La sociologie du travail depuis Georges Friedmann
Françoise Piotet est professeure à Paris I - Sorbonne et directrice du laboratoire CNRS Georges Friedmann.
Le texte reproduit ci-dessous constitue l'introduction à un numéro de l'Année Sociologique intitulé « Au-delà de l'emploi… le travail » (2003).
Introduction : Où va le travail humain ?
À cette question qui a servi de titre à un ouvrage célèbre de Georges Friedmann publié voilà un demi-siècle [1], bien des réponses ont été apportées, marquées autant par l'évolution des pratiques que des politiques, limitées à l'angle de vision choisie, partielles donc et parfois partiales, éventuellement connotées par une vision normative du travail. Pouvait-il en être autrement ? Telle qu'elle est formulée, la question comporte bien des ambiguïtés. Ambiguïtés de la notion «travail humain» qui évoque dans notre langue toutes sortes d'activités hétérogènes mais aussi ambiguïté du sens évoqué dans la question et sur lequel philosophes, sociologues, juristes et économistes n'ont cessé de débattre. Question d'un philosophe plus que d'un sociologue, elle ne cesse d'être posée, chacun lui apportant une réponse singulière en fonction de son expérience ou de sa discipline.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand Georges Friedmann l'évoque, la question reflète toute l'inquiétude d'un observateur particulièrement attentif au développement d'une industrie de production de masse et d'un univers de travail «en miettes» [2], où une excessive division technique du travail conduit la majorité des travailleurs à exercer un travail que l'on pourrait dire sans qualité mais non pas sans contraintes. La montée en puissance du salariat et les garanties qu'il procure s'accompagne d'une subordination qui annihile, pour beaucoup, la dimension créatrice du travail. La qualification du travail, le lien qu'elle entretient avec les formes de division du travail et les technologiques occupe alors une place centrale dans les travaux de recherche des élèves de Friedmann. Au moment de 1968, à l'acmé des «Trente glorieuses», la question ressurgit sous deux formes qui ne sont d'ailleurs pas étrangères aux réflexions développées par Georges Friedmann. La première concerne les conditions de travail et la remise en cause du taylorisme ; la seconde, la place jugée trop prépondérante du travail dans la vie. Au slogan des syndicalistes «On ne veut plus perdre sa vie à la gagner» fait écho celui de «La vraie vie est ailleurs» que dans le travail.
Après vingt années où des bouleversements de l'ordre mondial s'ajoutent à l'invention puis la déferlante de la micro-informatique, la question est à nouveau posée dans un contexte bien différent de celui des années soixante-dix. L'emploi devenu rare prend le pas sur le travail et devient une préoccupation majeure. En 1993, un article de Barnet dans la revue Harpers annonce «la fin du travail», thème repris par Rifkin [3] et Bridges [4] deux ans plus tard et d'une autre manière par R. Sue [5]. Les arguments développés par ces auteurs pour soutenir leurs analyses sont de deux ordres . Grâce à l'accroissement de la productivité et aux progrès des techniques, on a besoin de moins en moins de monde pour produire autant, il n'est donc plus possible de fournir à tous un emploi. Il revient au politique d'imaginer des solutions qui permettent à tous ceux qui n'accéderont pas à l'emploi de vivre sans travail. Par ailleurs, l'évolution des contraintes économiques et la transformation de la nature des besoins devraient conduireà un changement profond des modes de production. Ce n'est pas seulement la quantité de travail qui est alors en cause mais aussi le statut de l'emploi tel qu'il s'est développé sous le régime de l'État providence. Le régime du salariat s'avère inadapté pour faire face à ces mutations car il serait source de rigidité et freinerait la souplesse et la mobilité nécessaires des organisations. À côté d'une diversification des statuts, il faut réinventer le travail indépendant tout en accordant une place accrue aux loisirs. Parallèlement à ces analyses qui mêlent constat à court terme et vision normative, la philosophe D.Méda, publie en 1995 un ouvrage très discuté sur «Le travail, une valeur en voie de disparition» [6]. Derrière ce titre provocateur, son auteur propose un raisonnement qui remet en cause la place accordée au travail comme «expérience sociale centrale», selon l'expression employée par Sabine Erbes-Seguin, et les modes de vie induits par celle-ci. Pour D. Méda, la vraie vie et la richesse sont aussi à trouver ailleurs que dans le travail et dans ses fruits, dans la participation aux affaires de la cité et au développement de la sociabilité. La thèse défendue est politique, au sens très précis de ce terme. Elle ne repose pas sur un constat d'une désaffection à l'égard du travail que ne confirme aucune donnée d'enquêtes, au contraire. Tous les travaux de recherche, et notamment ceux qui concernent les chômeurs, soulignent combien le travail demeure une «expérience sociale centrale», ce qui ne veut pas dire que cette expérience, comme toute expérience sociale, ne porte pas en elle bien des contradictions et qu'elle n'ait pas profondément changé au fil du temps.
Ces débats sur la place du travail ne sont pas nouveaux ; on sait l'ampleur qu'ils ont eu dès les origines du développement du salariat. Il n'est guère surprenant qu'ils ressurgissent dans une époque marquée par le chômage et les transformations du travail. Ils se structurent à partir de «montées en généralités» qui occultent la complexité de la réalité mais visent à lui donner un sens global. Dans le domaine du travail, on peut sans doute faire l'hypothèse qu'une des difficultés qui préside à la juste appréciation des transformations en cours tient à la spécialisation croissante qui s'est opérée au sein et entre les disciplines qui concourent à sa connaissance. Pour les auteurs du Traité de sociologie du travail [7], le travail est un «acte social total», incluant l'activité de production de biens ou de services et les conditions d'exercice individuelles et collectives de cette activité, mais aussi les conditions d'accès au travail et les processus de stratification sociale induits par le travail. Cette définition très extensive du travail regroupe en fait deux notions distinctes, le travail et l'emploi qui seront longtemps traités par deux disciplines différentes : la sociologie pour le travail, l'économie pour l'emploi, laissant ainsi au droit du travail et à l'histoire le soin d'opérer la jonction entre travail et emploi. Cette répartition disciplinaire entre champs de recherche différents n'impliquait pas alors une ignorance réciproque comme en témoignent les contributions des économistes et des statisticiens consacrées aux questions de l'analyse de la population active et de sa répartition, au chômage, à la structure de l'emploi qui figurent dans le Traité de sociologie du travail. Elle entérinait une partition fondée sur des compétences disciplinaires et des niveaux différents d'analyse sans construire entre approches et disciplines des barrières infranchissables. Elle correspondait aussi, à l'époque, à des préoccupations différentes : souci de planification pour les économistes dans une économie à reconstruire, inquiétudes d'une dégradation des contenus et des conditions de travail liés à la division du travail et au développement d'une production de masse pour les sociologues que traduisent bien les titres évocateurs des ouvrages de Friedmann.
Cette répartition du travail entre disciplines est mise en cause par les évolutions qui vont survenir au sein de chacune d'entre elles et par les transformations du travail au cours des dernières décennies. Sociologie et économie des organisations vont peu à peu revendiquer leur autonomie au sein de leur discipline respective. Les économistes du travail les plus hétérodoxes feront une percée au sein de l'univers du travail pour mieux comprendre les problèmes de l'emploi alors que les sociologues du travail vont, avec retard sans doute par rapport à la réalité des difficultés de l'emploi, s'intéresser de plus en plus aux problèmes de l'emploi et du marché du travail. Les chassés-croisés entre les deux disciplines ne manquent pas d'intérêt. Aux économistes revient la mise au jour de l'existence et du fonctionnement de marchés internes du travail (au moins au sein des grandes entreprises) et d'une segmentation des emplois qui distingue «noyau dur et périphérie». Les sociologues en cherchant à comprendre les modalités d'accès à l'emploi dans un régime de pénurie mettent en évidence combien le marché externe du travail (entendu ici par opposition au marché interne) ne répond que très peu aux critères d'un marché. L'âge, le sexe, le diplôme, l'origine sociale ou ethnique, les réseaux d'appartenance sont autant de facteurs qui viennent altérer la pureté d'un marché de l'emploi où se confronteraient librement l'offre et la demande. L'analyse du travail féminin conduit à renouveler les analyses de la segmentation et de la structuration interne des hiérarchies au sein des entreprises. Dans les années 90, la sociologie de l'emploi est censée se substituer à celle du travail [8], ce qui est d'ailleurs aussi l'ambition affichée de la sociologie des organisations.
L'émergence de chacun de ces champs de spécialisation s'est opéré avec d'autant plus de pertinence apparente que la sociologie du travail proprement dite est longtemps restée confinée, à de très rares exceptions, à l'analyse du travail ouvrier dans la grande industrie. Cette difficulté à appréhender les transformations du travail, notamment en prenant en compte celles qui affectaient l'emploi et sa répartition a ainsi conduit au diagnostic d'une crise récurrente de la sociologie du travail, figée dans un cadre théorique et limitée à l'étude d'une classe ouvrière n'occupant plus la place centrale qui avait longtemps été la sienne. Il a été tentant dès lors d'ouvrir de nouveaux champs de spécialisation aux frontières plus ou moins poreuses, mais toujours définis par leur objet : l'organisation, l'emploi, l'entreprise et, en dernier lieu, les professions alors que le travail occupait, dans cet ensemble, une part de plus en plus restreinte. Ces approches spécialisées, fécondes chacune dans leur domaine, n'ont cependant pas comblé l'espace insuffisamment occupé du travail alors que les juristes nous rappellent avec force que «la seule notion qui déborde l'emploi, sans englober la vie toute entière est le travail ; c'est donc la seule qui puisse fonder un état professionnel» Ce qui distingue en effet le travail de l'activité est qu'il répond à une obligation, «que cette dernière soit volontairement souscrite ou volontairement imposée... Le travail s'inscrit toujours dans un lien de droit» [9].
Cette interpellation des juristes a été entendue qui redonne toute sa place à l'analyse du travail. Plutôt que de reprendre le débat peu fécond concernant l'attribution de domaine et la définition de frontières entre des segments de la discipline, on assiste aujourd'hui à un renouvellement des approches théoriques et des méthodes d'enquêtes, à un élargissement des terrains d'investigation, à des regards croisés qui enrichissent la compréhension des transformations à l'œuvre comme le prouvent les articles rassemblés dans ce numéro. Ainsi, les analyses des changements qui surviennent dans le travail et les marchés internes de l'emploi permettent de mieux comprendre le fonctionnement des organisations. Relation à l'emploi et relation au travail non plus considéré isolément mais dans les liens complexes qu'elles entretiennent favorisent l'invention des actions possibles en matière d'emploi. Les investigations portant sur la nature de la relation au travail éclairent d'un jour nouveau l'appréhension par les salariés de leurs conditions de travail.
Trois grands thèmes sont abordés dans ce numéro : 1) l'emploi traité par un économiste, un sociologue et une historienne, 2) les transformations du travail abordées à partir de « formules de recherche » [10] très contrastées et 3) la régulation dans les organisations et par les relations professionnelles.
Travail et emploi, disjonction ? Conjonction ?
Tous les observateurs et analystes du monde du travail constatent les transformations de l'emploi qui mettent à mal l'édifice pensé au lendemain de la seconde guerre mondiale, consolidé au cours de la période des Trente Glorieuses. Ce même constat donne cependant lieu à des interprétations très différentes qui conduisent à des propositions d'action contrastées. Les travaux sociologiques qui dénoncent les différentes formes de précarisation des emplois, l'importance du chômage et les risques croissants de ce que Castel nomme la «désaffiliation», prônent souvent un retour au modèle de l'État-providence éventuellement amendé qu'il est possible de préserver à condition non pas d'en affaiblir les règles mais au contraire d'accroître la place et le rôle de l'État comme régulateur du marché. La crise n'étant pas consubstantive aux transformations du travail, le modèle salarial inventé au lendemain de la seconde guerre mondiale doit pouvoir conserver toute son efficacité à condition de renforcer les mécanismes de régulation qui ont permis son développement. Certains juristes et économistes interprètent autrement le diagnostic partagé sur la situation de l'emploi. Il ne s'agit pas d'une crise temporaire dont l'ampleur est accrue ou atténuée par des choix politiques, il s'agit véritablement d'un «changement d'ère» et il n'est plus possible de chercher dans le catalogue des solutions déjà mises en œuvres la réponse à des questions radicalement nouvelles. Ainsi, pour Alain Supiot, «Une troisième époque s'ouvre peut-être aujourd'hui en droit du travail. Après la période libérale marquée par la libération du travail (au prix de l'aliénation du travailleur) puis celle de l'État-providence marquée par la protection des travailleurs (au prix de leur subordination) les temps sont mûrs pour un droit du travail qui aurait pour horizon l'émancipation des travailleurs (au prix de leur responsabilité). C'est une telle perspective qui oblige à porter son regard «au-delà de l'emploi» [11]. Bernard Gazier partage la perspective du juriste, mais s'interroge dans son article sur le prix de cette responsabilité, prix d'autant plus fort pour certains que leurs moyens de s'émanciper sont plus faibles. La question centrale pour B. Gazier est bien celle de l'émancipation, question qu'il formule en empruntant à M. Foucault son diagnostic sur «la rareté de la conscience». Pour pouvoir s'émanciper, les hommes doivent pouvoir maîtriser trois raretés essentielles de notre époque mises à jour par trois prix Nobel d'économie [12], le temps, l'attention et la liberté. Nul ne peut maîtriser seul ces raretés. Il s'agit donc d'inventer des mécanismes qui en permettent la compréhension et le contrôle, les marchés transitionnels de l'emploi paraissant pour l'auteur, la réponse la mieux adaptée dans la mesure où ils attribuent aux plus défavorisés des pouvoirs accrus pour s'insérer, une organisation collective (donc régulée) de la souplesse sur le marché du travail, et des modalités beaucoup moins rigides de la gestion des carrières. Aucune des mesures proposée n'est vraiment originale en soi, le sens très fort qu'elles acquièrent tient aux modalités de leur combinaison. On voit bien aussi à quel point les mesures proposées par B. Gazier sont susceptibles de transformer les manières «d'être au monde» si elles sont un jour mises en oeuvre.
Dans une tout autre perspective, Pierre Desmarez, en questionnant les problèmes de méthodes posés par les comparaisons internationales, analyse les recherches comparatives concernant les fonctionnements des marchés du travail. Les résultats qu'il nous propose, les pistes qu'il ouvre confirment la pertinence des questions à l'origine de la réflexion de B. Gazier. Retenons ici deux éléments qui s'inscrivent au cœur des analyses développées par Desmarez.
Le premier concerne la dilution relative du statut de l'emploi et la porosité des frontières entre emploi et travail que révèlent bien les comparaisons internationales. Ces transformations observées sont dues aux politiques de flexibilité qui induisent la précarisation de l'emploi tout autant qu'aux conceptions des «arrangements» qui lient la famille l'État et le marché dans les différents régimes de «welfare». La prise en compte ou non du travail domestique dans le champ du travail, les politiques actives de chômage dans le cadre du «workfare» introduisent beaucoup de flou dans les définitions du salariat. Le développement de la sous-traitance met à mal la notion de travail indépendant, de plus en plus souvent «parasubordinati» pour utiliser un vocabulaire transalpin. Les frontières traditionnelles du marché du travail, celles qui séparent la formation ou l'aide social du travail sont elles-mêmes remises en cause. Le travail intègre une multiplicité de formes qui se déroulent sous des régimes et des statuts différents. Cette hétérogénéité de formes du travail et de l'emploi désormais étroitement intriqués nécessite pour être comprise et analysée une approche qui associe plus qu'elle ne substitue l'une à l'autre sociologie du travail et de l'emploi.
Le second a trait à ce que nous apprennent les difficultés de la comparaison internationale quant au choix des niveaux comparables quand plus aucun ne va de soi. Desmarez nous donne ainsi à comprendre la transformation des instances régulatrices et la place croissante du supranational (notamment européen) dans la volonté de régulation des marchés du travail, mais également la manière dont les pratiques absorbent ou résistent à ces nouvelles régulations. Ce faisant, il soulève l'incertitude inhérente à la définition du «local», jamais donné à priori, mais défini par l'analyse comme étant «le lieu où se réalise l'endogénéisation de l'externe», ce local pouvant être aussi bien défini géographiquement que concerner une branche, un secteur d'activité, un bassin d'emploi ou une entreprise. On perçoit bien l'importance de la démonstration qui devrait déboucher, entre autres, sur un renouveau de l'analyse des systèmes de relations professionnelles et, plus concrètement, sur une réflexion critique sur les niveaux où peuvent et doivent s'opérer une «régulation conjointe», l'entreprise où la branche n'étant plus forcément les lieux les plus pertinents de la négociation.
Ces deux «plongées» dans les transformations des marchés du travail sont complétées par une analyse spécifique de l'emploi féminin dont les représentations entretiennent un lien lâche avec la réalité. La vision dynamique que nous en propose, Catherine Omnès met en exergue, là encore, l'impossible séparation de l'analyse de l'emploi et du travail. Les trois temps qui, selon l'historienne, marquent l'emploi féminin en France sur la période qui s'étend du début de la révolution industrielle à nos jours ont chacun leur spécificité. Ils ont cependant pour point commun la mise en évidence d'une segmentation qui paraît à bien des égard irréductible entre emplois féminins et masculins, segmentation presque toujours imposées, très exceptionnellement choisies dans le cas des situations les plus favorables. Certes la place faite aux femmes au sein du marché du travail français n'a rien à voir avec celles de ces «femmes manquantes» de la population active évoquées par Sen [13], confinées qu'elles sont dans un statut «d'agents reproducteurs». Elle est très révélatrice cependant de la fragilité des équilibres sociaux qui se construisent autour et à partir du travail. Si certaines «avancées» concernant l'insertion des femmes dans le travail paraissent irréversibles, la dureté des temps en met à mal très rapidement d'autres. La conception du revenu du travail féminin considéré comme «salaire d'appoint» qui réapparaît à échéance régulière dans la rhétorique utilisée pour justifier les inégalités salariales, les politiques sociales incitant les femmes à retrouver le chemin du travail domestique pour desserrer la pression sur le marché du travail, la difficile mixité des emplois et l'égalité professionnelle comme horizon plus que comme réalité déjà là montrent que, dans ce domaine «rien n'est jamais acquis». Le travail devient ici un «grand révélateur» d'une conception des rapports sociaux de sexe qui le transcendent tout en contribuant à les instituer.
Les transformations du travail
Trois questions sont abordées dans cette seconde partie pour illustrer à partir de «formules de recherche» très différentes, certaines des mutations essentielles qui affectent le travail. Duncan Gallie et ses collègues s'intéressent à l'évolution des qualifications et à l'autonomie dans le travail en lien avec l'essor du développement de l'informatique. Jean-Marc Weller observe les effets sur le travail des agents de la mise en œuvre des politiques de proximité dans les activités de service. Marc Loriol centre sa réflexion sur la perception des conditions de travail et les formes nouvelles d'expression de la plainte par les salariés.
La définition des qualifications et leur inscription au sein d'un espace hiérarchisé dans un système de classification sont consubstantielles au développement du salariat. L'enjeu de leur reconnaissance a une importance majeure dans la mesure même où il déborde les frontières du lieu où elle s'opère pour contribuer à la construction d'un ordre social global. L'importance de l'enjeu explique la place qu'il occupe tant dans l'histoire des luttes sociales que dans celle de l'intervention de l'État en France pour assurer la normalisation des qualifications et leur adaptation par le biais des conventions collectives. Les dimensions prises en compte pour définir les qualifications, les modalités de leur construction, l'écart entre leurs appréciations formelles et leur contenu réel ont alimenté les travaux et débats des sociologues du travail depuis l'origine de la discipline. Gallie, Felstead et Green en retracent opportunément les grands traits et proposent une lecture très stimulante de l'évolution des qualifications liées à l'usage de l'informatique.
Les résultats qu'ils nous présentent s'appuient sur l'analyse de données recueillies au cours d'enquêtes conduites en 1986, 1992, 1997 et 2001 auprès d'un échantillon représentatif de salariés britanniques. Le choix de cette formule de recherche apparaît ici particulièrement pertinent dans la mesure où l'ambition est bien de saisir une tendance générale qui ne saurait être déduite, comme cela est trop souvent le cas, de quelques études de cas forcément singulières. L'intérêt de la démarche réside aussi dans la décomposition de la notion de qualification entre ses deux grandes composantes : d'une part, la qualification prise au sens étroit du terme (skill) qui intègre le niveau de qualification exigé pour l'accès au poste de travail, la durée de formation nécessaire pour l'adaptation au poste et enfin le temps d'adaptation nécessaire à la maîtrise du travail exigé d'une part et l'autonomie dans le travail d'autre part. Les conclusions auxquelles parviennent les chercheurs sont importantes de plusieurs points de vue. Ils constatent en premier lieu une élévation notoire de la première dimension de la qualification (skill) sur la période observée. Cette élévation, à des degrés variables, concerne toutes les catégories de personnel et toutes les formes d'emploi. Elle ne confirme donc pas la thèse d'un accroissement de la polarisation des qualifications ni celle d'une distance accrue au regard de ce critère entre «le noyau dur et la périphérie» c'est-à-dire entre les salariés les plus stables de l'entreprise et les salariés précaires ou à mi-temps. Elle n'est pas imputable à la seule élévation du niveau initial de formation mais bien à un accroissement de la complexité des tâches à accomplir due à un usage extensif des ordinateurs ou des équipements informatisés dans l'industrie. Cette élévation de la qualification trouve son acmé au milieu des années 90, période qui correspond à la fin de la vague d'intense informatisation des moyens de production des biens et des services.
Tout aussi intéressant est le constat, sur la même période, de l'augmentation puis de la régression de l'autonomie dans le travail et d'une polarisation plus forte de l'autonomie selon l'emploi occupé et le statut de cet emploi. Autrement dit, il n'existe pas de lien mécanique entre la complexité accrue du travail et l'autonomie accordée pour sa réalisation, cette dernière dépendant avant tout de choix organisationnels et de politique de gestion du personnel. Un tel résultat ne peut que contribuer à alimenter le débat sur la notion de compétence telle qu'elle a été introduite en France dans les années 90. Il éclaire d'un jour nouveau les résultats des enquêtes françaises sur les conditions de travail qui montrent un accroissement de l'autonomie dans le travail (choix de la tâche) associé à un accroissement de son intensité et surtout de son contrôle, sans pour autant que l'on puisse faire un lien dans ces enquêtes avec l'élévation des niveaux de qualification.
Utilisant une tout autre formule de recherche, les analyses de Jean-Marc Weller prolongent la réflexion suggérée par les résultats présentés par Duncan Gallie et ses collègues concernant l'importance des choix de gestion sur le travail des salariés. S'intéressant à la modernisation des services publics, l'auteur s'attache à analyser les effets de la mise en œuvre d'une politique de proximité sur le travail des fonctionnaires. Au-delà du consensus qu'elle suscite, tant elle semble répondre aux aspirations des usagers, cette politique vise à favoriser une intervention plus juste, plus efficace et mieux adaptée à la diversité des besoins de la part des services publics. Remède miracle dans la pensée de ses promoteurs, le principe de proximité qu'analyse J.M. Weller conduit, de fait, à une remise en cause des principes fondamentaux de l'idéal-type de la bureaucratie. Cette remise en cause s'effectue par une modification de ce que l'auteur nomme «la texture des règles». Au «droit du statut» s'ajoute ou se substitue un «droit des faits». Le droit du statut repose sur la qualité juridique de l'intéressé, le droit des faits renvoie à l'analyse et au classement de situations de plus en plus diverses. La législation sociale offre ainsi une «texture ouverte» permettant de mieux moduler les aides en fonction des situations concrètes des ayant droits. La conséquence de ces évolutions est évidente sur la matérialité des règles et le principe de justice qui la fonde (non plus l'égalité mais l'équité). Ce recentrage sur «la figure de l'usager» par le principe de proximité n'est évidemment pas sans conséquence sur le travail des fonctionnaires. À la difficulté du contact quotidien avec «la misère du monde», s'ajoute celle de l'élaboration ad hoc d'un diagnostic où «ni la règle ni les faits ne s'imposent d'eux-mêmes». L'ensemble de l'organisation administrative elle-même est affectée par cette politique qui suscite au sein de la hiérarchie des réactions contrastées qui vont du «laisser-faire» à l'imposition d'une réglementation pléthorique espérant intégrer, sans évidemment jamais y parvenir, tous les cas de figure possibles.
L'analyse stratégique classique laisse ici bien démunie pour rendre compte du comportement des acteurs. L'analyse de leur travail montre à quel point la reconnaissance de ce qu'ils font est faible, qui ne sait prendre en compte ni le travail juridique de qualification, ni le contenu de l'activité relationnelle. Dans le même temps, les contraintes temporelles et l'organisation du travail rendent très difficile la mutualisation des connaissances et de l'expérience, laissant les agents de base «dépourvus de la théorie de ce qu'ils font».
En prenant pour objet d'investigation la plainte de fatigue au travail, Marc Loriol offre une perspective complémentaire à celles qui viennent d'être évoquées quant à l'analyse des transformations du travail. Derrière le mot de fatigue, utilisé indifféremment par le sens commun pour caractériser des états très divers, l'auteur va s'attacher à débusquer les représentations sociales, les considérations morales et les enjeux qu'il masque. Dans un premier temps de son raisonnement, l'auteur procède à un examen critique des analyses psychosociales de la fatigue qui analysent cette dernière à partir de deux dimensions : l'ennui lié à l'absence d'autonomie dans le travail et à la répétitivité des tâches ; la souffrance due à l'absence de reconnaissance du travail réel accompli par le salarié. Pour importantes que soient ces dimensions, les recherches qui les éclairent pèchent à la fois par la spécificité des activités productives observées et surtout par l'arrière-plan normatif concernant le travail qui sous-tend les théories mobilisées. Plutôt que de parler d'ennui ou de souffrance, il s'agit pour Marc Loriol de prendre au mot le terme de fatigue utilisé par les salariés pour procéder à une analyse compréhensive de la plainte et de la logique sociale qui la commande. Le sens donné au travail dans différentes professions (une obligation morale ou un moyen de réalisation), le contexte dans lequel il se réalise (la place des pairs, de la hiérarchie, des clients ou usagers), le contenu des tâches à réaliser et leur plus ou moins grand prestige, expliquent les expressions et les significations différentes prises par la fatigue qui n'est jamais «la simple mesure objective des efforts fournis par le travail».
Ces trois visions complémentaires des transformations du travail donnent à comprendre qu'une des difficultés de l'observation et de l'analyse tient au fait que le travail continue à être pensé à partir de catégories élaborées au cours d'une période sans doute révolue. Les conditions de travail ne désignent plus la seule pénibilité ou monotonie des conditions physiques du travail et l'expression de la plainte prend des formes aussi diverses que celles des expériences contrastées de travail de ceux qui la formule. Ces travaux mettent en exergue des situations bien plus subtiles et complexes que les analyses affirmant des évolutions contrastées sur la déqualification ou la requalification. Ils montrent aussi l'accroissement de la complexité du travail et la difficulté de sa reconnaissance. Tous, à leur manière, soulignent la fragilité des analyses en termes de déterminismes simplistes ; les choix politiques de gestion demeurent déterminants pour expliquer la pénibilité du labeur des hommes.
Des régulations incertaines
Norbert Alter prolonge la réflexion sur les transformations du travail en réfléchissant à celles qui affectent l'organisation. Reprenant la distinction opérée par Taylor entre la forme de l'organisation et l'activité organisatrice, l'auteur s'attache à apprécier certains des effets de la dissociation entre ces deux dimensions qui coexistent au sein de toute organisation. La fonction organisatrice dont la mission est bien de réduire au mieux les incertitudes inhérentes à l'action parvient de plus en plus rarement à mettre en place une forme d'organisation stable et homogène qui s'apparente, dans ce cas seulement, à un modèle. Dans la majorité des cas observés par l'auteur, les entreprises transforment leur structure de travail (la division des tâches, la spécialisation des fonctions etc.) sans pour autant modifier leurs méthodes de transformation, leur activité organisatrice. Bien plus, au sein des organisations, il est courant d'observer que toutes les parties qui la composent ne sont pas soumises aux mêmes incertitudes, aux mêmes contraintes de changement. L'hétérogénéité des formes organisationnelles plus que leur homogénéité caractérise les organisations et la nécessité du changement confirme la place prépondérante de l'activité organisatrice condamnée à la conception de formes organisationnelles jamais «abouties» rarement «en phase» les unes avec les autres. Cette difficulté de mise en forme qui n'en élimine pas la nécessité, au contraire, conduit à une activité constante de l'action organisatrice, «celle-ci étant d'autant plus importante que la structuration des formes de l'organisation est faible». L'auteur observe alors des organisations en changements constants mais très souvent déphasés dans le temps (ce qu'il nomme des dyschronies), désajustés, parfois incompatibles entre eux. La question à laquelle sont confrontées la majorité des organisations contemporaines n'est donc plus celle de changements qui surviennent en leur sein et des acteurs qui les mettent en œuvre, mais bien la synchronisation de ces changements. La régulation des organisations (au sens commun du terme) devient d'autant plus complexe que les règles n'ont bien souvent qu'un faible pouvoir de régulation, et qu'elles peuvent même parfois être totalement déconnectées de l'action. L'action des acteurs contribue par ailleurs à produire des normes de relations, des «formes cristallisées», des règles autonomes qui résistent à la «régulation de contrôle». Le mouvement observé dans les organisations conduit ainsi à «un déficit de régulation effective», à une situation d'anomie due non pas à une insuffisance de règles, mais à un déficit de régulation. Par un tout autre cheminement, Norbert Alter abouti à un constat très proche de celui auquel parvient Jean-Marc Weller lorsqu'il évoque les effets du principe de proximité sur l'activité organisatrice qui produit, dans un même contexte, pléthore de règles nouvelles ou au contraire un laissez-faire tout aussi inquiétant pour les agents.
Cette difficulté de la régulation est aussi observée par Guy Groux dans le domaine des relations professionnelles qui propose de renouveler l'approche théorique des conflits sociaux en les analysant à partir de ce qu'il nomme leur «effectivité normative». Fortement marquées par un état national et jacobin au moins en France, les relations professionnelles sont désormais touchées par un ensemble de transformations. Ces transformations qu'il faut bien énumérer pour les analyser sont cependant interdépendantes les unes des autres. Dans un contexte de pénurie durable, l'emploi devient une sorte «d'équivalent général» au cœur du conflit et de l'accord. Le travail et son organisation, de plus en plus orientés par les contraintes du marché, induisent de nouvelles exigences qui ne sont acceptables par les salariés que si elles se traduisent par un maintien ou/et une augmentation de l'emploi. Pour faciliter cette souplesse d'adaptation, la loi se rétracte pour laisser plus de champs aux régulations autonomes à moins qu'elle ne change de nature. Reprenant à son compte le constat d'A. Supiot, l'auteur constate que «la fonction normative» du droit est ainsi devenue plus «supplétive » ou «dispositive», encourageant les régulations locales ou s'y substituant le cas échéant. Empruntant à Luhman son analyse de la différenciation, Groux s'attache à montrer comment la globalisation ne suffit pas à expliquer les transformations observées dont les causes sont pour lui endogènes au système, même si les effets de ces causes sont amplifiés par cette mondialisation. Cette différenciation accrue conduit à intégrer dans les conflits des éléments et des acteurs jusque-là extérieur au «lieu clos de l'affrontement capital/travail» caractéristiques des «vieux» conflits du travail. Le local et ses spécificités notamment en termes de marché du travail, l'environnement, la nature du développement envisagé, la qualité de la vie font irruption dans les revendications. Les formes de conflictualité se diversifient, l'effectivité normative du conflit dépend alors de la capacité d'acteurs multiples et divers à inscrire leur action dans des formes durables, à agir sur les règles et à produire des règles temporaires au sein d'un ordre de plus en plus aléatoire.
À sa manière, en élargissant le champ du diagnostic, Guy Groux reprend les analyses livrées en 1973 par J.D. Reynaud sur les transformations des lieux de pouvoir dans l'entreprise [14]. Reynaud qualifiait la multiplication de ces lieux de pouvoir de «pleistocratie». Cette multiplication des acteurs et des formes des conflits, la complexité des enjeux et de leur articulation met à mal l'efficacité des systèmes traditionnels de relations professionnelles, le lien entre conflit, négociation et régulation sociale n'allant plus de soi.
Le projet sans doute très ambitieux consistant à traiter dans un même numéro du travail et de l'emploi ne peut prétendre qu'à une exploration limitée de ces thèmes. Il est cependant frappant de constater combien des contributions, totalement indépendantes les unes des autres, sont cependant en forte résonance. Les transformations du travail qui reposent toujours sur des choix sociaux plus ou moins explicites sont bien au cœur des dynamiques des transformations de l'emploi et des organisations. Retenons également deux questions qui traversent les textes de plusieurs des auteurs qui ont contribué à ce numéro et qui mériteraient un examen complémentaire. La première a trait à la difficulté des régulations dans les organisations, difficultés dues aux transformations du travail et à l'élaboration des normes, qu'il s'agisse des règles de contrôle ou des règles autonomes pour utiliser les catégories proposées par Jean-Daniel Reynaud [15]. Ce que nous disent chacun à leur manière G. Groux, N. Alter, M. Loriol ou J.M. Weller rejoint les interrogations des philosophes du droit ou du politique : l'anomie guette les organisations si l'on ne sait repenser le principe qui fonde «l'obligatoriété de la norme» [16]. La seconde a trait à la difficulté de la reconnaissance du travail effectué par les salariés qui continue à être apprécié à partir de catégories élaborées dans un contexte désormais révolu, contribuant à creuser l'écart entre l'ordre du travail et l'ordre de la société.
Article publié dans l'Année Sociologique, vol.53, n°2 (2003), reproduit avec l'autorisation de l'auteur et de Bernard Valade.
Notes
[1] Friedmann G., Où va le travail humain ?, Paris, Gallimard 1950.
[2] Friedmann G., Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.
[3] Rifkin J., La fin du travail, Paris, La Decouverte, 1996.
[4] Bridges W., La conquête du travail, Paris, Village mondial, 1995.
[5] Sue R., Temps et ordre social, Paris, PUF, 1995.
[6] Méda D., Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995.
[7] Friedmann G., Naville P., Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 2 vol., 1961, 1962.
[8] Maruani M., Reynaud E., Sociologie de l'emploi, Paris, La Découverte, 1993.
[9] Supiot A., Au-delà de l'emploi, Paris, Flammarion, 1999.
[10] Cette notion est empruntée à J.M. Chapoulie, "La seconde fondation de la sociologie française, les Etats-Unis et la classe ouvrière", RFS XXXII, 1991, pp.321-364.
[11] Supiot A., "La fonction anthropologique du droit" (p.161), Esprit, février 2001, p.151-173.
[12] Il s'agit de Gary Becker, Herbert Simon et Amartya Sen.
[13] Sen A., Un nouveau modèle économique, Paris, O. Jacob, 2000.
[14] Reynaud J.D., "Tout le pouvoir au peuple ou De la polyarchie à la pléistocratie', in Une nouvelle civilisation. Hommage à Georges Friedmann, Paris, Gallimard, 1973.
[15] Reynaud J.D, Les règles du jeu, Paris, A. Colin, 1989.
[16] de Munck J., "De la loi à la médiation", in Collectif, France : les révolutions invisibles, Paris, Calmann-lévy, 1998.
Pour aller plus loin
Site du CEREQ (Centre d'Etudes et de Recherches sur les revenus et les qualifications) : des bases de données des publications et des dossiers thématiques en ligne
Site de la DARES (Direction de l'animation de la recherche et des études statistiques du Ministère du travail) : travaux et publications de la DARES, statistiques sur le chômage et l'emploi...
De nombreuses fiches de lectures en sociologie du travail, réalisées par des étudiants, sur le site du Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l'action (Lirsa, CNAM). On trouvera en particulier des fiches sur deux ouvrages cités ci-dessus :
- Dominique Méda : Le travail, une valeur en voie de disparition, Alto-Aubier, 1995
- Jeremy Rifkin : La fin du travail, La Découverte, 1996