Les 35 heures
Ce chapitre résume l'article "35 heures : réduction réduite", Revue de l'OFCE, n° 74, juillet 2000.
Alors que la première loi Aubry s'inscrit dans l'intention initiale de mieux répartir le travail entre titulaires d'un emploi et chômeurs, la seconde définit, quant à elle, une politique d'allègement de charges conditionnée à de la réduction du temps de travail (RTT).
Plus précisément, dans le cadre des accords Aubry I du 13 juin 1998, la loi imposait que le décompte de la durée du travail soit le même avant et après. Elle imposait, par ailleurs, une double contrainte à l'entreprise - d'embauche temporaire (6% en moyenne) et de RTT (10% dans la plupart des accords) -, pour que les allègements de charges soient effectifs. Les aides de l'État et les gains de productivité induits dans ce cadre sont insuffisants pour permettre à l'entreprise de maintenir ses coûts. Les salariés doivent alors accepter que la compensation salariale ne soit que partielle (80%). Ce type de politique peut s'assimiler à un partage du travail entre salariés et chômeurs.
La seconde loi Aubry du 19 janvier 2000 se distingue de la première en n'imposant plus qu'une seule contrainte aux entreprises: les aides ne sont plus conditionnées à un accroissement des effectifs ni à une baisse de 10% de la durée du travail, mais subordonnées à une référence horaire correspondant à 35 heures hebdomadaires (ou 1 600 heures par an). Cela permet aux entreprises, en requalifiant les temps de pause, les jours de congés payés ou les temps deformation, d'afficher une durée initiale inférieure à 39 heures. Pour passer à 35 heures, la réduction du temps de travail peut être inférieure à 10%. Si on utilise les données du bilan d'étape fourni par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité (MES), la réduction est de deux heures (5,4%) au lieu de quatre heures dans la première loi.
Cette "réduction réduite" du temps de travail s'accompagne d'un coût moindre pour les entreprises. Ce coût peut être résorbé par les aides de l'État et les gains de productivité induits, donc sans mettre à contribution les salariés. La compensation salariale est alors intégrale. Cette politique ne peut plus être assimilée à un partage du travail, mais à une baisse de charges sociales conditionnée aux 35 heures. Les salariés échangent du temps contre de la flexibilité, ce qui explique probablement les gains de productivité.
Les 35 heures se diffusent dans l'économie...
À partir des données sur l'économie française, il est déjà possible de mettre en exergue certains signes de diffusion des 35heures dans l'économie. On peut ainsi noter que la durée du travail des salariés à temps complet baisse, alors que, depuis le début des années 1980, elle était pratiquement inchangée, stabilisée à 39heures. Ce mouvement de baisse a commencé en 1999 et s'est accéléré progressivement. Au premier trimestre 2000, le rythme annuel de baisse de la durée est de - 0,7%. Ce rythme est supérieur à celui que le développement du temps partiel a induit pour l'ensemble des salariés à la fin des années 1990. Si cette baisse est significative et importante, la période sur laquelle elle a eu lieu est trop courte pour en tirer des conclusions tranchées. La durée moyenne, au premier trimestre 2000, est encore supérieure à 38heures hebdomadaires.
La diffusion des 35 heures dans l'économie a donc bien lieu, mais s'effectue progressivement. Le choc subi par l'économie française est, pour le moment, encore inférieur à ceux qu'elle a connus, par exemple, au début des années 1970 où la durée du travail a baissé à des rythmes annuels supérieurs à 1%.
Dans le même temps, la baisse du chômage a connu une assez nette accélération. Amorcée à la mi-1997, la décrue du chômage (au sens du BIT) s'est effectuée au rythme d'environ 0,6 point par an. Ce rythme s'est accéléré depuis la mi-1999 et a atteint 1 point par an au début de l'année 2000.La croissance de l'emploi (2% en glissement annuel au dernier trimestre 1999) est supérieure aux rythmes atteints depuis 1985.
On pourrait avancer que la croissance explique ce surplus de créations d'emplois. La valeur ajoutée à la fin de 1999 a en effet crû à un rythme fort (2,5%) et a contribué largement au dynamisme de l'emploi. Cependant, le rythme de la productivité du travail (par tête) a été faible (0,5%). Il est en particulier plus faible que pendant l'année 1998 et nettement en dessous du rythme moyen (1,1%) depuis 1985. Cet écart peut s'expliquer en partie par le cycle de productivité et par l'imprécision de la mesure.
Il peut aussi être le signe d'un fort dynamisme de l'emploi lié à la diffusion des 35heures. Si on admet un gain de productivité induit du tiers de la baisse observée de la durée du travail, l'augmentation de l'emploi que l'on peut attribuer à la RTT est d'environ 2/3 de 0,7% soit 0,45%. C'est l'écart qu'il y a entre la productivité du travail en moyenne depuis 15 ans et la productivité instantanée à la fin de l'année 1999.
La plus grande prudence est cependant nécessaire. La variance de la croissance de la productivité est grande et l'écart constaté n'est pas statistiquement significatif. Il faudrait certes davantage de recul, mais les données macroéconomiques n'invalident pas un effet positif sur l'emploi des 35 heures.
Cette diffusion se réalise sans dérapage, qu'il soit salarial ou du coût par unité produite. Les salaires mensuels n'accélèrent pas, même si le salaire horaire s'en trouve relevé. Le coût par unité produite, intégrant les cotisations sociales salariales et patronales, connaît les évolutions habituelles. Les baisses de cotisations sociales liées aux 35 heures absorberaient ainsi le faible gain de productivité du travail par tête.
...et créent des emplois
Dans de précédents travaux, [Heyer et Timbeau, 1999 et 2000] nous avions construit, sur la base des faits existants, un scénario prospectif d'application des 35 heures en France en analysant les impacts macroéconomiques, en particulier sur l'emploi et le chômage. La conclusion principale de ces études est que le passage aux 35 heures pour les entreprises de plus de 20 salariés peut contribuer significativement à la création d'emplois (plus de 450000), correspondant à une réduction du taux de chômage d'environ 1 point à moyen terme. Ce résultat est obtenu sans grande dégradation de l'équilibre macroéconomique, puisque la croissance augmenterait de 0,1% par an, en limitant le coût en inflation (0,4% par an). Les finances publiques ne se détérioreraient que très légèrement à moyen terme, alors que l'impact sur les entreprises serait nul ou positif, leurs marges de profit restant inchangées. Ce dernier résultat constitue sans aucun doute la condition nécessaire pour qu'une politique de RTT réussisse.
Ce maintien des coûts du travail ou du capital peut impliquer "un effort" réciproque des différents acteurs: de réorganisation pour les entreprises; d'acceptation d'une compensation salariale non intégrale pour les salariés. Il est possible de parvenir à un tel résultat de différentes manières selon la répartition "des efforts" consentis.
Ces derniers peuvent porter de façon privilégiée sur les salaires les plus élevés ou sur les nouveaux embauchés. L'analyse de la loi Aubry I [Heyer et Timbeau, 1999] a montré que d'une part, "l'effort" demandé collectivement aux salariés n'est pas considérable - les 35 heures ne seraient pas payées 39, mais 38 - et que "cet effort" pourrait encore être réduit si les entreprises profitaient de la loi pour augmenter la durée d'utilisation de leurs équipements. Cet "effort" disparaît, comme nous l'avons déjà signalé, avec la signature d'un accord de type Aubry II.
C'est à dessein que le mot effort apparaît systématiquement entre guillemets. Car il s'agit de fait non pas d'un sacrifice, mais d'un investissement dont la rentabilité pourrait être beaucoup plus élevée qu'on ne le croit. Les salariés ont collectivement intérêt à la croissance de l'emploi car elle réduit la précarité de leurs conditions et qu'elle est donc promesse de revenus plus élevés dans l'avenir. Les entreprises ont intérêt à repenser leur gestion, car cela est gage d'une plus grande efficacité future et producteur d'une externalité sociale positive. En d'autres termes, les acteurs réalisent un échange intertemporel profitable qui accroît le bien-être de chacun.
Si ces projections sont sujettes à la plus grande prudence, elles sont cependant en ligne avec les résultats issus des travaux statistiques de la DARES résumés dans Gubian [2000] ou dans le bilan fourni par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité.
L'ampleur des créations d'emplois peut paraître limitée pour certains...
L'impact sur l'emploi est certes modeste par rapport à certaines attentes, mais réel. Le nombre d'accords signés a fortement augmenté avant la première échéance de la fin juillet 1999, date après laquelle les aides à la réduction de la durée du travail sont réduites. Il y a, selon le MES, 40293 accords 35 heures signés au 9 octobre 2000. Ces accords concernent plus de 4 millions de salariés et correspondent à 231 971 engagements de créations ou de maintien d'emplois. En tenant compte des délais entre la signature de l'accord et sa mise en œuvre, le ministère des Finances évalue à 50 000 les emplois créés en 1999 par la RTT.
On est loin du partage du travail tel que l'OFCE, par exemple, avait pu l'analyser en 1993 [Confais et alii, 1993] et qui était alors au programme de certains partis politiques. L'impact sur l'emploi en est singulièrement réduit, puisque les évaluations d'alors avançaient le chiffre de 2,4 millions d'emplois.
Par rapport aux hypothèses de ces simulations, la seconde loi Aubry introduit certaines modifications importantes. En premier lieu, la réduction moyenne du temps de travail étant de deux heures au lieu des quatre habituellement retenues dans ce genre d'exercice, les résultats attendus sont donc nécessairement beaucoup plus faibles que ceux évalués dans nos précédents travaux.
La deuxième modification concerne le maintien des coûts salariaux pour les entreprises. Contrairement aux travaux antérieurs,cette hypothèse ne nécessite plus de modération salariale. Par ailleurs, le champ d'application de la réduction était bien plus important - il couvrait l'ensemble du secteur privé et les fonctionnaires.
Enfin, les finances publiques étaient aussi inchangées parce que les allègements de cotisations étaient fixés à hauteur de 1 point par heure et les effets de retour - double dividende si on inclut le retour de cotisation, de prestations chômage - compensaient l'allégement accordé.
La même dénomination (35 heures) cachait en fait un processus très différent. Il s'agissait d'impulser une dynamique collective et solidaire par laquelle ceux qui avaient un emploi abandonnaient une partie de leur salaire contre des emplois pour ceux qui étaient au chômage. Ni les entreprises, ni l'État alors singulièrement soumis à sa contrainte budgétaire, ne devaient être affectés. Les "35 heures de l'an 2000" procèdent d'une logique de baisse des prélèvements. L'époque a changé et la contrainte budgétaire pèse beaucoup moins.
La préoccupation actuelle est que la baisse des prélèvements soit la plus "riche" possible en emplois. Parce qu'elles sont une réalité et non plus une utopie plus ou moins populaire, les 35heures s'appliquent maintenant beaucoup moins largement. Un certain nombre de catégories, dont celle des fonctionnaires est la plus marquante, en sont exclues, au moins provisoirement.
...mais constitue un résultat important
Bien que limitées, ces créations d'emplois constituent un résultat important relativement aux politiques de l'emploi qui avaient été poursuivies jusqu'ici. À cet égard, et tant que les impôts ne sont pas augmentés pour financer les 35 heures, la loi Aubry II s'apparente à une politique d'allègement de charges conditionnée à une réduction du temps de travail, et financée par du déficit public.
Dans une étude précédente [Heyer et Timbeau, 2000], nous avons comparé cette seconde loi Aubry à une politique d'allègement de cotisations patronales simple, c'est-à-dire non conditionnée à une RTT, de façon à pouvoir séparer dans "la mesure 35 heures" ce qui est dû à la réduction de la durée du travail et ce qui est attribuable à la simple baisse de charges. À déficit public identique, il ressort des simulations que l'effet sur l'emploi est près de deux fois moins élevé lorsque l'allègement de charges n'est assorti d'aucune condition en matière de réduction de la durée du travail. Le coût ex post par emploi créé s'élève à 43000 francs dans le cas de la loi Aubry II et à 105000 francs dans le cas d'un simple allégement de charges.
Bien entendu, les hypothèses de ces simulations sont en partie construites sur des observations d'entreprises ayant effectivement réduit la durée du travail et où les hausses d'effectifs ne pourraient pas être interprétées comme des créations dues aux seules 35heures. Il faut tenir compte d'un "effet d'aubaine", c'est-à-dire de l'évolution des effectifs qui se serait produite en l'absence de réduction du temps de travail. Cet effet pourrait être dans le pire des cas de 100%.
Un tel effet d'aubaine à été évalué par le ministère du Travail [Fiole, Passeron et Roger, 2000] en comparant les évolutions d'emplois dans les établissements qui ont réduit leur temps de travail en signant un accord Robien et celles ne l'ayant pas réduite. Si on utilise comme référence ce que la loi impose, l'effet d'aubaine a été évalué à 30%.
Mais la véritable contrainte dans un accord de réduction de la durée du travail est la nouvelle durée du travail. Le salarié sait très bien qu'une réduction de son horaire de travail sans réduction de sa charge de travail annuelle n'est qu'un maquillage d'une non-réduction. L'effet d'aubaine sera limité (ou éliminé) non pas par l'application d'une contrainte d'embauche que l'entreprise pourra toujours détourner, mais par le fait que le salarié exercera, - conflictuellement ou par la négociation, collectivement ou individuellement -, un contrôle sur sa durée de travail.
Évidemment, si les conditions favorables supposées dans ces études n'étaient pas réunies, l'effet sur l'emploi des 35 heures en serait amoindri, au point que peut-être le jeu n'en vaudrait pas la chandelle.
Bibliographie
CONFAIS E., CORNILLEAU G., GUBIAN A., LERAIS F., STERDYNIAKH., "1993-1998: veut-on réduire le chômage?", Lettre de l'OFCE, n° 112, mars 1993.
FIOLE M., PASSERON V. et ROGER M., "Premières évaluations quantitatives des réductions collectives du temps de travail", Documents d'Études, DARES, n° 35, janvier 2000.
GUBIAN A., "La réduction du temps de travail à mi-parcours: premier bilan des effets sur l'emploi ", Travail et Emploi, n° 83, juillet 2000.
HEYER E. et TIMBEAU X., " 35 heures: pas une seconde à perdre", Lettre de l'OFCE, n° 188, juillet 1999.
HEYER E. et TIMBEAU X., " 35 heures: réduction réduite", Revue de l'OFCE, n° 74, juillet 2000.