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Les concepts de la Renaissance : Les grands thèmes

Publié le 17/11/2005
Auteur(s) - Autrice(s) : Jean-Pierre Potier
Entre le XVIe et le milieu du XVIIIe siècle, les idées économiques se transforment avec des colorations nationales très marquées. Il n'existe donc pas de véritable "école mercantiliste", ou de "système économique mercantiliste". Il est toutefois possible de dégager un fond commun d'idées, un certain nombre de grands thèmes "mercantilistes", qui reviennent de façon plus ou moins récurrente chez la plupart des auteurs, du XVIe au milieu du XVIIe siècle. En revanche, du milieu du XVIIe jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les contributions de William Petty, de Boisguilbert et de Richard Cantillon, s'accordent mal avec la notion de "mercantilisme", tant du point de leurs apports analytiques que du point de vue de leurs propositions de politique économique.

Introduction

Entre le XVIe et le milieu du XVIIIe siècle, les idées économiques se transforment avec des colorations nationales très marquées. Il n'existe donc pas de véritable "école mercantiliste", ou de "système économique mercantiliste". Il est toutefois possible de dégager un fond commun d'idées, un certain nombre de grands thèmes "mercantilistes", qui reviennent de façon plus ou moins récurrente chez la plupart des auteurs, du XVIe au milieu du XVIIe siècle. En revanche, du milieu du XVIIe jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les contributions de William Petty, de Boisguilbert et de Richard Cantillon, s'accordent mal avec la notion de "mercantilisme", tant du point de leurs apports analytiques que du point de vue de leurs propositions de politique économique.

Le concept controversé de "Mercantilisme"

F. Quesnay dans l'article (non publié) « Hommes » (1757) de l'Encyclopédie évoque le "système des commerçants". Dans La Philosophie rurale ou Economie générale et politique de l'agriculture (1763), Mirabeau critique l'« inconséquence absurde du système mercantile ». Enfin, dans la Richesse des nations, Adam Smith se livre à une critique détaillée du "mercantile system" ou du "commercial system". Le vocable de "Merkantilismus" est plus tardif, car il naît en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle chez les auteurs qui tentent de le justifier historiquement.

Schématiquement, on peut dire que chez les historiens de la pensée économique il existe deux grandes approches dans la considération du "mercantilisme".

La première approche découvre dans le "mercantilisme" un système cohérent de théorie et de politique économique. Eli F. Heckscher (Mercantilism, trad. anglaise 1935, vol. I, p. 19) voit ainsi à la fois un système de pouvoir politique, un système de réglementation de l'activité économique, un système protectionniste et aussi un système monétaire avec la théorie de la balance du commerce.

La seconde approche refuse de concevoir le "mercantilisme" comme un système cohérent de pensée dans cet ensemble d'idées variées, de croyances, de préceptes de politique économique et de pratiques, système que l'on pourrait opposer au "libéralisme". Mark Blaug note ainsi que « le mercantilisme, en tant qu'étiquette pour une phase de l'histoire de la politique économique, a été qualifié de "valise encombrante", de "diversion d'historiographie", et de "baudruche théorique géante" » (4e édition, p. 11).

Dans les manuels d'histoire de la pensée économique, le mot "mercantilisme" sert à désigner à la fois des pratiques économiques dans tel ou tel pays, à telle ou telle époque, des règles de politique économique destinées à servir aux hommes d'Etat et enfin quelques ébauches de réflexions théoriques, très disséminées, des analyses partielles et parfois contradictoires. Les écrits dits "mercantilistes" se présentent sous la forme de pamphlets, de mémoires, de traités, rédigés par des conseillers du Prince (Montchrestien), des dirigeants de grandes compagnies de commerce (Mun, Child), des financiers (Law).

Les vocables de "système mercantile" et de "mercantilisme" donnent l'impression que ces idées seraient dominées par une vision à proprement parler économique. Or, si les idées économiques de la période sont sans doute autonomes vis-à-vis de la morale et de la religion, elles ne le sont pas vis-à-vis de la politique et du social. L'économie vise au renforcement au pouvoir de l'Etat. Adam Smith notait dans la Richesse des nations qu'il s'agissait d'une « économie au service du Prince ».

Monnaie et richesse

Les Physiocrates, puis les économistes classiques accuseront les auteurs de la période "mercantiliste" d'avoir identifié purement et simplement dans leurs écrits la richesse avec le métal précieux.

Le point de vue d'Adam Smith

Que faut-il penser de ces accusations smithiennes ?

Dans sa critique du "système mercantile", Adam Smith associe l'"idée populaire" qui confond la richesse avec le métal précieux aux pratiques bullionnistes de certains Etats. Le "bullionnisme" (de "bullion", lingot) correspond avant tout à des pratiques économiques, qui en réalité, existaient déjà dans les cités du Moyen Age, donc bien avant la période dite "mercantiliste" et se sont prolongées ensuite. Parmi ces pratiques, on peut mentionner, par exemple :

1 - L'interdiction d'exporter les lingots d'or et d'argent.

2 - L'interdiction d'exporter la monnaie nationale.

3 - Un système, qui a été désigné au XIXe siècle comme celui du "Balance of bargains System", la balance des contrats. Ce système consiste dans une politique de surveillance des contrats entre les commerçants nationaux et les commerçants étrangers de façon à favoriser l'entrée de monnaie dans le pays. Il s'agit là encore d'une pratique qui existait déjà dans les cités du Moyen Age. Le système de la balance des contrats a fonctionné en Angleterre et en Espagne, mais non en France.

En réalité, dans les différents pays, aucun écrivain de premier plan ne prend la défense des pratiques bullionnistes. Les principaux auteurs dits "mercantilistes" souhaitent développer la production industrielle nationale. Ils rejettent donc le "bullionnisme", car il faut se résoudre à accepter une sortie minimale de métal précieux afin de se procurer les matières premières indispensables à la production.

Certes, les auteurs des XVIe et XVIIe siècles accordent une prééminence à la richesse monétaire et ils insistent généralement sur les avantages de la possession du métal précieux monétisé comme moyen de conserver la richesse (pouvoir d'achat). Certains ont pu promouvoir la formation ou l'accroissement du trésor de guerre du Prince ou de l'Etat. Mais, pour la plupart d'entre eux, la monnaie permet avant tout la production et la circulation de la richesse. On rencontre souvent l'analogie entre la circulation de la monnaie celle du sang dans le corps humain. On tient Bernardo Davanzati (Lezione delle monete,1588) comme l'un des premiers auteurs à utiliser cette analogie. Après la découverte de la circulation du sang par William Harvey, en 1628, on la retrouve par exemple chez Thomas Hobbes dans le Leviathan (1651). La monnaie est aussi assimilée au capital, en particulier au capital circulant, à la disposition des marchands et des industriels.

Le banquier écossais John Law (1671-1730) apportera un éclairage particulier avec ses Considérations sur le numéraire et le commerce (1705) puisqu'il propose de substituer la monnaie de papier émise par les banques aux espèces afin d'adapter la quantité de monnaie aux besoins de la production et de la circulation. La France sera un terrain d'expérience de son "système" de 1716 à 1720. John Law sera gratifié du qualificatif de "mercantiliste fiduciaire".

Mais les auteurs du XVIIe siècle s'interrogent aussi sur la nature de la véritable richesse

Selon Montchrestien, la richesse ne réside pas dans l'abondance de l'or ou de l'argent, mais dans "l'accomodement des choses nécessaires à la vie et propres au vêtement" (p. 241). En pratiquant toutes sortes d'industries, on peut attirer l'or et l'argent dans le pays. Mais la richesse la plus grande de la France est sans conteste "l'inespuisable abondance de ses hommes" (p. 24), le travail humain. L'homme est une richesse à condition qu'on l'éduque, qu'on le forme aux "arts".

Thomas Mun dans England's Treasure by Forraign Trade (1664, p. 9) distingue deux types de richesses : la richesse naturelle, composée de biens de subsistance et la richesse artificielle qui consiste dans les biens manufacturés et les biens ré-exportables par le commerce extérieur.

Plus tard, Vauban (Projet d'une dixme royale, 1707) déclare : "[_] ce n'est pas la grande quantité d'or et d'argent qui font les grandes et véritables richesses d'un Etat, puisqu'il y a de très grands Païs dans le monde qui abondent en or et en argent, et qui n'en sont pas plus à leur aise, ni plus heureux [_]. La vraye richesse d'un Royaume consiste dans l'abondance des Denrées, dont l'usage est si nécessaire au soûtien de la vie des hommes, qu'ils ne sçauroient s'en passer" (pp. 77-78).

Les auteurs du XVIIIe siècle franchiront un pas supplémentaire. Inspiré par W. Petty, Cantillon affirme dans l'Essai sur la nature du commerce en général (1755) : « La terre est la source ou la matière d'où l'on tire la richesse ; le travail de l'homme est la forme qui la produit : et la richesse en elle-même, n'est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie » (p. 1).

La question du quantitativisme monétaire

Ce que l'on nommera la "Révolution des prix" dans l'Europe du XVIe siècle a donné lieu à une immense littérature et à de vives controverses sur les arrivées de métal précieux en provenance du Nouveau Monde, la hausse des prix en Europe et leur corrélation.

Dans la littérature du XVIe siècle, on trouve beaucoup d'écrits qui rapprochent le phénomène de l'entrée de métal précieux dans un pays et celui de la hausse des prix intérieurs, sans toutefois établir clairement un lien causal.

On a souvent cherché à faire de Jean Bodin (1530-1596) le "fondateur", ou seulement l'initiateur de la théorie quantitative de la monnaie, du "théorème quantitatif" (expression de Schumpeter), en s'appuyant sur la Réponse aux Paradoxes de Mr de Malestroit (1e édition, 1568). En 1566, Malestroit avait affirmé dans ses Paradoxes sur le fait des monnaies que l'inflation en France provenait des mutations monétaires. Les rois procèdent à des "surhaussements" (hausse de la valeur de la monnaie en circulation en monnaie de compte), qui correspond, en fait, à une dévaluation. De plus, ils réduisent le titre ou le poids des monnaies en circulation.

Pour Bodin, l'afflux d'or et d'argent d'Amérique du Sud en Espagne contribue à faire croître les prix espagnols et génère un flux d'importations et donc le déficit commercial. Il en résulte la diffusion du métal précieux en Europe et des hausses différenciées de prix : « Voilà, Monsieur, les moyens qui nous ont aporté l'or et l'argent en abondance depuis deux cens ans. Il y en a beaucoup plus en Espagne et en Italie qu'en France, parce que la noblesse mesmes en Italie trafique, et le peuple d'Espagne n'a autre occupation. Aussi tout est plus cher en Espagne et en Italie qu'en France, et plus en Espagne qu'en Italie [_] » (La Response de Jean Bodin à M. de Malestroit- 1568, édit. H. Hauser, A. Colin, 1932, p. 15).

Notons que Bodin ne souhaite pas l'arrêt de ces arrivées de métal. Selon lui, "l'abondance d'or et d'argent, qui est la richesse d'un pays, doibt en partie excuser la cherté" (p. 32) ; en effet, la hausse des prix n'est qu'un moindre mal par rapport au bienfait pour les affaires généré par l'abondance de métal.

Pour savoir si le nom de Bodin peut être associé directement à la naissance de la théorie quantitative de la monnaie, il convient d'en rappeler les deux critères principaux.

Le première critère : l'existence d'un lien causal entre la monnaie et les prix, sachant que la théorie quantitative peut s'appliquer aussi au cas de la monnaie de papier. On envisage ici la monnaie métallique (pièces d'or et d'argent) et non le métal précieux en général, car celui-ci a deux destinations principales : marchandise, usages industriels d'une part, et monnayage d'autre part.

Le deuxième critère : la proportionnalité entre la hausse de la monnaie et la hausse des prix.

Compte tenu de ces deux critères, comment situer Jean Bodin ?

1 - Dans ses écrits, Bodin n'exprime pas un lien de causalité de la monnaie vers les prix dans les différents pays, car il ne distingue pas clairement le métal précieux et la monnaie métallique.

2 - Il ne pose pas la relation de proportionnalité.

3 - Si pour Bodin, la cause principale ("et presque seule") de la hausse des prix réside dans l'afflux de l'or et de l'argent espagnol, il ne s'agit pas pour lui du facteur explicatif unique de l'inflation. En effet, il avance d'autres causes :

  • l'existence de "monopoles" des marchands, des artisans : dans les confréries de métiers on organise des ententes pour fixer des prix plus élevés ;
  • la "disette" : l'exportation du royaume de France de biens tels que le blé ou le vin, et les entraves à l'importation de certains produits nécessaires.
  • le gaspillage des rois et des grands princes, qui fait augmenter les prix des biens de luxe (exemple : la soie).

Pour Bodin, il est possible de combattre les monopoles en faisant exécuter les ordonnances royales et de freiner les exportations de certains produits comme le blé, sans toutefois fermer les frontières. Le commerce extérieur est indispensable (certaines importations sont nécessaires) et constitue un moyen d'entretenir "une bonne amitié" avec nos voisins.
Notons que dans la 2e édition (1578) de sa Réponse, Bodin intègrera l'explication de Malestroit comme une autre cause de l'inflation : les mutations monétaires.

Les fondateurs de la théorie quantitative de la monnaie vont apparaître avec John Locke, puis David Hume et par ailleurs, sous une forme assouplie, avec Richard Cantillon.

La théorie de la "balance du commerce"

Une balance des comptes

Le concept de "balance du commerce" émerge avec Antonio Serra en Italie (Breve trattato delle cause che possono far abbondare li regni d'oro e argento dove non sono miniere con applicazione al Regno di Napoli, 1613), puis Francis Bacon et Edward Misselden, en Angleterre. Dans le contexte de la dépression commerciale des années 1620-30, les auteurs anglais du XVIIe siècle vont mettre l'accent sur le commerce extérieur, en tant que moyen principal d'enrichissement de la nation. et se réfèrent explicitement à un concept de "balance du commerce" ("balance of trade").

Edward Misselden (1608-1654), dans son pamphet The Circle of Commerce or The Ballance of Trade, in defense of free trade (1623), rédigé en réponse au texte de G. de Malynes, The Maintenance of Free Trade, fait répandre l'usage de l'expression "balance du commerce". Pour Misselden, la "balance du commerce" montre : "the difference of weight in the commerce of one kingdom with another, that is, whether the native commodities exported and all the foreign commodities imported doe balance or overbalance one another in the scale of commerce" (Reprint New York : A. M. Kelley, 1971, pp. 116-117). Elle régit l'importation et l'exportation de métal précieux. Misselden propose la mise en place d'une commission de marchands-experts chargée chaque année d'établir les comptes de la nation. D'après les calculs de Misselden, durant les années 1621-1622, l'Angleterre aurait subi un déficit ("under-ballance of trade") qui a provoqué la crise commerciale. La source de la prospérité réside dans l'obtention d'un "over-ballance", qui permet l'entrée des métaux précieux dans le pays.

Thomas Mun (1571-1641) et Josiah Child (1630-1699), vont développer cette approche.

L'objectif fixé par les auteurs anglais est l'obtention de l'inégalité suivante: Exportations et postes assimilés > Importations et postes assimilés, dans une perspective multilatérale.

Comment atteindre l'objectif d'une "balance du commerce" favorable ?

Les auteurs anglais en général s'inspirent des pratiques hollandaises. Ils mettent l'accent sur le négoce, sur l'achat pour la revente avec profit. Il proposent même de créer une véritable industrie de réexportation (J. Child). L'exportation d'argent par la Compagnie des Indes Orientales ne conduit pas à un appauvrissement du pays. Bien au contraire. Thomas Mun explique : « Et pour rendre la chose encore plus claire, quand nous disons [_] que 100 000 livres exportées en espèces peuvent faire importer l'équivalent d'environ 500 000 livres sterling en marchandises des Indes Orientales, il faut comprendre que la partie de cette somme qui peut proprement s'appeler notre importation, étant consommée dans le royaume, est d'une valeur d'environ 120 000 livres sterling par an. De sorte que le reste, soit 380 000 livres, est matière exportée à l'étranger sous la forme de nos draps, de notre plomb, de notre étain, ou de tout autre produit de notre pays, au grand accroissement du patrimoine du royaume et ce en trésor, si bien qu'on est en droit de conclure que le commerce des Indes Orientales pourvoit à cette fin » (A Discourse of Trade from England unto the East-Indies, 1621). Donc, selon Mun, 100 000 livres d'espèces exportées annuellement produisent 500 000 livres d'importations brutes. A partir de là, l'Angleterre consomme 120 000 livres et réexporte pour 380 000 livres, ce qui représente trois fois et demi le montant de l'argent exporté initialement.

Pour les auteurs anglais, il n'est pas nécessaire de réglementer l'industrie comme en France sous Colbert. L'industrie nationale n'est qu'un moyen parmi d'autres pour fournir des produits à l'exportation.

Les théoriciens anglais étudient la balance commerciale de leur pays à l'aide de calculs assez précis. Selon T. Mun, le prix des exportations correspond au "first cost" (coût de production) auquel on ajoute 25 % pour couvrir le fret, l'assurance et le profit des marchands. Les importations doivent être évaluées à un niveau inférieur de 25 % par rapport aux livres des Douanes. Mais les auteurs ne se limitent pas en général dans leurs travaux à la stricte balance commerciale. Ils s'intéressent aussi aux services et transferts unilatéraux, pour former une "balance des comptes". En revanche, les mouvements de capitaux ne sont pas retracés. Plus tard, au XVIIIe siècle, James Steuart (1712-1780), dans An Inquiry into the Principles of Political Economy (1767) va distinguer "balance of trade" (au sens strict) et "balance of payments".

L'obtention d'une "balance du commerce" favorable va se traduire par une entrée nette de métal précieux dans le pays. Il en résultera des effets positifs sur la production, le commerce et l'emploi. A contrario, une balance du commerce défavorable a des effets négatifs dans le pays sur la production, le commerce et l'emploi.

John Maynard Keynes, au chap. 23 de la General Theory, va s'employer à réhabiliter les auteurs "mercantilistes" dans leur recherche d'une balance favorable, mais pas trop excédentaire : « En un temps où elles [les autorités] ne pouvaient agir directement sur le taux de l'intérêt intérieur ou sur les autres motifs qui incitent à l'investissement domestique, les mesures propres à améliorer la balance commerciale étaient leurs seuls moyens directs d'augmenter l'investissement extérieur ; et l'effet d'une balance commerciale favorable sur les entrées de métaux précieux était en même temps leur seul moyen indirect de réduire le taux de l'intérêt intérieur, c'est-à-dire d'accroître l'incitation à l'investissement domestique » (Trad. fr. P. B. Payot, p. 332).

Edward Misselden et surtout Thomas Mun ne se contentent pas de suivre le mot d'ordre des compagnies de commerce ("acheter à bon marché et vendre cher"). Ils se rendent compte qu'il peut être plus avantageux de disposer de faibles coûts de production et de ne pas vendre trop cher les marchandises anglaises sur les marchés étrangers, car elles s'y vendent mal (Mun, 1664, p. 24). Des prix trop élevés conduisent donc à une balance du commerce déficitaire.

Au XVIIIe siècle, Richard Cantillon reprendra cette idée dans son Essai sur la nature du commerce en général. Pour lui, la hausse différenciée des prix dans le pays conduit à des importations de produits moins chers (donc à des sorties d'or et d'argent) et à une baisse de la production nationale. Ce processus conduit à terme à la balance du commerce défavorable et à la baisse des prix nationaux. Cependant, des mécanismes vont se mettre en marche et assurer un retour à une balance du commerce favorable, par un mouvement de bascule.

Dès 1752 ("Of the balance of trade"), David Hume, défendra ce type d'approche, connue sous le nom de mécanisme d'ajustement par les prix et les flux d'espèces ("price specie flow mechanism").

La réglementation du commerce extérieur

Si les auteurs dits "mercantilistes" souhaitent généralement un "commerce libre" à l'intérieur (souvent synonyme de défense de privilèges) il n'en est pas de même pour le commerce extérieur. En effet, ils préconisent des mesures pour entraver les importations de produits manufacturés étrangers et stimuler les exportations de produits manufacturés nationaux. Mais les recommandations en Angleterre et en France ne sont pas identiques.

Quelle est la position des auteurs anglais sur le commerce extérieur ?

  • Les importations. Pour les produits manufacturés, il faut importer le strict minimum nécessaire à la consommation nationale en recourant, soit à de faibles droits de douane, soit en taxant la consommation de produits étrangers. En principe, on ne préconise pas de prohibitions. Pour les matières premières et les produits semi-finis, nécessaires à l'industrie de réexportation, on n'impose pas de droits.
  • Les exportations. Pour les produits manufacturés, il faut exporter le plus possible On peut même encourager ce mouvement par des primes. Pour les matières premières, il ne faut exporter que l'excédent par rapport à la consommation nationale.
  • Au total, les auteurs plaident en faveur d'un faible protectionnisme.

Quelle est la position des auteurs français sur le commerce extérieur ?

Selon eux, il faut viser à l'autosuffisance du pays. Par exemple, la politique économique de Colbert vise à réduire les barrières intérieures entre les provinces, mais à ériger des barrières contre la concurrence étrangère :

  • pour les importations : ne pas taxer les matières premières étrangères, car elles servent aux manufactures et taxer (ou prohiber) les produits manufacturés étrangers (biens de luxe, en particulier);
  • pour les exportations : verser des primes pour les produits manufacturés français (luxe) et empêcher les exportations de matières premières.

Mais le protectionnisme de Colbert se veut temporaire, car il vise à développer et renforcer les manufactures nationales.

En outre, les auteurs sont favorables au développement des compagnies de commerce, plus ou moins contrôlées par l'Etat. A partir du XVIIe siècle, le "commerce triangulaire" prend son essor à partir des principales puissances européennes. Le commerce colonial est sévèrement gardé, chaque pays se réservant le monopole de commerce avec ses propres colonies.

Dans l'optique des auteurs des XVIe et XVIIe siècles, le commerce extérieur est un "jeu à somme nulle". On ne s'enrichit pas mutuellement par le commerce extérieur, compte tenu de l'opposition des intérêts nationaux entre eux. On peut rappeler ici la maxime de Jean Bodin (Les Six livres de la République) : "il n'y a personne qui gagne qu'un autre n'y perde". Le nationalisme économique débouche au XVIIe siècle sur plusieurs conflits armés (Pays-Bas-Angleterre ; France-Angleterre).

En revanche, les auteurs du XVIIIe siècle vont développer des positions qui iront dans le sens du libre-échange.

Industrialisme et populationnisme

Les auteurs de la période dite "mercantiliste" dans les différents pays (y compris ceux de langue allemande) sont en général favorable à la croissance de la population, tout d'abord parce que cela permet de disposer d'une main d'?uvre abondante pour l'industrie nationale et ensuite parce que cela renforce le potentiel militaire du pays. Une population nombreuse ne suffit pas. Il faut en effet qu'elle soit industrieuse, judicieusement employée dans l'industrie. Les auteurs français à la suite de Montchrestien plaident tout particulièrement pour une politique industrielle. Sous le ministère de Colbert, on établira des règlements d'industrie qui codifient et normalisent la production. On mettra en place des manufactures d'Etat. Colbert fera même travailler les enfants de six ans dans les manufactures. De plus, il convient de maintenir les salaires à un niveau bas pour inciter à travailler et l'abondance de la main d'?uvre est un moyen pour atteindre cet objectif. On cherche à obtenir de hauts niveaux d'emploi en pourchassant les vagabonds, qui seront placés dans des maisons de travail (cf lois sur les pauvres en Angleterre). L'activité agricole est quelque peu négligée chez les mercantilistes, ce qui leur vaudra des reproches de la part des économistes du XVIIIe siècle. Pour eux, l'industrie et le commerce sont des activités beaucoup plus profitables que l'agriculture et susceptibles de connaître des innovations techniques.

Pour Jean Bodin, la vraie richesse est la population ("il n'y a de richesse ni force que d'hommes"). Pour Antoine de Montchrestien, la vraie richesse consiste dans les "choses nécessaires à la vie et propres au vêtement", mais réside surtout dans le travail des hommes.

Vers la formation des premiers systèmes d'économie politique

William Petty et l'Arithmétique politique

Influencé par Bacon et par les sciences expérimentales, William Petty (1623-1687) fonde en Angleterre le courant de l'"Arithmétique politique". Il rédige, entre 1671 et 1676, Political Arithmetick, publié après sa mort, en 1690. Selon lui, « Dans l'arithmétique politique, les questions de gouvernement sont, suivant les règles ordinaires de l'arithmétique, ramenées à des sortes de démonstrations ». L'"arithmétique politique" n'est pas seulement la statistique, la comptabilité nationale ou la démographie ; elle est aussi une méthode qui consiste à construire la théorie sur des données mesurables.

Parmi les disciples de W. Petty en "Arithmétique politique", on peut citer John Graunt (1620-1674), Gregory King (1648-1712) et Charles Davenant (1656-1714).

William Petty affirme au sujet de la richesse : "Labour is the father and active principle of wealth, as lands are the mother" [Le travail est le père et le principe actif de la richesse, et la terre en est la mère] (1662, p. 68), le capital étant le fruit de l'accumulation du travail. Il tentera d'établir un rapport d'équivalence entre la terre et le travail par la quantité de nourriture quotidienne d'un homme adulte, en moyenne (son salaire de subsistance).

Pierre de Boisguilbert et la naissance du circuit économique

Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714), ouvertement anti-mercantiliste, analyse le contenu de la richesse en refusant de la lier à la monnaie. Pour lui, la richesse est une "jouissance", correspondant à la fois aux "besoins de la vie" et à "tout le superflu". Du point de vue de leur destination, il distingue clairement trois sortes de richesses : "nécessaires" (nourriture), "commodes" (vêtement....), et "superflues" (agrément de la vie) (Factum de la France, p. 895 ; Dissertation, p. 985). Du point de vue de leur origine, il distingue les "fruits de la terre" (produits agricoles) et les "biens d'industrie" (produits manufacturiers et les services).Une grande importance est donnée aux "fruits de la terre", mais non exclusive, à la différence de Cantillon et des Physiocrates.

Boisguilbert esquisse un circuit monétaire annuel des revenus entre trois groupes sociaux, le "Beau Monde" (propriétaires fonciers), les "laboureurs" et les "marchands". Le "Beau Monde" reçoit les "revenus des fonds" (rente foncière) et ses dépenses vont former des "revenus d'industrie", à la fois pour les "laboureurs" et pour les "marchands". Et à nouveau vont se former les "revenus des fonds". Les "laboureurs" versent des "revenus d'industrie" aux "marchands" (achat de biens et services en ville) et les "marchands" versent des "revenus d'industrie" aux "laboureurs" (achats de matières premières, de produits agricoles). Boisguilbert affirme que le "laboureur" "donne le premier mouvement à tout" (Factum de la France) : il est donc le vrai initiateur du circuit.

Karl Marx considère William Petty comme le fondateur de l'"économie politique classique" en Angleterre et Pierre de Boisguilbert jouerait le même rôle en France.

Richard Cantillon et le circuit économique

Dans son Essai sur la nature du commerce en général, (1755) Richard Cantillon (1680-1734) part des sources de la richesse chez W. Petty pour développer une théorie de la valeur-terre et articuler "valeur intrinsèque" et "prix de marché". Il expose ensuite un circuit économique. Dans ce circuit (sans représentation graphique), l'agriculture occupe une place centrale, car elle fournit un surplus et l'ensemble de la société s'organise autour d'elle :

« Il n'y a que le Prince et les propriétaires des terres, qui vivent dans l'indépendance ; tous les autres ordres et tous les habitants sont à gages ou sont entrepreneurs [_]. Les fermiers ont ordinairement les deux tiers du produit de la terre, l'un pour les frais et le maintien de leurs assistants, l'autre pour le profit de leur entreprise : de ces deux tiers le fermier fait subsister généralement tous ceux qui vivent à la campagne directement ou indirectement, et même plusieurs artisans ou entrepreneurs dans la ville, à cause des marchandises de la ville qui sont consommées à la campagne. Le propriétaire a ordinairement le tiers du produit de sa terre, et de ce tiers, il fait non seulement subsister tous les artisans et autres qu'il emploie dans la ville, mais bien souvent aussi les voituriers qui apportent les denrées de la campagne à la ville. On suppose généralement que la moitié des habitants d'un Etat subsiste et fait sa demeure dans les villes, et l'autre moitié à la campagne : cela étant, le fermier qui a les deux tiers ou quatre sixièmes du produit de la terre, en donne directement ou indirectement un sixième aux habitants de la ville en échange des marchandises qu'il en tire ; ce qui avec le tiers ou deux sixièmes que le propriétaire dépense dans la ville, fait trois sixièmes ou une moitié du produit de la terre. Ce calcul n'est que pour donner une idée générale de la proportion ; car au fond, si la moitié des habitants demeure dans la ville, elle dépense plus que la moitié du produit de la terre, attendu que ceux de la ville vivent mieux que ceux de la campagne, et dépensent plus de produit de terre, étant tous artisans ou dépendants des propriétaires, et par conséquent, mieux entretenus que les assistants et dépendants des fermiers » (Essai sur la nature du commerce en général, Paris : I.N.E.D., 1952, 1e partie, chap. XII, pp. 25-27).

Dans la suite du livre, Cantillon apporte les précisions suivantes : « C'est une idée commune en Angleterre qu'un fermier doit faire trois rentes : 1° la rente principale et véritable qu'il paie au propriétaire, et qu'on suppose égale en valeur au produit du tiers de sa ferme ; une seconde rente pour son entretien et celui des hommes et des chevaux dont il se sert pour cultiver sa ferme, et enfin une troisième rente qui doit lui demeurer, pour faire profiter son entreprise [_]. Lorsque j'ai dit qu'il faut nécessairement pour la circulation de la campagne, une quantité d'argent, souvent égale en valeur à la moitié du produit des terres, c'est la moindre quantité ; et pour que la circulation de la campagne se fasse avec facilité, je supposerai que l'argent comptant qui doit conduire la circulation des trois rentes, est égal en valeur à deux de ces rentes, ou égal au produit des deux tiers de la terre » (Essai sur la nature du commerce en général, Paris : I.N.E.D., 2e partie, chap. III, pp. 68-71).

Le circuit envisagé jusqu'ici implique des paiements annuels. Or, Cantillon introduit ensuite dans son analyse des paiements plus rapprochés. Il propose un circuit avec des paiements semestriels, puis trimestriels. Il en résulte que l'on aura besoin de moins de monnaie dans l'économie pour réaliser la circulation. Cantillon observe aussi que "l'argent comptant, nécessaire pour conduire la circulation et le troc dans un état, est à peu près égal en valeur au tiers des rentes annuelles des propriétaires de terres" (p. 73). La monnaie nécessaire à la circulation représente un tiers de la rente véritable, soit l'équivalent de 1/9 du produit annuel de la terre.

Bibliographie

Deyon (Pierre) : Le mercantilisme, Paris : Flammarion, 1969.

Faccarello (Gilbert) : Aux origines de l'économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Paris : Anthropos, 1986.

Heckscher (Eli) : Mercantilism, Londres : G. Allen and Unwin, 1935, rééd. Londres : Routledge, 1994, 2 tomes.

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Mahieu (François-Régis) : William Petty (1623-1687) - Fondateur de l'économie politique, Paris : Economica, "Economie poche", 1997.

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Jean-Pierre POTIER, Professeur de Sciences économiques à l'université Lumière-Lyon2 et chercheur au laboratoire Triangle - pôle Histoire de la Pensée (Centre Walras) pour SES-ENS.

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