Energie et croissance
Lucas Bretschger, Professeur, Center of Economic Research à l'ETH, Zurich.[1]
Energie et croissance sont deux termes très positifs. Disposer de sources d'énergie est un objectif tout aussi souhaitable que croître et devenir riche. Mais ces deux variables sont-elles liées, corrélées positivement ? On est tenté de répondre positivement à cette question. En effet, si quelqu'un entrait par hasard en possession d'un champ pétrolifère ou d'une centrale électrique solaire, sa richesse personnelle augmenterait sans doute. Mais l'évaluation de cette question est en fait beaucoup plus complexe. En économie, ce qui semble évident n'est pas toujours correct.
Il est d'abord essentiel de bien choisir le niveau d'analyse. Pour le développement global ce ne sont pas les individus pris séparément qui comptent, mais l'ensemble de tous les individus, sur le plan de l'économie mondiale ou au niveau des différents pays et régions. Or ce qui est vrai pour l'individu ne l'est pas nécessairement au niveau d'un pays. Par exemple, le Luxembourg et le Japon font partie des pays les plus riches du monde, mais beaucoup de pays pétroliers n'en font pas partie. Beaucoup de pays riches en ressources naturelles, comme le Nigeria par exemple, ont au contraire connu une croissance faible ou nulle dans le passé. De l'expérience des pays africains est née l'expression «malédiction des ressources» (en anglais: «resource curse», voir Sachs et Warner, 2001), de l'expérience des Pays-Bas avec le gaz naturel, celle de la «maladie hollandaise» («dutch disease»). Ces deux termes désignent des effets nuisibles des ressources naturelles sur le bien-être d'une économie. En général, la prospérité d'une société est fondée sur plusieurs piliers. Les principales nations en termes d'économie sont toujours en même temps des nations en pointe au niveau de la technologie, ce qui laisse penser que le facteur «savoir» joue sans doute un rôle important. Les pays riches sont en outre caractérisés par de bonnes infrastructures, un niveau élevé de capital, la sécurité juridique et un niveau élevé de formation de leur population. Tous ces facteurs sont également importants pour la croissance des économies. Le niveau de vie d'aujourd'hui a résulté de la croissance du passé. La question que nous nous posons ici est de savoir si, toutes choses égales par ailleurs, l'influence du facteur énergie est positive ou négative sur la croissance économique à long terme.
Comment interpréter les données ?
L'influence de l'énergie sur les économies et la croissance est souvent évaluée à l'aide d'analyses chronologiques. Il est bien connu qu'au cours des cinquante dernières années le prix du pétrole a globalement augmenté. Mais surtout, l'évolution de ce prix a été marquée par d'amples fluctuations dans les années 1970 et au cours des six dernières années. Lorsqu'on les examine en coupe longitudinale, il semble que les prix de l'énergie élevée ont des effets négatifs sur le dynamisme économique. En effet, les chocs pétroliers de 1973-74, 1978-80 et 1989-90 ont tous été suivis - avec un peu de retard - d'une récession mondiale. Mais deux autres considérations importantes jouent contre l'hypothèse d'une influence néfaste sur la croissance.
Tout d'abord, l'économie mondiale a assez bien réagi à la forte augmentation des prix des matières premières entre 2003 et 2008. Les raisons peuvent en être le fait que la période d'augmentation des prix a été plus longue que lors des précédents chocs sur les prix, que l'efficacité de l'énergie par rapport aux années soixante-dix a sensiblement augmenté, que la structure du système productif s'est déformé en faveur des services et que le commerce international s'est diversifié en direction de l'Est. Si quasiment toutes les économies du monde sont en récession en 2009, les causes en sont les marchés financiers et non le secteur de l'énergie.
Par ailleurs, il faut remarquer que les coupes transversales, c'est-à-dire la comparaison de différents pays en matière d'énergie et de croissance, sont mieux adaptées à l'analyse de long terme. La raison en est que les relations à long terme ne peuvent s'établir qu'après une phase d'adaptation. étant donné que les prix de l'énergie dans les différents pays sont fortement dominés par la fiscalité et que les différences internationales dans les taux d'imposition sont constantes sur de longues périodes, on peut lire dans les données en coupe transversale le mode d'adaptation des économies aux différents prix de l'énergie à long terme. De l'examen du rapport entre énergie et croissance pour les différents pays il apparaît clairement que la corrélation simple entre la consommation d'énergie et la croissance n'est pas positive, mais légèrement négative, voir Bretschger (2008). Ce n'est pas encore la preuve d'un lien de causalité fondé, mais cela montre néanmoins que la simple équation «moins d'énergie = moins de croissance» ne peut pas être acceptée.
Croissance et restrictions écologiques
L'une des contraintes fondamentales qui pèsent sur le développement économique à long terme est le caractère limité de la planète Terre, à divers égards : aussi bien dans sa dimension d'espace géographique, que de réservoir de ressources naturelles ou de réceptacle de déchets. Quelles en sont les conséquences sur l'augmentation future du bien-être de la population ? Clairement, l'accroissement de la prospérité ne peut être fondé que sur des facteurs non limités tels que le savoir, la technologie et le capital humain. Ce n'est pas la croissance qui est exclue a priori, mais une croissance sur la base de ressources limitées. Contrairement aux matières premières les stocks de savoir ne sont jamais épuisés. C'est ainsi que le savoir et le capital humain ont récemment revêtu une importance de plus en plus grande dans la théorie moderne de la croissance.
L'argumentation précédente montre qu'il est possible d'utiliser à l'avenir moins d'énergie, en particulier moins de combustibles et carburants fossiles. Les conséquences sur l'économie peuvent, en principe, se décliner selon deux scénarios. Le premier scénario repose sur l'hypothèse que les économies d'énergie contribuent à favoriser l'accumulation de capital, ce qui produit un découplage de l'évolution des revenus et de la consommation d'énergie. Dans ce cas, le capital va remplacer les ressources naturelles d'une manière efficace. On peut en donner pour exemples les bâtiments au standard «minergie» (utilisant une consommation d'énergie minimale) ou les moteurs hybrides pour les voitures. Le processus d'adaptation peut aller encore plus loin, si, par exemple, la structure géographique des activités économiques, la composition sectorielle du tissu productif ou le commerce international s'adaptent également. Les années soixante-dix avaient déjà vu s'affirmer les grandes potentialités d'adaptation des pays développés à des prix plus élevés de l'énergie, notamment les Etats-Unis.
Le deuxième scénario concerne une économie qui serait moins flexible. Dans ce cas, capitaux et revenus évolueraient plus ou moins parallèlement à la consommation d'énergie, et diminueraient par conséquent à l'avenir, si l'énergie devient rare. La réalisation d'un tel scénario repose sur des conditions telles que la faible substituabilité des facteurs de production et un montant de ressources disponibles pour l'investissement plus faible lorsque les prix de l'énergie sont élevés. Une telle idée est conforme à la crainte de «limites à la croissance», voir Meadows et al. (1972). Dans cet ouvrage, était formulée l'hypothèse selon laquelle chaque jour supplémentaire de croissance rapprocherait le système mondial de ses frontières fixes. En l'absence de modération de l'économie, les risques d'effondrement de l'économie globale s'élèveraient. Le caractère raisonnable de ces prédictions négatives ou de prévisions plus optimistes doit être établi à l'aide de la théorie et des informations empiriques.
Dans les économies de marché, les principaux instruments de pilotage sont les prix. Pour les ressources non-renouvelables, notamment le pétrole, le gaz et le charbon, la théorie prédit une hausse des prix pour l'avenir (Hotelling 1931). Dans l'approche la plus simple, les prix des matières premières augmentent avec un taux de croissance exactement égal au taux d'intérêt. Dans le passé, les prix ont souvent évolué différemment. C'est notamment dû au fait que de nouveaux gisements de matières premières ont été découverts. Mais dès que les stocks des ressources sont plus ou moins fixes, on assistera à une augmentation constante des prix.
Il est clair que la hausse des prix n'est pas populaire parmi les consommateurs comme parmi les producteurs. Elle contraint à des ajustements coûteux. Cependant, la question n'est pas de savoir si nous devons nous adapter mais plutôt comment nous pouvons nous adapter. L'ajustement peut être continu ou au contraire résulter d'une thérapie de choc, c'est-à-dire en relativement peu de temps. L'analyse du développement des années 1970 amène à la conclusion que les chocs sur les prix de l'énergie ont des conséquences éminemment défavorables pour les économies. Si dans le nouveau millénaire l'adaptation a été effectivement réalisable pour l'économie mondiale, c'était précisément parce que nous avions disposé de suffisamment de temps pour nous adapter aux décisions les plus avisées. Ainsi, les experts du climat nous conseillent-ils de prendre des mesures assez rapidement et ne pas les reporter au dernier moment (voir le rapport Stern, 2007). En raison de la constante augmentation des prix au sens de Hotelling, il ressort selon la loi de la demande que la consommation d'énergie décline de plus en plus au fil du temps.
Energie et investissement
Le point crucial de ce débat sur l'énergie est le lien entre énergie et formation du capital et du savoir. Dans les années 1930, le célèbre économiste Sir John Hicks a développé la théorie des «innovations induites» («induced innovation», voir Hicks 1932). Il postule que le renchérissement d'un facteur de production encourage les efforts d'innovation dans le but d'augmenter la productivité de ce facteur. Dans le contexte actuel, cela signifierait que l'augmentation des prix de l'énergie permettrait de déclencher l'innovation dans le but d'augmenter l'efficacité énergétique et stimulerait ainsi la croissance en général.
Quel lien entre consommation d'énergie et investissements fait apparaître une comparaison internationale ? Lorsque l'on ne prend pas en compte les autres déterminants de l'investissement, aucune corrélation claire ne peut être mise en évidence. Mais lorsque ces autres déterminants sont intégrés dans la relation estimée, le lien devient négatif. L'effet n'est pas très important mais significativement différent de zéro, voir Bretschger (2008). Un effet négatif émerge notamment pour les investissements en capital physique et en savoir (mesurés par les dépenses de recherche). En revanche, aucun rapport ne semble exister entre énergie et investissement en capital humain (mesuré par les dépenses d'éducation). En résumé, on peut prédire que les investissements devraient augmenter significativement si l'énergie devient rare (et plus chère). à long terme, une réduction d'énergie a un effet positif sur la création de capital physique et de savoir, ce qui favorise la croissance.
Jusqu'à présent, nous avons considéré les principaux pays dont le cadre juridique est stable. Mais les analyses des pays les moins développés sont aussi intéressantes, particulièrement lorsque ce sont des pays disposant d'importantes ressources pétrolières. Longtemps on avait pensé que la richesse en ressources naturelles, notamment de pétrole brut, était une bénédiction pour un pays, garantissant le développement et la prospérité. L'idée qu'il s'agit plutôt d'une «malédiction des ressources» est apparue à la fin du 20e Siècle. Il a été, en effet, constaté que dans les pays de l'OPEP, le revenu national brut par habitant a, en moyenne, diminué de 1,3% de 1965 à 1998, tandis que dans le reste des pays en voie de développement, la croissance moyenne par habitant était de 2,2% (voir Sachs et Warner, 2001). Les causes doivent d'abord être recherchées dans des mécanismes similaires à ceux en action dans les pays riches, avant tout le «crowding-out», c'est-à-dire l'abandon de l'investissement, de l'éducation et la recherche. En particulier, il semble que les pays riches de ressources naturelles ont négligé la formation de leur population, dont ils voient peu le besoin.
D'autres facteurs jouent également un rôle important dans cette malédiction des ressources. Par exemple, l'augmentation du taux de change réel d'un pays sous l'effet de ses exportations de matières premières a pour conséquence d'abaisser les taux d'intérêts auxquels il peut s'endetter à l'étranger, ce qui encourage les gouvernements à accumuler des dettes. Il est aussi à observer que de nombreux pays riches en ressources ont des gouvernements autoritaires ou dictatoriaux. Cela est dû en partie au fait que les revenus d'exportation de matières premières peuvent être utilisés pour financer ces systèmes de pouvoir. L'instabilité politique et les conflits armés constituent d'autres caractéristiques de la malédiction des ressources. Souvent dans les pays en développement riches en ressources naturelles, seule une petite élite profite de l'exploitation et l'exportation des matières premières, tandis que la majorité de la population reste pauvre. Ainsi, la richesse en ressources naturelles creuse les inégalités entre riches et pauvres, et augmente le potentiel de conflit. Une autre conséquence de la richesse des matières premières est souvent aussi la dégradation de l'environnement, par exemple, dans l'exploitation des mines.
Après la découverte de gisements de gaz naturel, les Pays-Bas des années 1960 ont constaté certains effets négatifs sur le développement de leur économie («Dutch Disease»). La présence de gaz avait pour conséquence que le secteur des matières premières a été particulièrement encouragé et étendu, alors que le secteur industriel a été négligé. Cela a conduit une diminution de la compétitivité internationale de la production industrielle de biens. Un exemple d'actualité de «Dutch Disease» est celui du Venezuela. Mais un contre-exemple important est la Norvège, voir par exemple Brunnschweiler et Bulte (2008). Ce pays s'est doté d'une politique sage des dispositions institutionnelles par les revenus pétroliers. Il a ainsi changé d'un pays très pauvre à l'un des plus riches du monde. Il est donc important d'arriver à conclure que la «malédiction» des ressources n'est pas un problème dû aux ressources elles-mêmes, mais le problème des sociétés et des gouvernements dans ces pays.
Pour le développement futur de la consommation d'énergie, il est également important que les investissements soient dirigés vers des secteurs qui utilisent peu d'énergie. Par une modification structurelle du tissu productif en direction des secteurs faiblement utilisateurs d'énergie, la consommation d'énergie peut être réduite massivement. Si entre les différents secteurs il y a une corrélation négative entre la consommation d'énergie et la création du savoir, un moteur supplémentaire de croissance résulte de ce changement. C'est assez plausible, car beaucoup de secteurs aux processus normalisés innovent peu, tandis que, par exemple, beaucoup de processus de recherche nécessitent peu d'énergie. Par conséquent, la théorie moderne démontre que la durabilité peut être atteinte très efficacement par les changements sectoriels de l'activité productive, voir Bretschger (1999).
Conclusions
La réduction dans l'avenir de la consommation d'énergie n'est pas nécessairement synonyme de handicap pour la croissance économique. Au contraire, à long terme elle peut agir en tant que moteur essentiel du développement, si l'accumulation de capital est suffisamment dynamique. L'adaptation à une diminution de l'offre d'énergie à long terme n'est ni indésirable, ni excessivement coûteuse, ni impossible. Si la capacité d'adaptation des économies de marché est souvent surestimée à court terme, elle est clairement sous-estimée à long terme. En effet, les économies de marché sont très flexibles sur le long terme. Plus que le niveau de la consommation d'énergie, ce sont les chocs affectant ce secteur qui constituent, en effet, le grand risque pour les économies modernes.
Le défi que représente pour le bien-être la baisse de la consommation d'énergie n'est pas dans la détermination de l'état durable à long terme mais plutôt dans la conception du processus de transition vers cet état. S'il est possible dans les années à venir, avec l'aide de la politique des marchés, d'intégrer la totalité de la valeur sociale ainsi que la rareté des sources énergétiques dans leurs prix, ce sont les innovations et les investissements induits comme les modifications structurelles des économies qui guideront celles-ci dans la bonne direction pour maximiser leur prospérité. Ainsi, à long terme, même si nous aurons beaucoup moins d'énergie à consommer, nous pouvons nous attendre à un niveau de bien-être très agréable.
Bibliographie
Bretschger, Lucas (1999): Growth Theory and Sustainable Development, Cheltenham, UK and Northampton, MA, US: Edward Elgar.
Bretschger, Lucas (2008): Energy Prices, Growth, and the Channels in Between: Theory and Evidence, Economics Working Paper Series 06/47, ETH Zurich.
Brunnschweiler, C. N. and E. H. Bulte (2008): The Resource Curse Revisited and Revised: A Tale of Paradoxes and Red Herrings, Journal of Environmental Economics and Management 55, 3: 248-264.
Hotelling, H. (1931): The Economics of Natural Resources, Journal of Political Economy, 39, 2: 137-175.
Hicks, John (1932): The Theory of Wages, Macmillan, London.
Meadows D., D. L. Meadows, J. Randers, and W. W. Behrens (1972): The Limits to Growth, Universe Book.
Sachs, J. D. and Warner, A.M. (2001): Natural Resource and Economic Development: The Curse of Natural Resources, European Economic Review, 45: 827-838.
Stern, N. (2007): Stern Review, The Economics of Climate Change, Cambridge University Press, Cambridge.
Note
[1] Je tiens à remercier Mireille Chiroleu-Assouline, dont les remarques et commentaires m'ont permis d'améliorer substantiellement la qualité de cette note.
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