Les auteurs : Grecs, Romains et période Médiévale
Les auteurs grecs
Du milieu du Ve siècle au IVe siècle avant J. C., dans la Grèce antique, le commerce de gros et de détail se développe dans la région contrôlée par Athènes et l'usage de la monnaie, du change et du crédit est déjà répandue. On frappe des monnaies d'or et de bronze. Le commerce maritime lointain est financé surtout par de riches citoyens. Il existe des accords bilatéraux d'échange de surplus de produits (vin contre blé) entre Athènes et quelques cités pour s'assurer d'avantages réciproques (Athènes doit importer au moins 50 % de son grain).
Au IVe siècle avant J. C., des réflexions sur les questions économiques apparaissent chez les disciples de Socrate, avec les contributions de Xénophon, de Platon et d'Aristote. Les auteurs se situent dans la problématique de la Cité-Etat et proposent des normes de conduite à une minorité de citoyens dans une société où les esclaves assurent l'essentiel de la production des biens et où le travail se trouve méprisé.
Xénophon (environ 428-354 av. J. C.), disciple de Socrate, est l'auteur de la première utilisation du vocable "Economique". Dans L'Economique (390 av. J. C.), il expose les règles d'une bonne gestion de la grande propriété foncière. Il affirme notamment : "Lorsque l'agriculture prospère, tous les autres arts fleurissent avec elle mais quand on abandonne la culture, par quelque cause que ce soit, tous les autres travaux, tant sur terre que sur mer, s'anéantissent en même temps". Dans la Cyropédie (environ 378-362 av. J. C.), Xénophon présente les avantages de la spécialisation des métiers qui améliore la qualité des produits dans la Cité. Dans Les revenus (355 av. J. C.), il se préoccupe plutôt d'accroître les recettes fiscales d'Athènes et d'assurer son ravitaillement en céréales.
Platon (environ 427-347 av. J. C.), lui aussi disciple de Socrate, est l'auteur de La République (384-377 av. J. C.). Platon s'intéresse à l'organisation idéale et à la taille optimale de la Cité. La population de la Cité idéale est divisée en trois castes, les philosophes et magistrats (gardiens de la Loi), les guerriers (gardiens de la Cité), et les artisans. Les deux premières castes sont soumises à la communauté des femmes, des enfants et des biens. Platon s'approche de la thématique de la division du travail : "on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres". Platon anticipe les principaux thèmes qui seront développés par Aristote sur les questions économiques : méfiance vis-à-vis du commerce et mise en garde contre l'accumulation des richesses comme une fin en soi.
Aristote (384-322 av. J. C.), disciple de Platon, expose ses réflexions sur les questions économiques dans l'Ethique à Nicomaque (335-332 av. J. C.) et dans La Politique (335-322 av. J. C.). Dans le texte intitulé Les Economiques et publié sous son nom, seule la première partie (qui rejoint des thèmes de la Politique) a pu lui être attribuée par certains spécialistes.
Extraits de La Politique :
"Or que l'art d'acquérir des richesses ne soit pas identique à l'art d'administrer une maison, c'est là une chose évidente (en effet, le premier a pour objet de se procurer des ressources, et le second de les employer : quel pourrait être l'art de faire usage des ressources familiales si on ne veut pas que ce soit l'économie domestique ?). Quant à savoir si l'art d'acquérir les richesses est une branche de l'économie domestique, ou si c'est un art d'une espèce toute différente, le débat reste ouvert." (Aristote : La Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, p. 50).
"Ainsi, il existe une espèce de l'art d'acquérir qui par nature est une branche de l'économie domestique, dans la mesure où celle-ci doit, ou bien avoir sous la main, ou bien procurer, de façon à les rendre disponibles, les richesses dont il est possible de constituer des approvisionnements, quand elles sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté politique ou familiale " (Aristote : La Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, p. 54).
"Mais il existe un autre genre de l'art d'acquérir qui est spécialement appelé, et appelé à bon droit, chrématistique ; c'est à ce mode d'acquisition qu'est due l'opinion qu'il n'y a aucune limite à la richesse et à la propriété" (Aristote : La Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, p. 55).
"La chrématistique naturelle relève de l'économie domestique, tandis que le commerce est l'art de créer des richesses, non pas de toute façon, mais seulement par le moyen d'échange de biens" (Aristote : La Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, p. 60).
Les auteurs romains.
Les écrivains latins n'ont pas laissé de contributions marquantes sur les questions économiques, dans le champ de l' "Oeconomica".
Caton l'Ancien (234-149 av. J. C.) est l'auteur de De agricultura (environ 150 av. J. C.), l'un des tout premiers traités d'agriculture romaine. Loin d'être condamnable, le profit réalisé par la vente de produits agricoles est le moyen le plus honnête d'enrichissement des propriétaires. En revanche, le commerce de l'argent, le prêt à intérêt doivent être combattus.
M. Terentius Varron (116-27 av. J. C.) est l'auteur de Rerum Rusticarum, un traité d'économie rurale, qui constitue une véritable encyclopédie des connaissances sur la gestion d'un domaine agricole vivant en autarcie.
Lucius Junius Moderatus Columelle (1e siècle après J. C.), un contemporain de Sénèque, est l'auteur du traité De Re Rustica, en 12 livres, dans lequel il s'oppose au système de la grande exploitation agricole qui contribue à accroître le coût des biens alimentaires et il prône la petite culture intensive.
Pline l'Ancien (23-79 après J. C.) lui aussi condamne la grande exploitation agricole. Il est l'auteur de la célèbre formule : "latifundia perdidere Italiam" ("La grande propriété a fait la ruine de l'Italie" (Histoire naturelle, XVIII, 35).
En revanche, il faut souligner l'importance que prendra le droit romain dans la pensée occidentale, en particulier sur les questions des contrats individuels et de la propriété privée.
La Scolastique
A partir du XIe siècle, on constate en Europe un phénomène de croissance économique qui atteindra son apogée au milieu du XIIIe siècle. Grâce aux défrichements et à l'assolement triennal, les rendements agricoles augmentent. La production artisanale (textile, par exemple) augmente. Cet essor va de pair avec une croissance démographique (de 1000 à 1300, la population européenne serait passée approximativement de 40 à 70 millions. Certaines régions (Flandres, Italie du Nord) se développent et ont des effets d'entraînement sur la campagne. Des villes telles que Gênes, Venise, Florence, Gand ou Bruges deviennent prospères. En outre, entre les villages et les villes se multiplient les bourgs, sièges de l'administration, de la justice et du commerce (artisanat, marchés hebdomadaires, foires durant quelques semaines). Le commerce de gros à longue distance se développe non seulement grâce aux ports, mais aussi aux foires (Champagne). Peu à peu la société se monétarise et le crédit se développe à partir du XIIIe siècle : on prête aux paysans, aux ouvriers et aux artisans. Cette croissance extensive atteindra ses limites au XIVe siècle et l'Europe va connaître les famines, les guerres, et aussi la Peste noire qui décimera entre 30 et 40 % de la population (1348-1349).
Entre le XIe et le XIIIe siècle, les débats sur les questions économiques sont animés par trois catégories d'intellectuels :
- les juristes de droit romain, qui vont, par exemple, assez vite reconnaître le caractère licite du prêt à intérêt ;
- les scolastiques "canonistes", ou juristes de droit canon, qui construisent une législation à partir des décisions des conciles et des lettres pontificales, et en même temps rédigent des commentaires sur cette législation. Par exemple, le Decretum (Décret) du moine Gratien, publié à Bologne en 1140 et la Summa decretalium (écrite entre 1250 et 1261) d'Henri de Suse, connu sous le nom du cardinal Hostiensis [d'Ostie] (vers 1200-1271).
- les scolastiques "théologiens". Au XIIIe siècle, apparaissent des théologiens importants, commentateurs de la pensée aristotélicienne, les dominicains Albert le Grand (1193-1280) et son élève Thomas d'Aquin (1225-1274).
A l'encontre de la tradition augustinienne, fondée exclusivement sur la foi, va s'engager une entreprise de construction d'un savoir unifié qui concilie la foi et la raison et dont les fondements sont empruntés en grande partie à la pensée d'Aristote. Si durant la seconde moitié du XIIe siècle, les idées d'Aristote commencent à être diffusées auprès des intellectuels occidentaux par l'intermédiaire de commentateurs arabes tels qu'Averroès (1126-1198), la grande vague de diffusion de sa pensée apparaît au XIIIe siècle. Ainsi, Guillaume de Moerbeke (1215-1286) de l'ordre des dominicains, va-t-il traduire en latin plus d'une quinzaine d'écrits d'Aristote, dont La Politique et l'Ethique à Nicomaque, traductions, certes, interprétatives. Les premières traductions françaises, à partir des versions latines, des principales oeuvres d'Aristote n'apparaîtront qu'au XIVe siècle (voir infra Nicolas Oresme).
Entre le XIIe et le XIIIe siècle, la pensée des théologiens connaît un essor important en Occident, à partir de foyers tels que Paris et Bologne. Toutefois, l'Eglise catholique était au départ très réticente à la diffusion de la philosophie grecque dans les universités qui se trouvaient sous son contrôle. Ces interdictions seront progressivement levées durant la première moitié du XIIIe siècle. Thomas d'Aquin va s'efforcer de concilier le dogme catholique avec la philosophie d'Aristote.
Au XIVe siècle, il se produit une scission dans la pensée scolastique, à la suite de la célèbre querelle dite des "Universaux".
Ceux qui entendent poursuivre strictement l'enseignement de Thomas d'Aquin estiment que la science, la raison, est liée complètement à la foi. La science traite donc du général, de l'universel. Par exemple, il est possible de découvrir les preuves de l'existence de Dieu par la raison. Les thomistes ont une confiance absolue en la raison ; en même temps, ils défendent l'union du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, fondement du système féodal.
Ceux qui défendent la ligne nominaliste de Guillaume d'Ockham ne pensent pas de la même façon. Guillaume d'Ockham (1280-90-1350), théologien franciscain d'Oxford, veut séparer radicalement le domaine de la foi, de l'universel, de l'essence, et le domaine de la raison, de la science, de la philosophie. Pour lui, l'universel, le général reste impénétrable à la connaissance. Seul le particulier peut être appréhendé au moyen de la connaissance sensible ou expérimentale. Guillaume d'Ockham va remettre en cause l'infaillibilité du pape dans les questions non strictement religieuses et même le pouvoir temporel de l'Eglise.
Thomas d'Aquin (1225-1274)
Considéré comme le "Prince de la scolastique", Thomas d'Aquin va enseigner en Italie et en France. Il est l'auteur de plusieurs livres rédigés en latin dont : Commentaire sur l'Ethique à Nicomaque d'Aristote (1271) et la Somme théologique (1266-73). Canonisé en 1323, il sera proclamé docteur de l'Eglise catholique en 1567.
Extraits de la Somme théologique :
"Recevoir une usure (usura) pour un prêt d'argent est, en soi, injuste, parce que c'est vendre ce qui n'existe pas et donc, manifestement, constitue une inégalité qui est contraire à la justice. Pour bien saisir cela, il faut savoir qu'il y a des choses dont l'usage implique consommation : le vin se consomme par son usage qui est d'être bu, et le froment par le sien qui est d'être mangé. Dans les choses de cet ordre, on ne doit pas supputer à part l'usage de la chose et la chose elle-même; dès que vous en concédez l'usage, c'est par le fait la chose même que vous concédez; par suite, en ces matières, tout prêt implique transfert de propriété. Par conséquent, celui qui voudrait vendre séparément, d'une part, son vin, d'autre part, l'usage de son vin, celui-là vendrait la même chose deux fois, autrement dit vendrait une chose qui n'existe pas, ce qui serait visiblement pécher par injustice. Par la même raison, c'est commettre une injustice, quand on prête du vin ou du froment, que d'exiger double redevance, à savoir la restitution d'une même quantité de la même matière, et d'autre part le prix de l'usage (pretium usus) ou comme on dit une usure (usura).
Mais il y a des choses dont l'usage n'implique pas consommation : ainsi user d'une maison, c'est l'habiter, ce n'est pas la faire disparaître. Aussi peut-on dans ces matières considérer séparément l'une ou l'autre des deux choses, ainsi quand on cède à autrui la propriété d'une maison dont on se réserve pour un temps la jouissance; ou inversement, quand on cède à autrui la jouissance d'une maison dont on se réserve la propriété. C'est pourquoi il est licite de percevoir une redevance pour l'usage d'une maison et, en outre, d'exiger la restitution de la maison prêtée, comme il se produit dans les cas de louage de maison.
Mais l'argent, selon le Philosophe [Aristote] a créé principalement pour servir d'instrument d'échange. Et ainsi le propre et principal usage qu'on peut en faire, c'est de la consommer, c'est-à-dire de le débourser, comme quand on le verse pour des achats. Et par suite, il est, en soi, illicite de percevoir, en retour de l'usage d'une somme prêtée, ce prix qu'on appelle usure (usura)". (Thomas d'Aquin, Somme théologique, Question 78, «Du péché d'usure»).
Au XIVe siècle, en France
Jusqu'au milieu du XIIIe siècle, l'or a disparu de la circulation des espèces européennes, le système étant monométallique argent. A partir de cette période, la frappe de l'or va reprendre, surtout en Italie, mais elle s'impose seulement au XIVe siècle dans toute l'Europe. Les grands marchands utilisent les règlements par écriture, mais pour faciliter les comparaisons entre unités monétaires différentes, le besoin de bonnes monnaies d'or se fait progressivement sentir. De plus, les princes y sont favorables en raison de leur droit de seigneuriage. Après le traité de Brétigny, une réforme est engagée en France, en 1360, pour assainir la circulation monétaire, avec l'instauration de nouvelles frappes et la création du franc d'or et du denier d'argent. En raison de la hausse du prix du métal précieux, le roi Charles V tentera une "mutation" en 1365, mais sans succès.
Nicolas Oresme (vers 1320-1382), évêque de Lisieux, conseiller de Charles V, et adepte du courant nominaliste issu de Guillaume d'Ockham, est l'auteur en latin du Traité sur l'origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies (vers 1356), considéré comme la première ?uvre entièrement consacrée à la question monétaire. Il a traduit ensuite en français, à partir du latin, l'Ethique à Nicomaque et la Politique d'Aristote, ainsi que Les Economiques.
Au XVIe siècle, en Espagne
Les théologiens-juristes de l'Université de Salamanque au XVIe siècle, de l'ordre des Dominicains, forment ce que l'on nomme, depuis José Larraz (La época del mercantilismo en Castilla, 1500-1700, Madrid : Aguilar, 1943), l'"Ecole de Salamanque". Quatre noms importants méritent d'être mentionnés : Francisco de Vitoria (1493-1546), le "fondateur", Domingo de Soto (1495-1560), auteur du De Justicia et Jure (1553), Martín de Azpilcueta (1492-1586), dit Docteur Navarrus, auteur du Comentario resolutorio de cambios (1556) et Tomás de Mercado (1530-1576), auteur de Summa de tratos y contratos de mercaderes (1569). Dans leurs traités sur la justice et leurs manuels de confesseurs, ces théologiens de la "seconde scolastique" discutent du juste prix, de la monnaie, des changes et de l'usure.
Les idées aristotéliciennes et scolastiques déclinent fortement à partir du XVIe siècle, mais perdurent dans le monde universitaire jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
Bibliographie
Aristote : Politique, traduction de Jean Aubonnet, collection "Tel", Paris : Gallimard, 1993.
Aristote : Ethique à Nicomaque, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1990.
Aristote : Ethique à Nicomaque, traduction de A. Gauthier et J.-Y. Jolif, Louvain/Paris : Publications universitaires-Nauwelaerts (2 tomes), 1958 et 1970.
Aristote : Les Economiques, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1989.
Oresme (Nicolas) : Traité des monnaies et autres écrits monétaires du XIVe siècle (Jean Buridan, Bartole de Sassoferrato), textes réunis et introduits par Claude Dupuy, Lyon : La Manufacture, 1989.
Thomas d'Aquin : Somme théologique, traduction de A.-M. Roquet, Paris : Ed. du Cerf, tome 3, 1985.
Jean-Pierre POTIER, Professeur de Sciences économiques à l'université Lumière-Lyon2 et chercheur au laboratoire Triangle - pôle Histoire de la Pensée (Centre Walras) pour SES-ENS.