans l'acheminement en temps et en heure du courrier normal. Bon, dans le secteur ferroviaire, cela peut poser un problème important parce que le service public qu'offre le transport c'est l'intégration, c'est l'intégration sociale. De fait, la possibilité de se déplacer pour aller sur son lieu de travail, pour aller en société, la possibilité d'être relié aux autres. S'il y a une dégradation du fait de l'introduction de la concurrence de ce secteur, alors il y aura une difficulté de cohésion encore plus grande du fait de l'introduction de la concurrence. Et on le voit bien déjà par la fermeture d'un certain nombre de lignes, dites secondaires, qui a pour effet de désintégrer. Alors certes, on peut régler ces problèmes, on peut régler ces problèmes par l'introduction d'agences de régulation, avec cahiers, qui veillent à l'application d'un cahier des charges, qui rétablissent l'égalité devant le service public. Mais alors on se demande ce que l'on gagne, parce que une régulation, qui aurait pour effet de rétablir l'égalité des chances, impliquerait un interventionnisme de l'agence encore plus grand que ce celui de l'entreprise publique aujourd'hui. Donc, dans l'électricité, cela est patent, parce que pour que l'électricité reste un service public, il faut imposer des conditions et veiller à l'imposition de ces conditions d'aide, qu'en réalité d'abord on ne sait pas trop faire et il se produit toujours des dysfonctionnements, on l'a vu aux Etats-Unis, on l'a vu au Royaume Uni et on l'a vu un peu partout, là où l'on a ouvert à la concurrence des secteurs, mais cela risque d'être le cas dans l'ensemble des autres services publics. De sorte que comme on n'a pas encore inventé la régulation optimale qui permettrait finalement de rendre indifférent entre le service public opéré par une entreprise publique ou le service public opéré par des opérateurs privés dans ces domaines là. Alors la prudence commande d'attendre, d'attendre que l'on ait trouvé la meilleure régulation possible et que aujourd'hui, en certains pays, notamment en la France, les services public fonctionnent plutôt mieux qu'ils ne fonctionnent dans d'autres pays où d'autres types d'architectures institutionnelles ont été adoptées notamment dans les pays qui ont libéré complètement ces services à la concurrence. Donc voilà, là aussi, vous voyez bien que, on est confronté à un débat entre dogmatisme et pragmatisme. Le dogmatisme va vous dire que la concurrence est toujours et partout le meilleur système, le pragmatisme vous dit ça ne peut pas fonctionner dans un certain nombre de secteurs parce que le remède risque d'être pire que le mal.
Pascal Le Merrer : Mais si on nous répondait que le pragmatisme ça serait justement une agence de régulation, qui serait un hybride dans les mécanismes d'allocation entre des systèmes publics et privés ?
Jean-Paul Fitoussi : Bien, ça peut fonctionner pour certains secteurs, et ça peut ne pas fonctionner pour d'autres secteurs. C'est ça le problème, c'est-à-dire que si vous avez une agence de régulation pour la concurrence dans les activités où il existe une délégation des services publics, comme l'eau ou la propreté, ça peut fonctionner, parce que c'est techniquement moins complexe, et si le cahier des charges est bien étudié. Mais dans certains domaines ça ne peut pas fonctionner et notamment dans les industries de réseau. On ne sait pas encore comment cela pourrait fonctionner et c'est la raison pour laquelle même les économistes les plus libéraux aux Etats-Unis nous disent « il est urgent d'attendre, apprenez de nos erreurs et de nos déboires avant d'essayer de passer au système concurrentiel en matière de fourniture d'électricité. ». Et je crois que les Anglais sont en train de nous dire « attendez de nos déboires en matière de transport avant de passer au système concurrentiel en matière de transport. ». Bon, donc on dépasse la question idéologique puisque en réalité pour les populations le problème n'est pas la nature du capital, pour les populations le problème est la qualité du service public rendu et l'égalité qui accompagne cette qualité.
Pascal Le Merrer : Donc, en fait, la réponse, elle est quand même essentiellement sectorielle, à chaque secteur, il faudrait trouver le système de régulation qui peut doser l'intervention publique et privée de manière différente.
Jean-Paul Fitoussi : Exactement. Avec une finalité qui est celle du service public, c'est-à-dire, il ne s'agit pas seulement d'une question technique de dosage, il s'agit en même temps de savoir quel est le but politique de l'organisation de ces secteurs. Si le but politique est de permettre à chacun d'être transporté dans des conditions relativement égales, et bien on a une certaine régulation, on peut avoir une régulation différente si la démocratie est inégalitaire, c'est-à-dire si la majorité de la population est pour un système inégalitaire.
Pascal Le Merrer : Lorsque l'on parle de la mondialisation, on a l'impression que l'on redoute d'abord l'inégalité du prix du travail . Est ce que l'on ne sous-estime pas les problèmes de distorsion de taux de change qui peuvent prendre un caractère durable ?
Jean-Paul Fitoussi : Oui bien sûr, parce que s'il existe des différences de salaires entre les pays qui commercent ensemble, il en a toujours existé et il en existera toujours, la preuve n'a pas été faite que ce sont les pays les plus pauvres qui avaient les plus grands avantages à la mondialisation parce que à force de se fonder sur ce type de raisonnement, on aboutit à une stupidité, à une proposition ridicule qui est de dire : les pays riches seront les perdants de la mondialisation, et ils seront les perdants de la mondialisation parce qu'ils sont riches, c'est-à-dire parce que les salaires chez eux sont plus élevés qu'ailleurs, donc vive la pauvreté. Donc, nous n'avons qu'une seule solution pour nous enrichir c'est d'abord de redevenir pauvre. Vous voyez bien que c'est un truisme sur lequel on ne peut pas fonder un raisonnement. Par contre, il peut exister du fait des dogmatismes dont nous parlions des politiques de change inadaptées. Une politique de change est inadaptée si elle est en incohérence par rapport aux besoins internes de l'économie. La politique du franc fort était inadaptée, parce que on ne peut pas construire la force d'une monnaie sur la faiblesse d'une économie ; autrement personne ne pourrait comprendre de quoi il s'agit. L'Angleterre, des années vingt, c'est le seul exemple que nous avons dans un pays riche d'une politique de change qui mit l'économie à genoux, et qui a mis l'économie à genoux et qui a fait que l'Angleterre a connu la crise de 1929 dès les années vingt. Et que le chômage anglais a été l'une des questions la plus étudiée dans les années vingt. Jacques Rueff avait alors, au lieu d'accuser le taux de change, accusé l'assurance chômage comme étant responsable du chômage dans les années vingt en Angleterre. Et on voit bien que nous sommes pas loin de cette pensée là aujourd'hui. Ce que l'on accuse, c'est essentiellement le niveau de protection du travail, l'absence de flexibilité du travail, on accuse le niveau des salaires, alors que, quelque soit la réforme structurelle que l'on pourrait faire, on gagnerait peut-être, allez, disons cinq points de compétitivité en faisant passer toutes les réformes structurelles que la Commission nous demande de faire passer, enfin, quand je dis la Commission, c'est la Commission après accord du Conseil européen. Je n'accuse pas la Commission et la Banque centrale européenne, il faut bien comprendre cela, la Commission et la Banque centrale européenne agissent selon les statuts qu'on leur a donnés, que le Conseil européen a déterminé pour elles. Donc, au maximum, on gagnerait cinq points de compétitivité en faisant passer toutes ces réformes structurelles et puis subrepticement on en perd soixante en augmentant la valeur de la monnaie. C'est ce qui s'est passé dans la période récente, pour ce qui concerne l'euro. Donc vous vous dites ou le discours est faux parce que les gens n'ont rien compris aux mécanismes économiques ou bien il y a une intention cachée. Alors je vous laisse le choix de la réponse. Parce que c'est une drôle d'adaptation à la mondialisation que celle qui conduit à surévaluer le cours des monnaies, c'est-à-dire à d'emblée mettre un handicap à l'échange international pour l'économie considérée.
Pascal Le Merrer : Mais s'il y a des problèmes durables de distorsion de taux de change, quelle est l'agence internationale qui devrait poser ce problème, est-ce que c'est le fonds monétaire international ?
Jean-Paul Fitoussi : A mon avis, je ne suis pas sûr de ça, je ne suis pas sûr quoique il serait préférable d'avoir un système monétaire international qui fonctionne bien, mais pour l'instant on est un peu en difficulté pour le décider, simplement, on s'aperçoit que chaque fois qu'il y a eu des distorsions durables de change, cela n'est pas tant venu du comportement d'agences internationales que du comportement des politiques internes conduites dans le pays. Ce qui à fait la politique du franc fort, ce n'était pas la mondialisation, c'était le fait que la France croyait que la désinflation compétitive allait lui permettre de régler son problème de chômage. Ce qui a fait le drame argentin, c'est que les politiques, les hommes politiques en Argentine, ont voulu absolument ne pas abandonner le currency board. Ce n'est pas qu'ils étaient obligés de maintenir le currency board, c'est qu'ils avaient peur d'abandonner le currency board, et de retrouver une inflation à deux chiffres, ou une hyper-inflation qu'ils avaient connue dans le passé, c'était une volonté interne au pays. Ce qui fait aujourd'hui l'appréciation de l'euro dans les trois dernières années, c'est que pour des raisons peut-être institutionnelles, peut-être dues au dogmatisme ambiant, on a accepté pendant trois ans d'avoir un taux d'intérêt double du taux d'intérêt américain. Alors on dit qu'il était bas puisqu'il était de deux pour cent, mais il n'empêche qu'il était le double du taux d'intérêt américain. Donc il y a dans cette gestion des taux de change, tout au moins une responsabilité partagée, entre les stratégies agressives d'un certain nombre de pays et les stratégies vertueuses d'un certain nombre d'autres pays. Donc en attendant une organisation monétaire mondiale, je crois qu'il faut, raison gardée, demander aux pays des politiques monétaires et de changes qui se conforment à leurs intérêts, qui se conforment aux besoins de leur économie, le Japon y parvient, la Chine aussi, pourquoi l'Europe n'y parviendrait-elle pas ? Le problème se pose pour les petits pays émergents et pour les pays en développement, en règle générale, pour les pays pauvres qui risquent d'étouffer parce que leur taux de change est mal évalué. Mais là, je crois qu'il y a une aide internationale à apporter, c'est une question d'aide au développement, davantage que de remettre en place un taux de change fixe à l'échelle du monde et l'on perçoit déjà les difficultés que cela poserait. Mais c'est vrai qu'un système de change fixe est spontanément beaucoup plus coopératif, je veux dire à l'échelle mondiale, et spontanément beaucoup plus coopératif qu'un système de change flexible.
Pascal Le Merrer : Concernant ce terme de la mondialisation, j'ai quand même une impression curieuse, cette question est plutôt médiatique en France, la question académique serait plutôt l'économie internationale, alors que lorsque l'on regarde les travaux anglo-saxons, on a l'impression que c'est dans le champ académique, que là on a vraiment des recherches, des travaux collectifs qui sont engagés. Est-ce que vous partagez ce sentiment un peu curieux d'un décalage dans le traitement de cette question de la mondialisation et comment vous expliquez les différences d'approche ?
Jean-Paul Fitoussi : C'est une longue histoire, les différences d'approches relèvent d'une histoire longue. Comme je le souligne dans mon livre, les débats aux Etats-Unis, dans le monde anglo-saxon, sont beaucoup plus vifs dans le cadre académique et beaucoup plus scientifiques qu'ils ne le sont en Europe. Et, cela parce que ces débats ne sont pas associés à un étiquetage politique. On peut être pour ou contre telle ou telle politique, sans que l'on vous étiquette. Ce qui a contribué à étouffer les débats en Europe, c'est un peu un espèce de terrorisme intellectuel, le terme est un peu fort, cela consiste à dire que si vous critiquez telle ou telle politique, c'est donc que vous êtes anti-européen. Et lorsque l'on dit cela à un européen convaincu, au bout de quelques fois, il finit par se taire, car il n'a pas envie d'être étiqueté dans une position qui n'est la sienne. Alors sur la mondialisation, souvent en Europe, l'idée est d'imputer à la mondialisation ce qui relève d'erreurs de politique économique interne, on l'a vu tout à l'heure pour l'euro. Là, on va dire que la mondialisation nous impose des efforts de compétitivité, des efforts d'amaigrissement, etc, non ce n'est pas la mondialisation, c'est le fait que l'euro est surévalué ; c'est le fait qu'on s'arrange pour que l'euro soit surévalué comme on s'est arrangé pour le franc soit fort, et cela n'a rien à voir avec la mondialisation. Donc on a par rapport à ces questions une attitude un peu du type pensée unique, je n'aime pas le terme parce qu'il est contradictoire terme à terme, mais il implique l'existence du yin et du yang. Le yin, c'est la pensée dominante, évidemment lorsqu'une pensée est trop dominante, il va y avoir des manifestations contre la pensée dominante. De sorte, que l'on va traiter des questions de façon très manichéenne et c'est ce qui se passe sur la mondialisation. On la traite de façon manichéenne, on va pleurer sur les délocalisations, alors que le vrai problème est celui de la localisation de l'investissement. Le vrai problème, ce n'est pas tant qu'une entreprise soit délocalisée, même si c'est un drame régional, un drame personnel, etc, c'est que des capitaux vont s'investir ailleurs pour créer de l'activité ailleurs, or on fait beaucoup de bruit sur les délocalisations - ce qui est normal encore une fois, car ce sont des drames - et insuffisamment sur la localisation de l'investissement et sur ce qui détermine la localisation de l'investissement. Et donc on va traiter du problème de la mondialisation en pratiquant à la fois l'amalgame, les bons sentiments, et sans analyse réelle sous-jacente, sans analyse des facteurs, et c'est une question sur laquelle on va revenir, sans analyse des facteurs qui déterminent les gains et les pertes du fait de la mondialisation, sans analyse des facteurs qui pourraient nous faire maximiser les gains ou minimiser les pertes dans le jeu de la mondialisation, or c'est cela qui importe. La mondialisation, c'est quand même l'ouverture au monde, l'ouverture au monde pourrait s'accompagner d'une stratégie qui nous permette d'en bénéficier. Elle n'inscrit pas des pertes de ce seul fait, alors on comprendrait mal pourquoi les gouvernements ont décidé d'ouvrir les frontières, si c'était pour mettre en danger leurs populations. Non, ils ont décidé d'ouvrir les frontières parce que effectivement l'ouverture les frontières a toujours été un facteur de dynamisme économique et simplement il faut le faire sans naïveté et il faut comprendre quelles sont les sous-jacents des facteurs fondamentaux par l'analyse théorique que des économistes anglo-saxons ont développée, mais aussi des économistes européens, mais simplement ce ne sont pas eux que l'on entend. On entend les plaintes contre la mondialisation en même temps que l'on entend les zélateurs de la mondialisation qui nous disent que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles. Donc on est dans le yin et le yang qui constituent ensemble le phénomène dit de pensée unique.
Pascal Le Merrer : Par rapport à ce débat sur la mondialisation, une partie de votre ouvrage est consacré à une réflexion sur les mouvements alter-mondialistes, et vous semblez assez critique en estimant qu'ils ont un comportement dogmatique et un peu régressif ; mais est-ce qu'il n'y a pas une part d'abord de responsabilité des économistes qui n'apportent peut être pas les analyses qui pourraient aider ce mouvement à construire des analyses plus fondées et puis deuxièmement, est-ce qu'il y a une alternative à ces mouvements alter-mondialiste, est-ce qu'il y a un mouvement social mondial d'une autre nature selon vous qui pourrait défendre des valeurs démocratiques ?
Jean-Paul Fitoussi : Ce passage du livre pourrait apparaître énigmatique, mais ce que j'y critique ce n'est pas la recherche d'une mondialisation plus solidaire, d'une mondialisation mieux partagée, ça je trouve que c'est un sentiment légitime. Et je crois que la majorité des militants de l'alter-mondialisme recherche cela. Mais le mouvement lui-même, peut être victime de sa médiatisation, n'a pas su faire le débat entre les positions des différents courants qui le composent, et donc pratique un amalgame entre toutes les tendances, de l'intégrisme au protectionnisme, en passant par le libéralisme. Et à partir de ce moment là, on ne comprend plus rien de l'objectif final poursuivi par le mouvement. Si le mouvement remettait comme premier objectif une mondialisation plus solidaire, une mondialisation mieux partagée, et qu'il se donnait les moyens de la réflexion intellectuelle pour aboutir à cela, alors oui je me déclarerai moi-même alter-mondialiste. Mais cet amalgame, ce syncrétisme du mouvement fait qu'il devient suspect, je veux dire on ne fait pas intervenir innocemment des fondamentalistes aux forums sociaux, européens, deux fois de suite, donc ça pose problème, ça pose question, qu'est-ce qu'il y a derrière tout cela ? si ne n'est une volonté de médiatisation. Donc si l'objectif est la médiatisation, il est atteint, mais si l'objectif est un monde plus solidaire, alors on a régressé dans cet objectif là, puisque tout peut être dit, tout et son contraire et qu'il n'y a pas de construction réelle.
Pascal Le Merrer : Mais est-ce que ce n'est pas une simple maladie de jeunesse, est-ce que comme les mouvements ouvriers au XIXe siècle, est-ce qu'il ne faut pas une assez longue période où ces mouvements vont avoir des idées qui vont se décanter pour qu'émerge quelque chose qui sera plus cohérent ; si l'on prend le mouvement ouvrier, il a bien fallu un siècle pour que les choses soient plus structurées.
Jean-Paul Fitoussi : Oui pour quelles soient plus structurées, mais il y avait quand même une identité de pensée. Les ouvriers recherchaient un monde moins violent par rapport au travail. L'action militante va se structurer parce qu'ils avaient fort à faire, ils avaient à lutter contre des entreprises et un capitalisme naissant et tout puissant et donc ça a mis du temps avant que le capitalisme accepte, il y a eu des luttes, et des luttes permanentes. Là, quel est l'aspect lutte lorsque dans un mouvement on débat sur l'intégrisme, que l'on donne l'animation à une table ronde sur le voile à quelqu'un qui est anti-féministe, je me pose le problème, ça pose question, ça m'interroge, je me dis où va t-on, qu'est-ce qu'on recherche, au lieu de travailler sérieusement sur des questions assez fondamentales telles que celles des gains à l'échange international, des gains à l'ouverture des frontières, de la façon d'aider les pays en développement, etc. On perd beaucoup de temps mais, on ne prend pas la route du mouvement ouvrier, on ne prend pas la route des ouvriers parce que plus le mouvement est médiatisé, plus il continue, il est incité à continuer dans sa stratégie qui est de montrer les anti quelque soit le substantif d'anti. C'est ça que je reproche au mouvement, ce n'est pas la recherche d'une mondialisation solidaire.
Pascal Le Merrer : Mais est-ce que ce n'est pas une simple maladie de jeunesse, est-ce que comme les mouvements ouvriers au XIXe siècle, est-ce qu'il ne faut pas une assez longue période où ces mouvements vont avoir des idées qui vont se décanter pour qu'émerge quelque chose qui sera plus cohérent ; si l'on prend le mouvement ouvrier, il a bien fallu un siècle pour que les choses soient plus structurées.
Jean-Paul Fitoussi :Oui pour quelles soient plus structurées, mais il y avait quand même une identité de pensée. Les ouvriers recherchaient un monde moins violent par rapport au travail. L'action militante va se structurer parce qu'ils avaient fort à faire, ils avaient à lutter contre des entreprises et un capitalisme naissant et tout puissant et donc ça a mis du temps avant que le capitalisme accepte, il y a eu des luttes, et des luttes permanentes. Là, quel est l'aspect lutte lorsque dans un mouvement on débat sur l'intégrisme, que l'on donne l'animation à une table ronde sur le voile à quelqu'un qui est anti-féministe, je me pose le problème, ça pose question, ça m'interroge, je me dis où va t-on, qu'est-ce qu'on recherche, au lieu de travailler sérieusement sur des questions assez fondamentales telles que celles des gains à l'échange international, des gains à l'ouverture des frontières, de la façon d'aider les pays en développement, etc. On perd beaucoup de temps mais, on ne prend pas la route du mouvement ouvrier, on ne prend pas la route des ouvriers parce que plus le mouvement est médiatisé, plus il continue, il est incité à continuer dans sa stratégie qui est de montrer les anti quelque soit le substantif d'anti. C'est ça que je reproche au mouvement, ce n'est pas la recherche d'une mondialisation solidaire.
Pascal Le Merrer : En janvier 2005, cette année, donc les quotas, qui entravaient le commerce concernant les tissus, les vêtements, disparaissent. Et-ce qu'il faut se réjouir de cette ouverture commerciale et souhaiter que dans le sillage de cette mesure, il y ait un accord général d'ouverture commerciale qui se généralise aux produits agricoles, aux services, aux biens stratégiques ? On a pas mal d'économistes aujourd'hui qui continuent à dire qu'il y a une trop grande fragmentation des marchés. Qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu'il est souhaitable de renforcer l'intégration commerciale mondiale en appliquant les mêmes règles à tous les pays et à tous les biens et services ?
Jean-Paul Fitoussi : Il ne m'est pas possible de vous répondre de façon simple à cette question parce qu'elle dépend du niveau de développement des pays, elle dépend du degré de protection des salariés dans ces pays, et donc on pourrait apporter une réponse différente selon ce degré. Deux éléments de réponse. C'est vrai que la fragmentation des marchés a un coût important, ne serait-ce qu'en terme de répartition du revenu que la fragmentation des marchés conduit à des marges de profit plus élevées pour les entreprises et donc à une part des salaires plus basse. Mais ce qui est vrai d'un marché développé, comme le marché européen, et d'ailleurs je fais une parenthèse là-dessus, il y aurait peut être beaucoup plus à gagner de la construction européenne si l'on défragmentait les marchés, et notamment le marché bancaire, n'est-ce pas, et on a vu les profits des banques s'envoler, que à vouloir à tout prix réduire la protection sociale des salariés. Mais pour ce qui concerne les économies émergentes, le fait de les soumettre, sans préparation à une concurrence violente des marchés mondiaux, risque de leur faire plus de mal que de bien. Et la raison en est très simple, il s'agit de pays où le degré de protection sociale n'est pas très élevé, si tant est qu'elle existe, et où donc les chocs peuvent avoir des conséquences irréversibles sur le destin des personnes Quand vous avez une récession dans un pays en voie de développement ça se traduit en terme de survie de la population. Donc, vous ne pouvez pas dire, et bien l'on va rattraper ça, parce que l'ouverture va nous permettre plus tard de gagner si une partie de la population existante disparaît. Il faut aller dans ce type d'évolution de façon progressive, tout est lié en économie. Et c'est probablement la critique que je ferai à Lawrence et Bradford. Tout est lié, c'est à dire que la fragmentation des marchés a un coût dans un système où les salariés sont protégés. Autrement, ça peut être une nécessité, parce que ce peut être une protection indirecte des salariés. D'ailleurs, on constate que les pays les plus mondialisés, c'est à dire ceux qui échangent la plus grande part de leur PIB sur les marchés mondiaux sont aussi les pays où les populations sont le mieux protégées. Les petits pays ont en moyenne un degré de protection et un degré de dépenses publiques beaucoup élevé que les grands pays, en moyenne. Et cette corrélation est vraie quelque soit le niveau de développement. Lorsque l'on corrige le niveau de développement, il y a un travail intéressant de Dani Rodrik sur le sujet, pourquoi les petits pays ont-ils de gros gouvernements ? qui montre bien ce cercle vertueux de la mondialisation dans un contexte où les populations sont relativement protégées. Parce que la mondialisation offre des opportunités, donc la défragmentation des marchés, offre des opportunités, mais des opportunités que l'on ne peut saisir que si l'on est en état de les saisir, c'est à dire si le risque n'est pas un risque de survie. Donc voilà, oui il faut défragmenter le marché, oui cela permet de réduire les marges de profit des entreprises et donc d'augmenter à long terme la part des salaires, non si l'on ne prend pas les précautions pour protéger les populations, car la fin des entraves au commerce de tissus et vêtements va poser des problèmes assez considérables, notamment aux pays du Maghreb, où on ne peut pas dire que les populations sont considérablement protégées.
Pascal Le Merrer : L'OMC évolue aussi dans ce sens là, le dernier rapport de septembre 2004 semble relativiser les gains de l'ouverture commerciale et montrer qu'ils doivent s'articuler avec des réformes politiques qui améliorent le fonctionnement des démocraties.
Jean-Paul Fitoussi : Evidement, tout est lié. C'est la raison pour laquelle la démocratie est un facteur de développement important, parce que la démocratie est fondée sur un principe égalitaire et celui du suffrage universel, c'est le principe fondateur de la démocratie. Et que dans ce cadre, il y a, à la longue, une pression populaire permanente en faveur de la redistribution et donc de la limitation des risques ; qui permet, cette limitation des risques de survie, des risques de décès, il existe un théorème où l'on montre que l'équilibre général peut aboutir au plein emploi parmi les survivants. Donc cette protection permet aux populations de jouer de façon dynamique le jeu de la mondialisation. Que je sache, les pays scandinaves n'ont pas disparu alors qu'ils ont un degré de protection beaucoup plus élevé et qu'ils échangent la plus grande part de leur PIB sur le marché mondial. A entendre le discours dominant, on dirait ils ne sont pas compétitifs, ils ont des coûts trop élevés parce qu'ils ont un système de protection sociale trop élevé, or un système de protection sociale indépendamment de l'aspect redistributif, c'est un système d'assurance. Et l'importance de la protection sociale va dépendre du degré de solidarité que désire la société. Ce désir de solidarité, il n'y a aucune théorie économique qui pourrait en imposer le niveau optimal. Il y a des sociétés qui fonctionnent très bien avec un degré de solidarité faible parce que elles ont l'habitude d'être inégalitaires ou parce que c'est leur choix d'être inégalitaires. Et il y des sociétés qui fonctionnent au contraire avec un système d'assurance très sophistiqué et qui sont très, très compétitives. Il n'y a pas cette relation que l'on essaie de nous dire l'existence par la méthode couè entre le degré de protection et la compétitivité.
Pascal Le Merrer : On constate, surtout depuis un an, que des économistes réputés, comme Samuelson, Bhagwati, Mankiw, expriment des positions tout à fait divergentes sur la question des délocalisations, et en particulier les délocalisations de services. Quelle analyse faites-vous de ce problème ?
Jean-Paul Fitoussi : Il y a une subtilité dans le débat. Ce qui est en débat certes ce sont les délocalisations, mais pas tellement les délocalisations que ce que l'on appelle l'externalisation, c'est à dire le fait de confier des services à distance dans d'autres pays. Alors le débat, il a été très bien posé par Samuelson, semble-t-il, avec sa clarté habituelle, c'est à dire que les évolutions technologiques peuvent modifier les avantages comparatifs des pays. Car la question est que les avantages comparatifs ne sont pas pérennes. On n'est pas dans un cadre statique, les avantages comparatifs évoluent avec le temps ce qui fût un avantage comparatif pour nous dans l'industrie manufacturière ne l'est plus, c'est devenu un avantage comparatif de la Chine, ou de la Tunisie, ou du Maroc, mais nous avons construit d'autres avantages comparatifs. Donc, l'externalisation peut nous faire perdre un avantage comparatif qui est un avantage comparatif lié à la qualité de notre main-d'œuvre puisqu'elle concerne des productions à haute valeur ajoutée. Et que donc la question n'est pas de savoir si le monde va perdre à l'externalisation, du fait des délocalisations et de l'externalisation, non parce que probablement la production mondiale va s'en trouver accrue. Mais la question se pose parce que la constitution dynamique d'avantages comparatifs est processus de destruction créatrice et simplement la destruction peut avoir lieu en un pays et la création en un autre ; de sorte que on est plus dans l'hypothèse où tous les pays gagnent du fait de la mondialisation, certains peuvent gagner beaucoup, là où la création se fait et d'autres peuvent perdre beaucoup, là où la destruction se fait. Et c'est ce mécanisme qui inquiète Samuelson, ce mécanisme que J. Bhagwati dit qu'il n'existe pas vraiment, mais en se fondant surtout sur des considérations empiriques. Mais en théorie, la théorie des avantages comparatifs avait démontré déjà ce que je viens de dire, c'est à dire que le changement d'avantages comparatifs peut s'accompagner d'une perte nette dans un pays et que l'hypothèse où tout le monde gagne à l'échange n'est une hypothèse vraie que dans un monde statique.
Pascal Le Merrer : Mais pour l'instant, on a quand même l'impression que les Etats-Unis réagissent en essayant de protéger leurs emplois de services ; les législations des états évoluent en ce sens ?
Jean-Paul Fitoussi :Oui, les Etats-Unis sont allergiques au chômage, c'est probablement l'héritage de la crise des années 30, et donc utilisent tous les moyens, y compris les moins recommandables, les moins recommandables seulement la doctrine dominante, pour protéger leur société du chômage et donc évidemment ils ont tendance de façon des fois directe, mais de façon fréquemment contournée par des normes à vouloir protéger, hier leurs industries, aujourd'hui leurs services, mais en même temps à faire ce qui est nécessaire pour investir suffisamment dans la recherche de façon à constituer les avantages comparatifs de demain. Et c'est par rapport à cette attitude là que la question européenne se pose. Dès le moment où on est régit doctrinalement, on ne peut pas utiliser les mêmes instruments. Voilà le jeu est inégal, mais pour l'instant, l'Europe est un pays suffisamment grand pour qu'il n'ait rien à craindre de la mondialisation.
Pascal Lemerrer : Sur les pays en développement?
Jean-Paul Fitoussi : Il y a un fait, qui est aussi légitimé par des théories, qui est que généralement les pays qui font leur développement sur une mono-activité perdent à long terme et se retrouvent toujours perdants dans les champs à long terme et l'on en comprend très bien la raison, si par exemple, le Brésil essaie de fonder son développement sur ses ressources agricoles, il va se spécialiser en ressources agricoles jusqu'à ce que émergent d'autres technologies permettant de produire ces ressources agricoles ailleurs et il va se retrouver sans rien, de sorte que la meilleure stratégie de développement, c'est la diversification des activités. Si l'on essaie de favoriser de façon trop exclusive la libéralisation des marchés agricoles alors on risque de rendre un mauvais service, à long terme, aux pays qui le demandent, parce évidemment ils en tireront un profit immédiat et ils verront dans l'immédiat augmenter leur terme de l'échange du fait de cette libéralisation. Mais ce profit sera très vite réduit, annulé, ou rendu négatif par le fait que le pays n'aura pas veiller au développement de nouvelles activités. Un pays dont le développement fut exemplaire, c'est le Japon. Le Japon a créé une industrie automobile alors qu'il n'avait absolument pas la capacité, ni les compétence pour le créer, mais il l'a créé parce que la banque mondiale lui a fait un prêt en acceptant que son industrie naissante soit protégée pendant dix ans. Alors à l'abri de cette protection, il a pu construire une industrie automobile, il a pu diversifier son développement et par la médiation de l'industrie automobile acquérir des qualifications qui lui ont permis de développer d'autres industries. Mais si à supposer que le Japon ait eu des ressources agricoles, si le Japon, au lieu de s'embarquer dans une stratégie de ce type pour se construire des avantages comparatifs de demain, avait essayer d'exploiter son avantage statique, son avantage comparatif statique, et bien il aurait été dans le mur. Donc, oui c'est vrai qu'il faut ouvrir un peu plus les marchés des pays occidentaux aux produits agricoles des pays émergents mais tout en leur disant ce n'est pas la panacée et tout en veillant à ce qu'ils ne fondent pas toute leur stratégie sur ce développement là, qu'ils cherchent à se diversifier.
Pascal Le Merrer : A la fin de votre livre, vous déplorez l'absence d'esprit critique dans l'enseignement de l'économie. Que faire si on veut ne pas s'enfermer dans une hétérodoxie qui risque d'être tout aussi stérile ? Est-ce que vous avez quelques exemples d'auteurs, de textes qui sont de réels stimulants par exemple pour une pensée critique rigoureuse ?
Jean-Paul Fitoussi : C'est une question assez compliquée sur laquelle j'ai fait un rapport. Je n'aime pas le mot orthodoxie et je n'aime pas le mot hétérodoxie, je n'aime pas ces mots là. Nous ne sommes pas dans l'espace de la religion. Donc la question n'est pas d'apprendre aux étudiants la critique avant d'avoir appris la théorie, simplement de relativiser l'enseignement. On va leur apprendre ce que l'on sait, ce que l'état du développement de la discipline nous permet d'enseigner mais tout en disant que l'étendue de notre ignorance est encore grande et dire que l'étendue de notre ignorance est grand signifie que toutes nos questions sont soumises à débat, toutes les conclusions auxquelles nous parvenons sont soumises à débat. Ce n'est pas de leur dire, on va pas vous enseigner la théorie néo-classique parce qu'elle est stupide, parce ce que elle est idéologique, tout ce qu'on veut, mais on va vous enseigner la théorie néo-classique mais en vous disant toutes ses limitations, toutes les hypothèses qui lui permettent d'aboutir aux conclusions et qui sont autant de questions que cela doit vous poser. Et qui vous permet de relativiser et de montrer que la conclusion n'est pas une vérité d'évidence, c'est un objet intellectuel construit. Donc, il ne s'agit pas de dire je vais faire un enseignement critique, il s'agit d'avoir l'honnêteté intellectuelle d'enseigner ce que l'on sait et non pas d'enseigner ce que l'on croit savoir. Et dans ce cas là, l'expérience montre que l'esprit critique des étudiants alors spontanément se révèle lorsque vous faites cet effort, lorsque vous montrez les tenants et les aboutissants d'une pensée ; si vous entraînez dans le modèle keynésien, il faudra dire si toutes les hypothèses, toutes les faiblesses, on enseigne, c'est cela ce que j'appelle enseigner ce que l'on sait et non pas ce que l'on croit savoir parce que lorsque l'on enseigne ce que l'on croit savoir, on enseigne de l'idéologie. C'est cela la démarche qui m'apparaît la mieux adaptée et à cela il faut ajouter lorsque l'on enseigne l'économie, il faut en même temps ne taire aucun des débats. Il y a les partisans d'une politique keynésienne et il y a les tenants de la théorie anti-keynésienne de la politique, il faut leur dire et il faut relativiser, il faut exprimer vos convictions mais il faut quand même montrer qu'il y a débat sur toutes questions, en économie il y a débat. Et c'est le silence qui est fait sur ces débat qui fait problème, qui pose problème et qui conduit à la construction d'un dogme, davantage qu'un esprit de recherche. Un esprit de recherche au sens noble du terme, c'est à dire un esprit de curiosité que doivent avoir les étudiants en permanence.
Lorsque l'on analyse des économistes comme Samuelson ou alors comme Solow, on s'aperçoit que les choses sont beaucoup moins simples que ce que l'on dit habituellement, même lorsque l'on lit Walras on s'aperçoit que les choses sont beaucoup moins simples qu'elles ne le sont habituellement, mais donc je dirais comme auteurs qu'il me semble nécessaire de lire aujourd'hui, on ne va pas en faire une panoplie, il y a Samuelson, Solow, il y a Dani Rodrik, puisque vous l'avez vous-même noté et puis je recommande en particulier un manuel qui s'appelle « La pensée économique moderne », je l'ai préfacé. C'est un manuel qui montre bien touts les tenants et les aboutissants de la théorie économique, qui montre bien qu'il y a une pluralité d'écoles, qu'il y a une pluralité de pensées et qui en interviewant l'auteur majeur de chaque école montre bien à quel point les auteurs majeurs diffèrent entre-eux, ce qui est en soit une leçon de chose pour les étudiants.
Transcription réalisée par Madame Desbruzières.
Notes :
[1] http://www.ofce.sciences-po.fr/fitoussi/accueil_fitou.html
[2] Voir la présentation du livre : http://eco.ens-lsh.fr/actu/listelivres.php?reflivre=162
[3] http://econ-www.mit.edu/faculty/download_rp.php?id=50
[4] http://www.arts.cornell.edu/econ/azussman/econ361/bhagwati.pdf
[5] http://econ-www.mit.edu/faculty/download_rp.php?id=50 et