Les filles de milieux populaires et l'école : de la docilité à la ruse
Cette ressource fait partie du dossier : École des filles, École des femmes.
Résumé de la communication : Depuis les années 1970, nombre de travaux de recherche se sont interrogés sur ce phénomène de réussite paradoxale des filles dans l'école. Ce sont alors les comportements et les attitudes des filles interprétées en termes d'adaptation, de docilité voire même de soumission aux règles de l'ordre scolaire qui tendent à constituer la voie d'analyse privilégiée. A partir des données d'une enquête ethnographique conduite de 2006 à 2010 dans un lycée professionnel de la proche banlieue parisienne socialement désigné comme «difficile», nous nous proposons d'interroger non plus des comportements ou des attitudes mais la pluralité des manières d'être et de faire mobilisées par ces filles de milieux populaires lorsqu'elles sont dans la classe, en situation de devoir se confronter aux apprentissages, avec les enseignants et les autres élèves, du même sexe et du sexe opposé. Nous questionnerons ainsi l'ensemble des «tactiques», des ruses qui permettent aux filles de s'accommoder, de contourner, voire même de se jouer des règles de l'ordre scolaire.
Compte rendu :
Séverine Depoilly (CIRCEFT-ESCOL, Université Paris 4 / ESPE Paris) mène des recherches sur les expériences scolaires différenciées des filles et des garçons de milieux populaires, en articulant sociologies du genre, de l'école, de la jeunesse et des classes sociales. D'un point de vue théorique, elle n'envisage pas les rapports sociaux de sexe sans les contextualiser historiquement et socialement, ceux-ci s'inscrivant notamment dans les rapports sociaux de classe. Ses travaux permettent d'apporter un éclairage sur les écarts de réussite scolaire entre les sexes. Lors de son intervention, Séverine Depoilly a présenté une analyse des formes d'expérience scolaire des filles dans les filières peu qualifiées, à partir d'une enquête ethnographique menée entre 2006 et 2009 dans un lycée professionnel de la proche banlieue parisienne, préparant aux métiers du tertiaire et accueillant des jeunes issus de milieux défavorisés. Cette enquête de terrain a reposé sur un travail d'observation et d'analyse de rapports d'incident, complété par des entretiens.
La sociologue constate que les comportements féminins sont toujours lus sous l'angle de la catégorisation fille/garçon : soit les filles sont conformes au "modèle" féminin de docilité, de sérieux, voire de soumission aux règles de l'ordre scolaire ; soit elles sont catégorisées du côté du masculin et considérées comme de «de véritables bonhommes», et parfois «pire que des garçons» (indiscipline, rejet du travail scolaire, etc.). Cette seconde forme d'interprétation s'est développée en réponse à l'apparition de violences et de transgressions visibles chez les filles de milieux populaires. Cependant, pour Séverine Depoilly, de telles grilles de lecture genrées des conduites des filles et des garçons à l'école ne suffisent pas à rendre compte de la complexité des processus à l'œuvre ; elles apparaissent trop simplistes, négligeant une certaine réalité des expériences scolaires des filles et des garçons, ainsi que la dimension sociale et les enjeux de positionnement des jeunes dans les rapports sociaux de sexe et de classe. La sociologue propose donc de reconsidérer les modes d'explication des attitudes des filles de milieux populaires à l'école, en analysant comment filles et garçons co-construisent leurs comportements et leurs postures dans les différents espaces, contextes et situations scolaires, à partir des dispositions acquises lors de leurs socialisations familiales, juvéniles et scolaires (postures langagières et corporelles notamment) et des interactions avec leur environnement.
Séverine Depoilly a d'abord prêté attention à la manière particulière dont les filles occupent les espaces "interstitiels" à l'école (couloirs, toilettes, réfectoires, cours de récréation, etc.). Ceux-ci sont des lieux de sociabilités juvéniles mais dans lesquels des règles de conduite sont attendues par les personnels de la vie scolaire. Dans ces espaces, les filles se font généralement discrètes et peu visibles des adultes. Elles occupent les coins et les bancs davantage que les garçons. Elles se livrent à des activités calmes et permises : maquillage, téléphone, devoirs... Pourtant, comme les garçons, certaines transgressent l'ordre scolaire et ont des activités illicites (fumer, sécher les cours, etc.), mais elles sont rarement repérées et étiquetées comme déviantes. Ces observations rejoignent les travaux ethnographiques de Stéphanie Rubi sur les adolescentes aux comportements déviants qu'elle nomme les "crapuleuses" ; ces travaux soulignent la spécificité des conduites déviantes des filles et leurs relations plus pacifiées avec les agents scolaires que les garçons [1].
L'attitude des filles dans les bureaux de la vie scolaire dénote également d'un souci de suivre les règles de l'institution scolaire : lors des interactions avec les CPE ou les surveillants, elles attendent qu'on les invite à rentrer, se présentent à deux ou trois seulement, ajustent leur langage, leur ton, et leurs postures corporelles, elles sont à l'écoute des adultes et se montrent coopératives. Cette attitude permet de dédramatiser un acte de transgression de la part des filles.
Au sein de la classe, les filles déploient des ruses, des simulacres, des "tactiques" (au sens de Michel de Certeau), pour éviter les situations scolaires d'apprentissage et résister au travail, sans être repérées et sanctionnées. Leurs "pratiques buissonnières" (envoi de messages pendant le cours, échange d'objets, non participation aux activités, petits bavardages...) sont dissimulées et n'empêchent généralement pas le travail des enseignants, contrairement à celles des garçons qui perturbent souvent le cours et sont par conséquent davantage punies. Cet "art de la dissimulation" développé par les filles consiste par exemple, quand l'enseignant arrive vers elles, à prendre un crayon, à poser une question, pour feindre de travailler, ou à continuer de bavarder discrètement malgré les promesses faites au professeur. Les adolescentes utilisent aussi les caractères et attributs de la féminité pour arriver à leurs fins et échapper à la sanction (minauderie, ton enjôleur, chuchoteries). Leurs manières d'être prennent la forme de "résistances dans l'accommodation" (resistance with accommodation), selon la formule empruntée au sociologue américain Jean Anyon (1983). Ainsi, en étant à la fois dans et hors des activités d'apprentissage, les filles peuvent faire coexister les univers juvénile et scolaire.
En somme, plutôt que de docilité ou de soumission, il semble préférable de parler de "plasticité" (Bernard Lahire, Sylvia Faure) pour qualifier le comportement des filles de milieux populaires au sein de l'institution scolaire. Les filles ne sont pas toujours plus sérieuses ou investies dans les apprentissages que les garçons, mais leur attitude, en apparence conforme aux attentes de l'école, rend possible la cohabitation avec les enseignants et évite les affrontements. Les ruses et simulacres qu'elles mettent régulièrement en œuvre pour échapper au travail les rendent moins visibles aux yeux des agents scolaires. Ce jeu avec les règles scolaires peut être interprété comme une forme de transgression ou même de subversion, un art de résistance des dominés au sens de M. de Certeau. Mais la manière particulière de transgresser des filles, distincte de celle des garçons, provoque des jugements et réactions différents de la part des adultes, les conduisant beaucoup moins fréquemment à étiqueter les adolescentes comme déviantes. Ce positionnement des filles au sein du groupe de pairs participerait à la construction de leur identité genrée, de la même façon que le comportement plus perturbateur et réfractaire des garçons, très imprégné des normes et valeurs de l'entre-soi masculin populaire, est un enjeu dans la construction de leur virilité et l'affirmation de leur position de dominant. Il fait également des filles les gagnantes du jeu scolaire, tandis que la trajectoire scolaire des garçons de milieux populaires, dont le comportement s'avère souvent inadapté aux règles du jeu de l'école, serait moins avantageuse.
Note
[1] Rubi Stéphanie, Les "Crapuleuses", ces adolescentes déviantes, Paris, PUF, 2005. Voir également : "Les comportements “déviants” des adolescentes des quartiers populaires : être “crapuleuse”, pourquoi et comment ?", Travail, genre et sociétés, n°9, 2003, p.39-70. S. Rubi y souligne la spécificité des conduites déviantes ou délictueuses des adolescentes relativement aux adolescents, celles-ci étant «significativement moins repérées et désignées par les institutions répressives ou préventives, exception faite lorsque leurs actes manifestent une opposition radicale avec le comportement de genre dont elles devraient faire preuve».
Pour aller plus loin : Une sélection de publications de Séverine Depoilly
Ouvrages et chapitres d'ouvrage
Filles et garçons au lycée pro. Rapport à l'école et rapport de genre. Presses universitaires de Rennes, 2014.
"Filles de milieux populaires et transgression scolaire : quelles déviances scolaires des filles ?", Le genre entre transmission et transgression, L. Bodiou, M. Cacouault-Bitaud, L. Gaussot (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2014.
Articles
"Les garçons et l'école : rapports sociaux de sexe et rapports de classe", Travail, genre et sociétés, n°31, 2014.
"Co-construction et processus d'étiquetage de la déviance en milieu scolaire. Filles et garçons face au traitement de la transgression scolaire", Déviance et Société, Vol.37, n°2, 2013, p.207-227.
"Des filles conformistes ? Des garçons déviants ? Manières d'être et de faire des élèves de milieux populaires", Revue française de pédagogie, n°179, avril-mai-juin 2012 [mise en ligne le 15 juin 2016].
"Genre, parcours scolaires et rapports aux savoirs en lycée professionnel", Le français aujourd'hui, n°163, 2008/4, p.65-72.
Entretien en ligne
"Filles et garçons au L.P. : derrière le genre, la classe…", par François Jarraud, Café pédagogique, 23 mai 2014.