Les inégalités en Europe durant la Grande Récession
Guillaume Allègre est économiste au département des études de l'OFCE.
Cet article est extrait de L'économie européenne 2017, La Découverte, coll. Repères, février 2017.
Introduction
Malgré certaines améliorations, l'Union européenne ressent encore les cicatrices de la crise en termes d'inégalités et de pauvreté. Comme nous le verrons, il y a une très grande hétérogénéité dans l'Union européenne en termes d'inégalités, que ce soit en niveau ou en évolution, ce qui pourrait être une justification en faveur d'une politique coordonnée.
Les inégalités sont sur toutes les lèvres mondiales depuis la parution du Capital au XXe siècle de Thomas Piketty [2013] mais il n'y a pas de véritable débat européen sur ce sujet. Des questions importantes ne sont pas soulevées ou ne sont pas assez entendues : devons-nous nous préoccuper prioritairement de convergence régionale, comme nous le faisons traditionnellement en Europe ? Ne devrions-nous pas plutôt nous préoccuper de pauvreté relative ou absolue ? Que signifie l'égalité économique dans une perspective européenne : les inégalités devraient-elles être mesurées au niveau national ou au niveau européen ? Eurostat ne suit pas le chemin de Milanovic [2013], anciennement à la Banque mondiale, qui préconise l'utilisation d'indicateurs d'inégalités globales analysant la distribution des revenus individuels indépendamment de la résidence nationale. Les indicateurs calculés par Eurostat au niveau européen sont les moyennes pondérées des indicateurs nationaux, qui ne prennent donc pas en compte les inégalités entre les nations. Il a été soutenu qu'il est légitime de mesurer les inégalités au niveau national parce que c'est le niveau de la communauté politique où les politiques publiques sont mises en œuvre. Mais que sont l'Union européenne et la zone euro sinon des communautés politiques ? Quand dix-neuf nations partagent une monnaie commune et décident de poursuivre la consolidation budgétaire au nom d'un bien public commun, n'est-il pas temps pour elles de penser à une façon commune de considérer la question de la justice économique ?
Les inégalités de niveau de vie dans l'Union européenne
Bien que l'économie européenne montre des signes d'amélioration, la crise est loin d'être terminée et, dans toute l'Europe, les gens souffrent encore des conséquences sociales de la crise. De nombreux Européens ont connu des baisses de niveau de vie pendant la crise, entraînant une augmentation de l'inégalité des revenus et de la pauvreté, et conduisant à la privation matérielle. Ces changements peuvent être mesurés de nombreuses façons.
Les parts de revenus par décile sont une façon de mesurer l'inégalité des revenus en distinguant dans l'évolution des inégalités ce qui provient du haut ou du bas de la distribution des revenus. Le graphique 1 montre l'évolution des inégalités entre 2008 et 2015 dans le haut de la distribution (S10/S6) et dans le bas (S6/S1). S10/S6 est le ratio de la part des revenus gagnés par les 10 % des ménages les plus riches (S10) sur la part des revenus perçus par les ménages du milieu de la distribution, ici le 6e décile de niveau de vie (S6), le niveau de vie étant calculé en tenant compte du revenu et de la composition des ménages (présence d'un conjoint et/ou d'enfants). S6/S1 compare les revenus du milieu de la distribution aux revenus du bas de la distribution. Une augmentation de S6/S1 signale une augmentation des inégalités dans le bas de la distribution : le revenu des plus pauvres décroît relativement au revenu perçu par les ménages du milieu de la distribution. Le graphique 1 montre que les pays du sud de l'Europe qui ont été durement touchés par la crise ont connu les plus fortes augmentations de l'inégalité, tirées principalement par une augmentation de l'inégalité dans la partie inférieure de la distribution (S6/S1). Notons également que, durant la période, l'Allemagne, moins touchée par le chômage que les pays du sud de l'Europe, a également vu les inégalités augmenter dans la partie basse de la distribution. Les inégalités dans le haut de la distribution (S10/S6) sont plus stables.
Si l'on s'intéresse maintenant aux inégalités en niveau et non plus en évolution, on se rend compte qu'il existe une assez grande hétérogénéité parmi les pays européens. Le graphique 2 présente l'indice de Gini des niveaux de vie pour les vingt-huit pays de l'Union européenne et les États-Unis. Le coefficient de Gini varie de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite et 1 une inégalité parfaite. Dans l'Union européenne, l'indice de Gini des niveaux de vie varie entre 0,250 en Slovénie et 0,356 en Estonie. La moyenne pondérée est égale à 0,309. La France (0,292) a un niveau d'inégalité plus faible que la moyenne européenne. Tous les pays européens sont plus égalitaires que les États-Unis (0,394). Les pays du sud de l'Europe ont tendance à être plus inégalitaires tandis que les pays de l'Est se situent aux deux extrêmes. En moyenne, les pays de l'Union européenne et de la zone euro sont bien plus égalitaires que les États-Unis.
Eurostat calcule une moyenne pondérée des indices de Gini des niveaux de vie. Cet indicateur ne prend pas en compte les inégalités entre les pays européens. Un pays peut avoir très peu (beaucoup) d'inégalités en son sein mais beaucoup (très peu) par rapport à ses voisins. La moyenne pondérée va dès lors sous-estimer (surestimer) les inégalités au niveau global. Il est néanmoins possible de comparer l'Europe dans son ensemble aux États-Unis. Si l'on fait ce calcul, en 2014 on trouve un indice de Gini global des niveaux de vie au niveau de l'Union européenne de 0,395, légèrement supérieur à celui qui prévaut aux États-Unis. En revanche, le niveau global d'inégalité dans la zone euro (0,332) est bien inférieur à celui qui prévaut dans l'Union européenne ou aux États-Unis.
La fin de la convergence régionale
Une autre façon d'analyser l'évolution des inégalités est de regarder si les niveaux de PIB dans les régions européennes convergent ou divergent. La convergence régionale est l'un des objectifs des politiques européennes. Le Fonds européen de développement régional (FEDER), créé en 1975, est en effet le premier et encore le principal instrument de politique publique visant à réduire les inégalités en Europe. Avant la crise, une convergence régionale pouvait être observée. Le graphique 3 montre que, entre 2005 et 2008, les régions qui ont connu la plus forte croissance annuelle moyenne sont également celles qui avaient le plus bas niveau initial de PIB, ce qui implique une convergence entre les régions européennes. On peut soutenir que cette convergence a été obtenue au prix d'une dynamique insoutenable (comme en Grèce). Ce point est plutôt difficile à prouver ou à rejeter mais peut être avancé comme une mise en garde générale contre tous les processus de convergence. Néanmoins, la convergence n'est pas inattendue d'un point de vue théorique et empirique. Dans les modèles de croissance «à la Solow» [1956] les écarts de revenus réels par habitant sont censés se réduire du fait de rendements décroissants des investissements et de diffusion des technologies. Les études empiriques montrent une tendance à la convergence des régions qui ont des caractéristiques institutionnelles semblables (convergence conditionnelle). Il semble donc que le fardeau de la preuve devrait reposer sur les sceptiques.
La grande récession n'a pas été ressentie également en Europe. De toute évidence, certaines régions ont été touchées plus que d'autres. Le graphique 4 montre une image bien différente de celle du graphique 3, avec la fin de la convergence régionale depuis le début de la crise (2008) jusqu'en 2014 : durant cette période, il n'y a plus de lien entre PIB initial et croissance annuelle. On peut dire que la crise a arrêté le processus de convergence régionale dans l'Union européenne.
Pauvreté et privation matérielle pendant la crise
En ce qui concerne la pauvreté et l'analyse de son évolution au fil du temps, une des mesures importantes est le risque de pauvreté ancré dans le temps (graphique 5). Le taux de pauvreté en 2015 ancré dans le temps (2008) est la part des personnes vivant l'année 2015 sous le seuil de pauvreté de l'année 2008, réévalué par l'inflation, le seuil de pauvreté étant fixé à 60% du niveau de vie médian [1]. Une augmentation du taux de pauvreté ancré dans le temps signale que le niveau de vie des ménages à faible revenu s'est détérioré par rapport à 2008. À l'inverse, une diminution indique que les niveaux de vie se sont améliorés par rapport à l'année de référence. Le graphique 5 montre que le risque de pauvreté ancré dans le temps a augmenté dans de nombreux pays européens. La Grèce se distingue par une augmentation de plus de 25 points de pourcentage. L'augmentation a également été forte en Espagne (10 points). Cela pourrait avoir des effets durables (qualifiés de scarification). À l'autre extrémité de l'échelle, la Pologne et la Bulgarie ont connu des baisses de plus de 5 points de pourcentage au cours de la période.
Le taux de privation matérielle est un autre indicateur de pauvreté. Au lieu de s'intéresser au revenu, la privation matérielle désigne l'incapacité de se procurer certains biens/services considérés par la plupart des individus comme souhaitables, voire nécessaires. Le graphique 6 montre l'évolution du taux de privation matérielle aiguë entre 2008 et 2015 pour la population entière et pour les enfants (âgés de 0 à 18 ans). Le taux de privation matérielle aiguë mesure la part de la population incapable de couvrir les dépenses liées à au moins quatre des neuf éléments suivants : paiement du loyer, d'un emprunt hypothécaire ou des factures d'eau/gaz/électricité, chauffage adapté du logement, dépenses imprévues, consommation régulière de viande ou d'une autre source de protéines, vacances, téléviseur, réfrigérateur, voiture, téléphone.
Sur le graphique 6, on peut voir que la Grèce, Chypre, la Hongrie et Malte ont connu les plus fortes hausses de privation matérielle aiguë au cours de la période, avec des augmentations de l'ordre de 6 à 10 points de pourcentage pour la population totale et jusqu'à plus de 13 points pour les enfants. À l'autre extrémité, la Pologne et la Roumanie ont connu des baisses. Pour les enfants, le classement des pays reflète dans une large mesure le classement pour la population entière. Parmi les pays qui connaissent la plus forte augmentation de privation matérielle aiguë, il y a une tendance à ce que l'augmentation pour les enfants soit encore plus élevée. Les enfants sont ainsi plus durement touchés par la privation matérielle que les autres groupes d'âge. La privation matérielle croissante chez les enfants est très préoccupante, car le manque d'opportunités pendant l'enfance est susceptible d'avoir des conséquences néfastes à long terme pour les personnes concernées ainsi que pour la société dans son ensemble.
La baisse de long terme de la part des salaires dans la valeur ajoutée
Le graphique 7 illustre la baisse depuis 1980 de la part des salaires dans la valeur ajoutée. La littérature énumère plusieurs raisons interdépendantes pour expliquer ce phénomène : un changement de pouvoir de négociation entre le travail et le capital, la mondialisation, la financiarisation, le repli de l'État-providence et les changements technologiques.
La mise en avant de la relation entre la croissance et la répartition du revenu national remonte à Kalecki [1954]. Selon l'auteur, l'augmentation de la part des salaires stimule la demande globale, puisque la propension à consommer des salaires est plus élevée que celle à consommer les revenus du capital. Lorsqu'un régime de croissance est principalement attribuable à l'augmentation de la part des salaires, on parle de croissance tirée par les salaires. En revanche, Goodwin [1967] a fait valoir que des profits plus élevés se traduisent par des investissements plus importants, et donc une plus grande part du profit dans la valeur ajoutée conduirait à une croissance plus élevée (demande tirée par les profits). La littérature empirique qui tente de capter l'effet de l'évolution de la part des salaires et du profit dans la valeur ajoutée sur la demande agrégée ne départage pas ces deux points de vue théoriques opposés [Stockhammer et Onaran, 2013]. En résumé, la plupart des études concluent que la demande intérieure est tirée par les salaires car la consommation est beaucoup plus sensible que l'investissement à une augmentation de la part des profits dans la valeur ajoutée. Toutefois, la demande est tirée par les profits lorsque l'effet de la répartition de la valeur ajoutée sur les exportations est suffisamment élevé pour compenser les effets sur la demande intérieure. Ceci est plausible seulement dans des petites économies ouvertes et donc seulement pour une partie des États de l'Union européenne, mais certainement pas pour l'Union européenne, ou la zone euro prises dans leur ensemble.
Conclusion
Alors que l'inégalité est d'abord et avant tout une question de justice sociale, elle devient de plus en plus une préoccupation macroéconomique. Fitoussi et Saraceno [2011], font valoir que, d'un point de vue macroéconomique, une augmentation des inégalités de revenus opère une redistribution des ménages à forte propension à consommer vers des ménages ayant une plus faible propension à consommer. L'augmentation des inégalités tend alors à déprimer la demande globale. L'augmentation corollaire de l'épargne n'aurait pas d'effet bénéfique en cas d'excès d'épargne (savings glut). Pour Summers [2014], nous sommes dans une telle situation et l'augmentation des inégalités est ainsi un facteur de stagnation séculaire, soit une période prolongée de croissance faible, voire nulle, causée par une trop faible demande. Il y a aussi un risque de cercle vicieux où une faible croissance augmente les inégalités par le canal du chômage et où les inégalités affaiblissent la croissance du fait de l'insuffisance d'investissement dans le capital humain. En effet, l'accès au marché du crédit étant limité pour financer l'investissement en éducation, une augmentation des inégalités réduit le revenu que les moins aisés peuvent consacrer à l'éducation.
Repères bibliographiques
Fitoussi J.-P., Rapport sur l'état de l'Union européenne, Fayard/Presses de Sciences Po, Paris, 2005.
Fitoussi J.-P. et Saraceno F., "Inequality, the crisis and after", Rivista di Politica Economica, n° 1, 2011, p.9-28.
Goodwin R. M., "A growth cycle", in Feinstein C. H. (dir.), Socialism, Capitalism and Economic Growth, Cambridge University Press, Cambridge, 1967.
Kalecki M., Theory of Economic Dynamics, Routledge, Londres/New York, 1954.
Milanovic B., "Global income inequality by the numbers : in history and now", Global Policy, vol.4, n°2, mai 2013.
Piketty T., Le Capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013.
Solow R., "A contribution to the theory of economic growth", The Quarterly Journal of Economics, vol.70, n°1, février 1956.
Stockhammer E. et Onaran Ö., "Wage-led growth. Theory, evidence, policy", Review of Keynesian Economics, vol.1, n°1, 2013, p 61-78.
Summers L., "U.S. economic prospects : secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound", Business Economics, vol.49, n°2, 2014.
Note
[1] Par rapport au taux de pauvreté traditionnel, le seuil n'évolue pas avec le revenu médian : une baisse du revenu médian n'implique donc pas une baisse du seuil de pauvreté.
Carte Union Européenne : Coefficient de Gini du revenu disponible équivalent - Données Eurostat 2016 (extraites le 28/02/2018)