Sociologie du risque et crises sanitaires : un éclairage sur la pandémie du coronavirus
Anne Châteauneuf-Malclès
Patrick Peretti-Watel est directeur de recherche INSERM au laboratoire VITROME (Vecteurs Infections TROpicales et MEditeranéennes) [1] situé dans l'IHU Méditerranée Infection à Marseille, où il codirige l'équipe Dilemme & Décision, Risques et Actes Médicaux. Spécialiste en sociologie du risque et en sociologie de la santé, il est l'auteur de nombreux articles scientifiques et ouvrages, parmi lesquels Sociologie du risque (2000), La société du risque (2010) et La cigarette du pauvre (2012).
Les différentes questions abordées dans l'entretien :
1) La notion de risque et l'approche sociologique du risque
2) La place du risque dans les sociétés modernes contemporaines
3) La nature du risque dans les sociétés mondialisées et fortement interconnectées
4) La pandémie du coronavirus en tant que catégorie de risque
5) La gestion des crises sanitaires
6) Le principe de précaution
7) L'apparition de risques complémentaires dans la gestion d'une crise sanitaire
8) Les différences de perception du risque entre experts et profanes
9) L'impact des messages préventifs en matière de santé
10) L'importance des attitudes face au risque dans la gestion d'une crise sanitaire
11) Les inégalités sociales face au risque
Les sciences sociales ont montré que les risques sont socialement construits. Lorsque j'ai travaillé sur la question du risque dans le cadre ma thèse, je suis parti des travaux du philosophe François Ewald (1996) selon lequel le XXe siècle se caractérise par une « mise en risque » progressive du monde et une « assurantialisation » des sociétés. Par « mise en risque du monde », il veut dire que ce qui constitue un risque, c'est le regard qu'on porte sur un événement. Par exemple, la grippe espagnole qui a tué entre 20 et 50 millions de personnes à la fin de la première guerre mondiale n'était pas un risque à l'époque, car personne ne l'a vue venir, personne n'a essayé de la prévenir et de la contrôler. En revanche, la grippe H1N1 ou le coronavirus sont des risques, puisque ces épidémies ont été anticipées et que les autorités ont cherché à agir face au danger qu'elles représentent, en prenant des mesures pour les prévenir, pour détecter la menace, puis en essayant de la traiter.
François Ewald situe historiquement l'essence du risque aux alentours du XIVe-XVe siècle avec la naissance de l'assurance maritime, lorsque les armateurs ont décidé de se protéger des périls maritimes en mettant en place des mécanismes assurantiels, grâce à un fond dans lequel ils abondaient tous. Le naufrage ou l'échouement d'un navire était considéré auparavant comme un aléa pris avec une certaine fatalité. Il est devenu un risque à partir du moment où les armateurs ont pris conscience de cette menace et ont essayé de s'en prémunir à l'avance. Donc une menace, un danger, ou quoique ce soit, se transforme en risque dès lors qu'apparaît une prise de conscience par un collectif de la présence d'une menace et une volonté de la maîtriser, par des mécanismes préventifs ou des mécanismes d'assurance. Cette menace peut d'ailleurs être complètement irrationnelle et imaginaire. J'avais travaillé par exemple dans ma thèse sur la crainte des protestants d'aller en enfer et la manière dont leur religion pouvait les rassurer face à ce « risque ».
Il faut ajouter à cela que la notion de risque repose sur une représentation de la menace comme un événement accidentel et aléatoire. Après la mise en place des assurances maritimes au XVe siècle, en France, Colbert établit dans une ordonnance [2] que ces assurances couvraient les dégâts fortuits en mer dus aux « fortunes de mer », comme les tempêtes, mais pas les pertes et dommages matériels causés par la faute des assurés ou par les mutineries qui n'étaient pas considérées comme accidentelles. Il s'agit donc de se protéger contre des événements qui peuvent survenir, mais de façon relativement imprévisible et aléatoire. La notion d'accident traduit ce caractère aléatoire du risque. Pour Ewald, la première loi sur les accidents du travail en 1898 en France entérine cette conception du risque. Au XIXe siècle, l'industrialisation, en particulier l'introduction des machines à vapeur, avait provoqué une explosion des accidents du travail dans les usines. Pour éviter d'avoir à déterminer la responsabilité de ces accidents, ce qui risquait de freiner le développement industriel, la loi de 1898 a considéré que les accidents du travail étaient des dangers inhérents à toute activité productive et donc inévitables. Le risque professionnel a remplacé la faute et le dédommagement des victimes a permis de le traiter sans stopper l'activité. Tout au long du XXe siècle, de plus en plus d'événements ont été « mis en risque », avec l'instauration de l'État-providence (maladie, invalidité, chômage…) et l'extension du champ d'activité des assurances (vols, accidents de la route, inondations...).
Enfin, se prémunir contre un risque et agir pour le contrôler suppose une estimation de la fréquence du danger et de ses dommages potentiels. Cette représentation de la menace tend à reposer sur des travaux d'experts, souvent chiffrés, qui cherchent à objectiver le risque, en calculant par exemple la probabilité d'occurrence d'un accident ou en évaluant son coût financier.
Le risque, en tant que catégorie d'analyse en sciences sociales, est donc considéré très fréquemment comme une production sociale. En sociologie du risque, les travaux sont très nombreux et couvrent des domaines très variés. Ils s'intéressent notamment aux comportements individuels face au risque, en particulier aux perceptions du risque et aux conduites dites à risque, ainsi qu'à la façon dont un risque structure un collectif.
Le sociologue britannique Anthony Giddens (1991, 1994), sur lequel je m'appuie aussi beaucoup, s'est intéressé, dans un registre plus individuel, au rapport au risque des individus et à la place du risque dans leurs décisions quotidiennes. La modernité est caractérisée selon lui par la prééminence d'une « culture du risque ». Il entend par là que notre société exhorte sans cesse les individus, qui ont acquis une plus grande autonomie, à prendre leur vie en main, à devenir les entrepreneurs de leur propre existence, y compris de leur propre santé, en étant attentifs à tout ce qui pourrait dans leur environnement constituer des menaces ou des opportunités pour leur bien-être futur. Pour qu'ils soient capables de prendre aujourd'hui les bonnes décisions pour leur avenir, dans leurs choix de consommation, de style de vie, etc., on met à leur disposition des savoirs experts souvent chiffrés.
Giddens prend l'exemple du mariage qui, de nos jours, n'est plus un choix subi, mais peut être considéré comme un risque si l'on se base sur les statistiques de divorces. Par exemple en France, d'après l'Insee, 20 % des couples divorcent dans les cinq premières années de leur mariage. La décision de se marier est ainsi évaluée par les individus à la lumière des savoirs experts et éventuellement réévaluée au gré des opportunités ou des obstacles qui se présentent.
Ce renvoi à la responsabilité individuelle pour gérer ses propres risques rejoint les travaux de Foucault sur l'emprise de la société sur les corps : les autorités essaient, de plus en plus, de gouverner les corps à distance, c'est-à-dire qu'au lieu d'utiliser la force pour que les individus adoptent les comportements souhaités, on en fait des acteurs de la régulation des pratiques sociales. C'est pourquoi la responsabilité individuelle est très souvent au cœur des campagnes de prévention en matière de santé, qui insistent sur le fait que vous êtes responsables de votre capital santé, que vous devez le préserver, le faire fructifier, en ayant les bons comportements. Par exemple, l'OMS avait lancé une campagne de prévention contre le tabagisme en 2000 dont le principal message auprès des jeunes était : à 25 ans, votre espérance de vie est de 40 ans si vous êtes fumeur et de 48 ans si vous arrêtez de fumer. Il s'agit bien de convaincre les fumeurs, sur la base de données statistiques, qu'ils ont intérêt à changer leur comportement aujourd'hui pour en tirer des bénéfices dans un futur en l'occurrence assez lointain. On observe la même chose dans le domaine de l'écologie aujourd'hui où les citoyens sont de plus en plus responsabilisés et encouragés à anticiper l'impact environnemental de leurs comportements grâce au savoir des experts afin de modifier leurs habitudes de consommation.
Dans les sociétés contemporaines, chacun est donc tenu d'avoir conscience des risques encourus et de contrôler sa propre vie, de « coloniser le futur » pour reprendre les termes de Giddens, en s'appuyant sur les connaissances disponibles, en particulier sur des données statistiques. Mais tous les individus ne se conforment pas à cette norme constitutive de la culture du risque et c'est tout l'intérêt des travaux sociologiques de montrer justement la diversité sociale des attitudes face au risque et à l'avenir.
Le sociologue allemand Ulrich Beck (2001) [3], un autre auteur incontournable sur la question du risque, a insisté sur le fait que les risques d'aujourd'hui, qu'il appelle les risques de la nouvelle modernité, sont des menaces qui échappent à nos sens : on ne les voit pas, on ne les entend pas, on ne les sent pas. C'est le cas des virus, de la pollution ou des radiations nucléaires. Beck explique que très souvent ces risques contemporains sont des externalités d'activités productives, qui produisent en même temps des biens tangibles, avec de la valeur, et des risques invisibles, silencieux, ce qui favorise leur prolifération. C'est l'un des paradoxes de la « société du risque » mis en évidence par Beck : grâce aux progrès scientifiques et techniques, les sociétés deviennent plus sûres car capables de maîtriser de plus en plus de dangers, mais elles engendrent en même temps de nouveaux risques.
Pour Beck, ces risques peu perceptibles sont en général ignorés, car nos sociétés valorisent avant tout la richesse matérielle, produite immédiatement. Leur prolifération est aussi favorisée par la globalisation des circuits économiques, l'intensification des échanges internationaux et les progrès des moyens de transport. C'est bien entendu le cas pour les virus qui se propagent rapidement partout dans le monde, à partir du moment où les marchandises et les personnes circulent de plus en plus vite à l'échelle planétaire.
L'autre point important chez Beck, et qui s'est amplifié depuis avec Internet et le développement des médias sociaux, est le phénomène de désenchantement de la science par elle-même. Selon Beck, tout au long du XIXe et du XXe siècle, la science n'a cessé d'appliquer son doute méthodique aux croyances et aux superstitions pour les démonter. Mais au bout d'un certain temps, elle a aussi appliqué son doute à elle-même, ce qui a donné lieu à une multiplicité de théories scientifiques, parcellaires, contradictoires, provisoires et à une montée en puissance des controverses scientifiques. Beck s'amusait à dire, dans les années 1980, que « poser à un scientifique la question de la vérité est devenu presque aussi embarrassant que de parler de Dieu à un prêtre ». Ces désaccords entre les scientifiques rendent d'autant plus difficile le repérage et la gestion des risques contemporains.
J'avais travaillé sur cette question au moment de la crise sanitaire de la vache folle. Le risque de transmission de l'ESB à l'homme et sa gravité ont suscité beaucoup de controverses, tout cela ayant été fortement amplifié par les médias. À l'époque, la maladie n'avait fait aucune victime humaine, mais un microbiologiste britannique, Richard Lacey, prévoyait plusieurs centaines de milliers de morts par an, en raison du temps d'incubation très long de la maladie. En France, l'épidémie de grippe H1N1 en 2009 a aussi donné lieu à des controverses, les pouvoirs publics ayant pris très au sérieux la menace que représentait ce nouveau virus, tandis que des spécialistes affirmaient qu'elle n'était pas dangereuse, comme le médecin et député Bernard Debré pour qui la grippe A était une « grippette ». Bien entendu, ces controverses autour de l'existence d'un risque et de sa gravité sont aujourd'hui complètement démultipliées par les médias sociaux contemporains.
Avec le coronavirus actuel ou la grippe H1N1, on est clairement dans le domaine du risque, car, contrairement à la grippe espagnole, ce sont des épidémies que l'on a anticipées. Lorsque la grippe H1N1 est arrivée en France, à l'automne 2009, la menace était connue depuis le printemps car elle était présente au Mexique à ce moment-là. On s'y préparait depuis des mois, l'OMS faisait des scénarios et produisait des estimations chiffrées à l'aide de modèles.
Ensuite, il appartient bien à la catégorie des risques invisibles typiques de la « société du risque », même si Beck s'intéresse surtout aux risques technologiques majeurs, chimiques ou radioactifs, plutôt qu'aux risques infectieux. D'autant que certains porteurs de la maladie, en particulier les enfants, pourraient être asymptomatiques. C'est l'une des raisons d'ailleurs pour lesquelles la première mesure prise a été de fermer les écoles, pour protéger les adultes ou les personnes âgées avec lesquels les enfants pouvaient entrer en contact. Cette invisibilité du risque en complique la gestion.
Ce risque est aussi une externalité du mode de développement contemporain, car, comme je le disais, la rapide propagation du coronavirus est due à l'intensité des flux de marchandises et de personnes dans le monde. En 1917-1918, la grippe espagnole, un virus comparable, a mis deux ou trois ans à faire le tour du monde, alors qu'aujourd'hui, il a fallu quelques semaines seulement pour que le coronavirus soit présent partout ou quasiment partout dans le monde.
Selon moi, ce qui caractérise les crises sanitaires, c'est l'incertitude, incertitude sur l'ampleur de la menace, sur l'efficacité des moyens de la traiter et sur ses conséquences, alors même que ces crises surviennent régulièrement et qu'on cherche à les prévenir par la mise en place d'une veille sanitaire et le développement d'une expertise scientifique. Dans un numéro de Problèmes politiques et sociaux sur la gestion des crises sanitaires (Peretti-Watel, 2010), je reprenais les travaux d'un politiste, Claude Gilbert [4], qui a travaillé sur cette notion de crise dans le domaine de la santé publique. Gilbert souligne le décalage qui peut exister entre la représentation de la crise pour le sens commun, avec des phénomènes de sur-réaction ou de sous-réaction de l'opinion, et sa réalité : on a des crises sans victimes, des crises qui souvent se chronicisent du fait qu'on cherche à les prévenir. Par ailleurs, il associe les crises à une défaillance de l'expertise due aux fortes incertitudes qui entourent les problèmes de santé émergents, mais aussi à une remise en cause des pratiques dans les processus d'expertise [5].
Un autre spécialiste des crises et de la gestion de crise, également présent dans ce numéro, Patrick Lagadec [6], qui travaillait à l'époque au laboratoire d'économie de l'École Polytechnique, expliquait qu'en général la première victime de la crise est le plan de crise [7], car très souvent, en terrain inconnu, le plan ne va pas marcher, en raison d'erreurs d'anticipation et d'une mauvaise estimation des risques. Aujourd'hui, nous ne savons pas vraiment quel est le degré de gravité de l'épidémie de coronavirus : les chiffres communiqués sont très alarmants (des dizaines de milliers de personnes touchées, plusieurs milliers de morts), mais quand on consulte les statistiques de mortalité, cela ne semble pas très différent des virus grippaux [8], hormis le fait qu'on n'a pas de vaccin et que la maladie présente peut-être un peu plus de complications. Une grande incertitude existe également sur le traitement de la maladie comme le montre la controverse scientifique autour de l'efficacité de la chloroquine.
L'une des incertitudes qui m'intéresse particulièrement dans ces crises, c'est l'incertitude sur facteur humain, dont les pouvoirs publics n'ont souvent pas conscience et qui est pourtant cruciale. Les plans mis en place par les gouvernements pour gérer la crise supposent que les gens coopèrent, mais leur réaction n'est pas toujours celle qu'on attendait.
Par exemple, au début des années 2000, les autorités américaines avaient élaboré des protocoles pour faire face à une attaque bioterroriste à la variole. Les habitants devaient se rendre directement dans des centres de vaccination contre la variole et ne surtout pas aller chercher leurs enfants à l'école. Mais une enquête par sondage a révélé qu'en cas d'attaque bioterroriste, les trois quart des Américains n'auraient pas suivi ces recommandations, soit en se rendant immédiatement à l'école pour récupérer leurs enfants, soit en refusant de se faire vacciner car ils se méfiaient du vaccin contre la variole. En France, lors de l'épidémie de grippe H1N1, les pouvoirs publics n'ont pas du tout anticipé la faible mobilisation des Français pour la vaccination : au final seulement 8 % d'entre eux sont allés se faire vacciner. Le plan de prévention a donc lamentablement échoué tout simplement parce que les gens n'ont pas agi comme on pensait qu'ils allaient le faire. Actuellement, la stratégie de confinement généralisée de la population pendant des mois me donne l'impression d'être un peu improvisée. S'est-on posé la question de ce qui allait se passer avec des gens qui se cloîtrent pendant trois mois, des conséquences économiques, sanitaires, sociales de cette situation ?
Selon moi, l'une des dimensions principales des crises est donc cette incertitude à tout un tas de niveaux et en particulier l'incertitude sur la façon dont la population va réagir. Est-ce que les réactions des gens ne vont pas torpiller la gestion de la crise ? C'est un grand classique en gestion du risque.
Le principe de précaution vient du droit environnemental. C'est un principe qui a beaucoup été dévoyé. Dans sa formulation initiale, telle qu'elle apparaît dans les premiers textes juridiques, il ne doit s'appliquer que face à une menace de très grande ampleur, qui peut créer des dommages graves et irréversibles à l'échelle environnementale, à un coût économiquement acceptable [9].
Mais depuis une quinzaine d'années, ce terme s'est diffusé dans le langage courant. Il est utilisé un peu à tort et à travers, souvent pour attribuer la responsabilité d'un risque, y compris dans des controverses dans lesquelles les deux parties opposées se réclament du principe de précaution. Par exemple, lors de l'épidémie de grippe H1N1, les experts d'un côté et les anti-vaccins de l'autre anticipaient des scénarios catastrophes au niveau sanitaire. On en a retenu qu'en situation d'incertitude, dans tous les domaines, il vaut mieux prévoir le pire. Il faut bien avoir en tête que normalement le principe de précaution ne devrait pas s'appliquer pour toutes les questions de santé individuelle et qu'il suppose des garde-fous pour éviter que les mesures prises coûtent excessivement cher.
Le principe de précaution est aussi censé être provisoire : il est appliqué tant qu'on ne sait pas et jusqu'à ce que les progrès scientifiques permettent de disposer de connaissances suffisantes sur l'existence et la gravité du risque. La sortie de la situation d'incertitude par la production de connaissances permet de basculer dans le régime de prévention qui est un mode de gestion plus classique. Le principe de prévention (Moatti et Peretti-Watel, 2009) s'applique pour les risques connus : le tabagisme, l'épidémie de grippe, la délinquance, etc. La prévention consiste alors à prendre des mesures visant à réduire la probabilité d'occurrence d'un risque et à minimiser ses conséquences, comme la vaccination pour la grippe.
L'apparition de risques complémentaires, concurrents ou substituables, est effectivement une difficulté de la gestion du risque. En prévenant un risque, on favorise d'autres risques, qui peuvent être économiques, politiques, sociaux, sanitaires. Un exemple typique dans le domaine de la santé est le traitement du risque de rechute après un cancer du sein. Pour le réduire, les femmes suivent une hormonothérapie pendant cinq ans. Ce traitement étant dans le même temps cancérigène, on estime qu'après cette période, le sur-risque d'avoir un autre cancer dépasse la réduction du risque de récidive du cancer du sein. L'hypothèse d'un risque substituable est aussi ce qui motive les parents à renoncer à certains vaccins pour leurs enfants. Dans ce cas, les effets secondaires du vaccin, même s'ils sont extrêmement rares, sont considérés par les parents comme un risque plus grave pour la santé que le risque de contracter la maladie dont protège le vaccin ou d'avoir des complications liée à celle-ci.
La gestion de la crise sanitaire actuelle par le confinement de la population et l'arrêt de nombreuses activités économiques et sociales crée ou accentue d'autres risques, que l'on découvre peu à peu et qu'il faut aussi prévenir et traiter. Par exemple, le Ministère de l'intérieur a dû prendre des mesures d'urgence pour prévenir les violences conjugales et intrafamiliales qui sont favorisées par le contexte de confinement (l'accueil des victimes dans les pharmacies ou la possibilité d'envoyer un SMS d'alerte pour signaler un danger). Sur le plan politique, l'exécutif se trouve face un risque de poursuites judiciaires contre des membres du gouvernement accusés d'impréparation et de mise en danger d'autrui dans leur gestion de la crise du coronavirus. Le risque économique est bien évidemment très important et les pouvoirs publics tentent de le limiter par des mesures de soutien aux entreprises et un dispositif de chômage partiel.
Les crises sanitaires sont donc aussi des crises politiques, économiques et sociales, parce qu'elles ont des conséquences politiques, économiques et sociales, mais également parce qu'elles ont des causes politiques, économiques et sociales.
Par exemple, la crise de la vache folle au Royaume-Uni trouve son origine dans la politique de dérégulation du gouvernement Thatcher, qui a permis des normes moins strictes dans les activités d'équarrissage, moins de contrôle vétérinaires sur les pratiques des éleveurs, moins de contrôle des exportations de viande, ce qui a facilité la propagation de la maladie. On peut dire de la même façon que les effets de la canicule de 2003 sont la conséquence d'un certain modèle de société de maintien des personnes âgées chez elles le plus longtemps possible. Les crises peuvent aussi révéler des faiblesses structurelles des sociétés. Aujourd'hui, les difficultés qu'ont les hôpitaux à gérer l'épidémie du Covid-19 dans un certain nombre de pays européens dont la France sont clairement la conséquence du désinvestissement public dans ce secteur. Elles ont également mis au jour notre forte dépendance vis-à-vis de l'étranger, notamment de la Chine et de l'Inde, pour un certain nombre de produits stratégiques et vitaux dans cette crise, comme les masques de protection, les respirateurs artificiels ou les médicaments.
Au-delà, les crises sont aussi des opportunités politiques, économiques et sociales. Elles peuvent présenter une opportunité pour changer la société, en permettant de prendre des décisions que l'on n'aurait pas pu prendre dans d'autres circonstances. À Paris, au XIXe siècle, suite à l'épidémie de choléra les réseaux d'assainissement ont été repensés et reconstruits et les pouvoirs publics en ont profité pour changer l'architecture de la capitale. Concernant la crise du coronavirus, certains prophétisent des changements sociétaux radicaux, comme la fin de la mondialisation. Cela reste voir... Il peut y avoir aussi des choses moins spectaculaires, comme le développement du télétravail ou une volonté d'indépendance nationale dans la production de produits de première nécessité en cas d'épidémie.
Si on s'intéresse d'abord aux perceptions profanes du risque, l'analyse sociologique montre que les profanes, qui ne prennent pas les bonnes décisions aux yeux des experts ou qui doutent du savoir expert, ne sont pas forcément irresponsables ou irrationnels. Très souvent, ils bricolent des représentations en s'appuyant sur des représentations antérieures. Concernant le Covid-19, en l'absence de certitudes scientifiques, les individus essaient de se ramener à des précédents en se demandant si c'est plus ou moins dangereux, plus ou moins contagieux que la grippe.
La résistance des profanes aux injonctions en matière de santé peut être un choix réfléchi et tout à fait raisonnable de leur point de vue. Prenons l'exemple de l'opposition à la vaccination, qui est plus importante en France que dans d'autres pays [10]. Depuis une dizaine d'années, les sciences sociales s'intéressent à la notion d'hésitation vaccinale. Les travaux dans ce domaine ont montré qu'une toute petite minorité de la population seulement, souvent très sensible aux informations diffusées sur les réseaux sociaux et aux théories complotistes, rejetait totalement la vaccination. Mais une part plus importante (20 à 40 % selon les enquêtes), sans remettre en cause le principe de la vaccination, a des inquiétudes vis-à-vis de certains vaccins et fait le choix ou pas de vacciner son enfant en fonction des avantages et des inconvénients qu'elle perçoit de chacun des vaccins. Le profil type des personnes ayant cette posture critique correspond à des individus diplômés de l'enseignement supérieur, très informés, très concernés par les questions de santé concernant leurs enfants. Il s'agit donc de personnes qui adhèrent complètement à la « culture du risque » de Giddens, qui prennent leur santé en main, sont attentives aux risques, etc. Loin d'être irrationnelles, elles essaient au contraire de prendre les meilleures décisions pour la santé de leur enfant.
Ensuite, les experts peuvent aussi se tromper ou utiliser des méthodes contestables. Brian Wynne, un sociologue des sciences britannique, a travaillé sur les limites du savoir expert et les différences de points de vue entre profanes et experts. Il s'est intéressé à des scientifiques anglais envoyés en 1986 par le gouvernement dans le nord de l'Angleterre pour évaluer les risques de contamination de la viande de mouton par le nuage radioactif de Tchernobyl. Les experts ont mis des moutons dans des enclos à plusieurs endroits où les terres susceptibles d'être infectées étaient différentes. Mais l'expérience a échoué car ils n'avaient pas compris que certaines zones étaient argileuses et d'autres non, que certains moutons regroupés à un endroit n'aimaient pas rester dans un enclos et donc ont sauté la barrière de l'enclos, etc., ce que savaient pourtant parfaitement les éleveurs. Les experts se sont trompés parce qu'ils ont appliqué leurs méthodes universelles et standardisées sans tenir compte des savoirs pratiques locaux des éleveurs.
Pour résumer, on a d'un côté un savoir expert qui est éminemment critiqué et de l'autre un savoir profane qui est beaucoup moins idiot qu'on veut le dire. Dans certains domaines, des profanes informés et vigilants peuvent même acquérir une contre-expertise et jouer le rôle de lanceurs d'alerte.
Les savoirs experts en matière de santé ont tendance à négliger l'environnement social et culturel des individus. Les messages de prévention qui en découlent ont alors peu de chance d'être efficaces.
J'avais étudié par exemple, en m'appuyant notamment sur les travaux de Bruno Latour (1995), les effets de la prédominance du « paradigme épidémiologiste » dans la manière d'appréhender les conduites à risque et dans la définition des politiques de santé pour les prévenir (Peretti-Watel, 2004). L'épidémiologie se concentre sur la recherche des « facteurs de risque » individuels et leur lien statistique avec un problème de santé, comme le lien entre le tabagisme et le cancer du poumon. Cette démarche scientifique, en particulier son modèle de causalité multifactorielle, s'est largement diffusée dans de nombreuses disciplines et au-delà du seul champ scientifique. Philip Morris s'est même appuyé sur des enquêtes épidémiologiques dans les années 1990 pour relativiser les risques du tabagisme passif ! Or, le paradigme épidémiologique pose de nombreux problèmes méthodologiques et produit des résultats qui manquent généralement de solidité. Surtout, il privilégie la prévision des conduites à risque à partir de relations de causalité biologique au détriment de la compréhension des phénomènes et des comportements humains. Il tend donc à biologiser des comportements qui s'inscrivent pourtant dans un contexte social ou culturel. Les travaux des sociologues montrent au contraire que les conduites à risque ont une signification pour les individus, en lien avec des croyances, des rites, un besoin de réalisation de soi, d'affirmation identitaire, d'intégration sociale, etc.
J'ai beaucoup travaillé sur le tabagisme, notamment sur les pratiques tabagiques des populations défavorisées et leur résistance aux politiques de prévention (Peretti-Watel, 2012). Ces attitudes sont mieux comprises si l'on considère le tabagisme, non pas comme une maladie ou une déviance, mais comme une pratique sociale porteuse de sens, qui est le résultat d'un apprentissage social, qui satisfait des besoins (lutter contre le stress, l'insatisfaction, l'isolement…), qui crée et entretient du lien social pour des personnes en situation d'exclusion. Si les précaires sont moins sensibles à la lutte anti-tabac, ce n'est pas par ignorance du risque pour leur santé ou par manque de compréhension des messages préventifs, mais plutôt en raison d'une distance à l'égard de la culture dominante [11] et d'une méfiance à l'égard de la science et des politiques publiques. Cet exemple montre là encore que des attitudes face au risque, que les experts ou les pouvoirs publics ont souvent tendance à considérer comme irrationnelles, sont justifiées aux yeux des individus qui ont tout un tas de raisons de se comporter ainsi.
Ce qu'il faut bien avoir en tête avec cette crise sanitaire, c'est que les individus font face à des risques concurrents. Ces risques concurrents sont un élément clé de la compréhension des attitudes face à certains risques sanitaires.
De nombreux travaux permettent de l'illustrer. Les études sur le tabagisme en France ou au Royaume-Uni se sont intéressées aux motivations des mères de famille célibataires qui fumaient alors qu'elles avaient des revenus extrêmement faibles. Elles vivaient dans un stress quotidien épouvantable et expliquaient aux enquêteurs que la cigarette était ce qui leur permettait de tenir le coup. Entre deux risques concurrents, la dépression maintenant si elles arrêtaient de fumer et les dommages du tabac sur leur santé dans des dizaines d'années, elles choisissaient de fumer parce que cela correspondait à un besoin immédiat. De la même façon, au moment de l'épidémie du VIH, on a observé que beaucoup d'adolescents étaient réticents à l'usage de préservatifs. La raison était que le risque de contracter une maladie sexuellement transmissible était moins important à leurs yeux que le risque concurrent, à court terme, de ne pas avoir de rapport sexuel en présentant un préservatif à un partenaire sexuel potentiel. J'ai beaucoup travaillé sur les conduites à risque dans le domaine de la santé publique, que ça soit le tabagisme, l'abus d'alcool, la consommation de drogues illicites, le fait de conduire trop vite, etc. Dans les publications biomédicales, par exemple dans le domaine du tabagisme, il est beaucoup question des motifs d'arrêt des fumeurs et de leur dépendance, mais très peu du plaisir que fumer procure alors que c'est l'une des principales motivations des fumeurs.
Donc très souvent, il existe pour les individus des risques concurrents au risque sanitaire. Aujourd'hui, certaines personnes sont prêtes à s'exposer au risque d'être infectées par le coronavirus en ne se pliant pas aux mesures de confinement, parce que des risques concurrents immédiats pèsent plus lourd : elles risquent de perdre leur travail, des revenus, de ne pas réussir à mener à bien un projet, elles redoutent la solitude, etc. Le risque de santé que les autorités cherchent à gérer n'est pas forcément la priorité pour tout le monde. Beaucoup de personnes craignent davantage les conséquences que sa gestion fait peser sur leurs modes de vie ou leurs conditions de vie.
Ulrich Beck disait que les « nouveaux » risques (industriels, écologiques, alimentaires…) avaient un caractère un peu plus démocratique, parce que personne n'y échappait, contrairement à d'autres risques [12] qui en général sont socialement différenciés.
Il existe une tradition de travaux anglo-saxons cherchant à montrer que les différences sociales de perception du risque traduisent simplement une différenciation sociale d'exposition au risque et donc que très souvent les plus mal lotis sont plus sensibles à un certain nombre de risques parce qu'ils y sont de fait davantage exposés.
Un courant de recherche apparu dans les années 1970, le « paradigme psychométrique », qui réunit des économistes et des psychologues comportementalistes, s'est intéressé aux perceptions profanes du risque et à leur différenciation sociale. Paul Slovic, l'un des auteurs majeurs de ce courant, et ses collègues ont listé et quantifié toutes les dimensions du risque prises en compte par les individus pour évaluer un risque et son acceptabilité, au-delà de sa fréquence et de sa gravité : est-ce un risque familier ou un nouveau risque, un risque choisi ou subi, un risque juste ou injuste, un risque qui peut tuer beaucoup de personnes d'un coup ou agir plus discrètement, etc. ? Il ressortait notamment que le sentiment de pouvoir contrôler individuellement ou non un risque dépendait des ressources matérielles et culturelles des personnes. L'anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) soulignait aussi dans ses travaux l'importance des ressources dans les inégalités sociales d'exposition au risque et revenait sur la distinction entre risque subi et risque choisi. Selon elle, les riches peuvent choisir ce à quoi ils s'exposent, alors que les pauvres ne choisissent pas de vivre dans un endroit pollué, où la criminalité est forte, les logements exigus, etc., ils subissent en général les risques.
Lors de crises comme celle que nous vivons, les personnes les plus démunies, précaires, isolées sont effectivement davantage exposées et ressentent une plus grande vulnérabilité face au risque [13].
Propos recueillis le 27 mars 2020 par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Références bibliographiques
Beck U. (2001), La société du risque, Sur la voie d'une autre modernité (trad. de l'allemand par Laure Bernardi, préface de Bruno Latour). Paris, Aubier. Première édition : Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne (1986).
Ewald F. (1996), Histoire de l'État-providence. Paris, Grasset et Fasquelle/Le Livre de Poche.
Giddens A. (1991), Modernity and Self-Identity. Stanford, Stanford University Press.
Giddens A. (1994), Les Conséquences de la modernité. Paris, L'Harmattan.
Latour B. (1995), La science en action. Paris, Gallimard.
Moatti J.-C. et Peretti-Watel P. (2009), Le Principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives. Paris, Seuil, La République des idées.
Peretti-Watel P. (2000), Sociologie du risque. Paris, Armand Colin, coll. U-Sociologie.
Peretti-Watel P. (2004), Du recours au paradigme épidémiologique pour l'étude des conduites à risque. Revue française de sociologie, n° 1, 45, p. 103-132.
Peretti-Watel P. (2005), La culture du risque, ses marqueurs sociaux et ses paradoxes. Une exploration empirique. Revue économique, n° 2, 56, p. 371-392.
Peretti-Watel P. (2010), La gestion des crises sanitaires. La Documentation française, Problèmes politiques et sociaux, n° 971, avril.
Peretti-Watel P. (2010), La société du risque. Paris, La Découverte, coll. Repères.
Peretti-Watel P. (2012), La cigarette du pauvre. Enquête auprès des fumeurs en situation précaire. Presses de l'EHESP, coll. Recherche, santé, social.
Notes
[1] VITROME est une UMR créée en janvier 2018 sous les labels d'Aix-Marseille Université (AMU), de l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), du Service de Santé des Armées (SSA), en partenariat avec l'Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille (AP-HM).
[2] Ordonnance de la marine, août 1681 : Livre III, Titre VI « Des assurances ».
[3] Ulrich Beck (1944-2015). Pour une présentation de la sociologie du risque de Beck, voir par exemple : Frédéric Vandenberghe (2001), Introduction à la sociologie (cosmo) politique du risque d'Ulrich Beck. Revue du MAUSS, n° 17, 1, p. 25-39.
[4] Directeur de recherche émérite au CNRS (PACTE, Sciences-Po Grenoble).
[5] Dans un article de 2011 (Vers une gestion politique des crises sanitaires ?), Claude Gilbert explique aussi que la gestion des crises de santé publique dans les situations d'urgence est devenue aujourd'hui plus politique que scientifique ou technique, car les problèmes sanitaires sont extrêmement sensibles pour l'opinion et comprennent d'importants risques politiques, comme on a pu le voir avec l'affaire du sang contaminé ou le scandale de l'amiante. Dans cette gestion politique, les relations entre les décideurs politiques, les experts et les acteurs économiques, sont essentielles.
[6] Directeur de recherche honoraire de l'École polytechnique, spécialiste de la gestion du risque et de la gestion de crise.
[7] En France, parmi les mesures de prévention des risques majeurs, dans le domaine sanitaire il existe par exemple un plan national pandémie grippale.
[8] La surmortalité due à l'épidémie du coronavirus est pour l'heure très difficile à estimer, indique l'Insee dans un billet de son blog début avril 2020 : Bayet A., Le Minez S. et Roux V., Mourir de la grippe ou du coronavirus : faire parler les chiffres de décès publiés par l'Insee… avec discernement. Blog de l'Insee, 7 avril 2020.
[9] Déclaration de Rio (1992) : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement ». Loi Barnier du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement : « (…) le principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ».
[10] L'anti-vaccinalisme est souvent dépeint comme une maladie contagieuse, comme sur cette « une » du journal Libération en 2017 : https://www.liberation.fr/direct/element/a-retrouver-dans-liberation-ce-mercredi-12-juillet_67521/.
[11] Voir : Richard Hoggart (1970), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Editions de Minuit, coll. Le sens commun.
[12] en particulier les « anciens » risques apparus avec la société industrielle (le chômage, les accidents, la vieillesse…) qui sont perceptibles, prévisibles et assurables.
[13] Ceci semble confirmé aux États-Unis où les premières statistiques disponibles indiquent une surreprésentation de la population afro-américaine parmi les décès et les hospitalisations dus à l'épidémie de Covid-19. Leur plus forte exposition à la précarité, à la maladie du fait des professions exercées et les inégalités en matière de santé pourraient expliquer cet écart. Source : « Coronavirus : aux États-Unis, le lourd tribut des Afro-Américains », Le Monde, 9 avril 2020.